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Dossier

Faire vivre les rituels, l’espace public et la démocratie

Entretien avec Jan Vromman, réalisateur

31-07-2023

Comment vivre le rituel aujourd’hui dans l’espace public ? Voilà une question que nous pose le dernier documentaire de Jan Vromman, intitulé Als reuzen sterven (Quand les géants meurentn).
Avec humilité mais sans concession, le réalisateur explore la thématique des rituels et des manifestations populaires à travers des images d’archives et des captations sur le vif du folklore des Géants en Belgique. À l’heure du déclin de ces représentations patrimoniales en Flandre et en Wallonie, le documentaire interroge ces formes, leur capacité à mobiliser des communautés et la pertinence de le faire. Via un travail aux allures d’enquête, Jan Vromman montre comment ces rassemblements collectifs constituent autant de manières d’occuper les rues et les places, autant d’occasions de se rencontrer au sein de l’espace public mais aussi les conflits qui s’y développent. Cet entretien revient sur des éléments du film autour de l’actualité des rituels et du rôle que ces organisations sociales ont dans la vitalité de nos espaces démocratiques pour faire émerger une nouvelle société, un nouveau modèle culturel.

Propos recueillis par Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

À partir de votre film, quelle définition donneriez-vous du rituel ?
Il peut y avoir des rituels individuels, mais on retrouve toujours une dimension collective, un partage, quelque chose qui se communique vers les autres, une émotion voire un don de soi vers le collectif. Le rituel est aussi quelque chose de situé dans le temps, qui existe depuis longtemps, qui est connecté avec un passé et avec l’espoir que cela va continuer. C’est quelque chose qui permet de trouver sa place, qui indique que la vie est structurée dans le temps. Et nous avons besoin de cette structuration, ça nous rend humain·es. Pourtant il y a aussi des problématiques, car ces formes peuvent être liées à un certain conservatisme, un conformisme social.

Au-delà de la beauté liée à la passion des gens et à leur attachement à ces manifestations, il peut y avoir une forme de radicalisme. Toute la difficulté réside dans le fait de remettre en question ces rituels et la façon dont ils sont établis, leurs formes qui ont atteint une certaine « apogée » et ont acquis le statut de tradition. Il faut parvenir à garder quelque chose de cette beauté et en même temps, faire évoluer le rituel pour le rendre plus adéquat aux enjeux de société. Ce n’est pas simple.

Est-ce que vous avez l’impression que votre film peut être un outil de réflexion sur ces rituels ?
Le film pose des questions plus qu’il ne donne de réponses. Il souligne tout de même qu’il y a des idéologies qui sous-tendent les rituels. Derrière le Carnaval d’Alost, une procession, une manifestation ou la Zinneke Parade, il y a des motivations politiques. Avec mon film je voulais souligner l’idée que derrière ces manifestations, il y a des idées et qu’il y a des groupes de gens qui défendent ces idées.

Il y a aussi une volonté pédagogique. Je propose un panorama de formes rituelles qui n’est pas neutre. Le film porte un point de vue. Cela ne donne pas nécessairement toutes les réponses mais ça ouvre des portes. L’échange avec les spectateur·ices permet de nourrir les réflexions, de révéler des aspects du film qui ne sont pas toujours développés. Par exemple, de la portée politique des processions religieuses en Flandre et du lien avec le flamingantisme.

Pourquoi ce titre ? Quand les géants meurent
Je ne dis pas que les Géants meurent mais que quand les gens vivants ne soignent pas leurs Géants, leur terre, leur monde, tout cela finit par mourir. Quand je vois tous les problèmes actuels, je crois qu’une des pistes de guérison ce serait les communs. Il faut trouver comment faire pour reprendre les communs en main (les places, les rues, les lieux publics).

Le film se termine sur cette phrase : « La rue, c’est la mère de la démocratie. » En disant cela, j’insiste sur l’idée que quand toutes les idéologies s’expriment dans la rue, quand le mélange des opinions reste possible, c’est favorable. Par contre, si on est dans un système autoritaire, fondamentaliste, la rue n’est alors prise que par ces idéologies. Quand on laisse les gens collaborer dans l’espace public, ils font ça bien, ils sont capables de s’organiser. Il faut leur donner cette confiance et ne pas imposer les choses de façon autoritaire.

Mais je reconnais que le titre est assez triste et le film un peu pessimiste même s’il se termine avec des gens qui dansent. J’ai choisi ce ton car je pense qu’il vaut mieux être pessimiste a priori et arriver à changer les choses plutôt que d’être trop optimiste. Mais j’insiste aussi sur le fait que ces fêtes et rituels sont quand même nécessaires malgré leurs défauts. Il faut qu’il y ait des moments en commun, que chacun·e puisse sortir de sa bulle. Il faut aussi du contact et de l’intergénérationnel, que les gens se voient. Nous sommes des monstres sociaux. Si on n’a pas de social, on devient tristes, malheureux·ses, voire dangereux·ses. Il faut des endroits où l’on se rencontre.

Les matchs de foot par exemple, sont des évènements qui participent de cette rencontre, peut-on dire pour autant que ce sont des rituels ? Je pense que même dans des évènements mercantiles, il peut y avoir de l’imagination et des rituels. Même si c’est le bazar et qu’il y a des gens saouls, il y a de la beauté. Pour moi, c’est mieux de voir un match dans un stade que seul·e devant sa télé.

Il faut aussi du contact et de l’intergénérationnel, que les gens se voient. Nous sommes des monstres sociaux. Si on n’a pas de social, on devient tristes, malheureux·ses, voire dangereux·ses. Il faut des endroits où l’on se rencontre.

Justement où se trouve la beauté dans toutes ces formes de rituels traditionnels ?
Le raffinement des costumes est un facteur de beauté. La complexité en fait aussi partie. Historiquement, dans les vieilles archives, les Géants étaient portés par des personnes qui connaissaient l’histoire des Géants, qui connaissaient toute la discipline et la subtilité nécessaires à la procession. Maintenant, on a mis les Géants sur des roues et ils sont poussés comme des bêtes. On perd la complexité de la chorégraphie et des mouvements.

Il y a aussi le sens, c’est-à-dire que chaque élément du rituel signifie quelque chose. Par exemple, lors du carnaval de Binche on martèle le sol avec les sabots pour réveiller le printempsn. La démocratisation de la création, c’est aussi quelque chose de beau. Que des gens assis derrière un bureau se mettent tout à coup à travailler sur des costumes, à pratiquer les percussions…

Une certaine forme de beauté vient aussi de la transmission entre les générations, quand des jeunes d’un village portent un costume que leurs ancêtres ont porté des années auparavant.

À propos de transmission, il y a, dans le film, trois générations qui discutent des rituels et du folklore des Géants. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Tout d’abord, il y a le point de vue du grand-père qui se souvient d’un monde qui n’existe plus : celui des fermes et des anciens métiers, celui des paysages et de la paysannerie en Flandre jusqu’au début de la révolution industrielle.
Un monde plus lent peuplé de paysan·nes, de rituels, de fêtes de récolte… Ce personnage renvoie à mon propre grand-père. En plus des fêtes traditionnelles, il a créé un rituel de cortèges nourri par des tableaux de Brueghel l’Ancien, mis en scène en rue sous forme de tableaux vivants. Il n’y a rien de négatif à cette proposition sauf que cela s’inscrit dans une dynamique touristique, avec un grand investissement financier des communes. On est pas dans l’émergence populaire d’un acte créatif comme peut l’être l’élaboration d’un géant au sein d’une communauté.

Ensuite, il y a le point de vue du fils qui défend les fêtes traditionnelles, pures émergences populaires. Il porte un regard nostalgique sur ces fêtes que son père a changées. Il se demande pourquoi on ne revient pas à ces fêtes dites authentiques qui étaient « vraies » selon lui. Et donc, il attaque son père.

Et puis, il y a le point de vue du petit-fils qui prône d’autres formes de rituels, plus modernes, plus politiques tels que la Zinneke Parade ou la Géante Amal et qui conteste la posture nostalgique. Cette partie pose la question de l’actualisation de ces rituels. Comment en créer de nouveaux aujourd’hui ? Nous l’avons dit un rituel est quelque chose de complexe, il ne suffit pas de réunir des gens et de les faire manger dans la rue. Il y a une forme d’émergence populaire qui doit être conservée, des artistes ne peuvent donc pas imposer à des participant·es des langages artistiques.

Pensez-vous que l’institutionnalisation de certaines de ces manifestations risque de nuire à cette émergence populaire ?
Pas nécessairement. Par exemple, pour la Zinneke Parade, l’institutionnalisation permet d’avoir des moyens, des infrastructures et des professionnel·les. Mais l’équipe de la Zinneke veille à garder une ouverture et une certaine fraicheur. Plus généralement, cela veut dire que l’institutionnalisation n’est pas synonyme de mort, mais il faut toujours se demander comment rester démocratique, comment cela peut fonctionner en interne ? Avec la Zinneke, la beauté ne tient pas juste à la Parade en tant que telle mais à tous les processus collaboratifs de création avec les gens, le fait de réfléchir ensemble sur un thème et de créer, le fait de faire se rencontrer des personnes dans leur diversité, de les laisser faire et d’avoir confiance.

À l’inverse, il y a le carnaval de Binche, qui a pris forme au XIXe siècle sur bases d’anciennes pratiques, pour finalement arriver à une reconnaissance de l’UNESCO. Mais cette reconnaissance a provoqué une standardisation du rituel, des personnages et des costumes notamment, rendant alors impossible la variation et la possibilité que des individus puissent sortir du collectif. C’est toute l’ambivalence de la reconnaissance UNESCO qui préserve mais en même temps peut cadenasser, hiérarchiser et standardiser.

Une tradition ne doit pas être vue comme sacrée, intouchable, immuable… Elle doit pouvoir être discutée, remise en question, qu’on puisse agir dessus. Toute la complexité est de savoir comment faire.

Pensez-vous que ces formes puissent questionner politiquement au-delà de reproduire des idéologies ?
C’est bien de cela dont il s’agit ! Il faut garder les formes mais cela ne veut pas dire que celles-ci ne peuvent pas évoluer. Une tradition ne doit pas être vue comme sacrée, intouchable, immuable… Elle doit pouvoir être discutée, remise en question, qu’on puisse agir dessus. Toute la complexité est de savoir comment faire.

Est-ce que finalement la conflictualité entre les attachements, les rapports au passén et les discours actuels ne serait pas une piste pour que les choses évoluent ?
Peut-être que c’est bien de le formuler ainsi oui. Des choses se font et il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec ces choses. C’est bien que tout cela se fasse dans l’espace public, car la discussion et la réaction sont possibles. Ceux et celles qui ne sont pas d’accord peuvent le manifester. Quand les choses sont imposées par une institution internationale sans qu’il n’y ait de discussion, alors c’est plus problématique. Il faut créer le conflit et la discussion, que cela devienne un débat, qu’il y ait différents points de vue et que toutes et tous s’expriment dans la rue.

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La filmographie éclectique de Jan Vromman explore avec un œil avisé et critique ce qui constitue notre humanité et notre histoire, qu’il s’agisse des rituels, carnavals et autres formes patrimoniales, ou de nos relations avec les autres espèces vivantes, notamment les cochons. Ses documentaires sont à chaque fois l’occasion de révéler la condition humaine et de la questionner, sans concession.

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Voir à ce propos « La mascarade, pratique populaire universelle », entretien avec Clémence Mathieu, Journal de Culture & Démocratie n°52, 2021.

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Nous renvoyons ici aux travaux de David Berliner sur les attachements, la nostalgie et la conflictualité dans les processus de patrimonialisation, en particulier Perdre sa culture chez Zones Sensibles (2018), son article « Plasticité culturelle » rédigé pour le Cahier 10 Faire vivre les droits culturels, chez Culture & Démocratie (2021), ainsi que l’entretien « Perdre ou mélanger sa culture » disponible sur le site de Culture & Démocratie.

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Journal 56
Rituels #1
Édito

La rédaction

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

Yves Hélias, co-fondateur du Congrès ordinaire de banalyse

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

Le PECA, de nouveaux rituels pour l’école

Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

Rituels et musées

Anne Françoise Rasseaux du Musée royal de Mariemont, Virginie Mamet des Musées Royaux des Beaux-Arts, Patricia Balletti et Laura Pleuger de La CENTRALE et Stéphanie Masuy du Musée d’Ixelles

Rituels et droits culturels

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

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Ma grand-mère disait

IIse Wijnen, membre de KNEPHn

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

Justice restauratrice : dialoguer aujourd’hui pour demain

Entretien avec Salomé Van Billoen, médiatrice en justice restauratrice

Les expériences artistiques en prison : des rituels pour (re)créer du commun ?

Alexia Stathopoulos, chercheuse en sociologie des prisonsn

Futurologie de la coopération : des rituels de bifurcation

Entretien avec Anna Czapski, artiste performeuse

L’objet à l’œuvre

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La gestion des espaces vacants : territoire des communs ?

Victor Brevière, architecte et artiste plasticien, co-fondateur du projet d’occupation de La Maison à Bruxelles (LaMAB)

Olivia Sautreuil

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie