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Dossier

Féminisme et culture populaire : la figure de la bitch

Entretien avec Elena Diouf
Journaliste de formation, chargée de missions à la Fédération de Centres de Planning familial des FPS

25-05-2021

Dans les années 1990-2000, dans le monde de la musique en particulier, des voix de femmes (comme Madonna, Neneh Cherry, Britney Spears, Beyonce et d’autres) émergent qui revendiquent l’émancipation féminine. Leur hypermédiatisation fait entrer des valeurs féministes dans la pop culture. On parle désormais de « féminisme pop », qui se diffuse massivement, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Certain·es y voient la fin d’un féminisme « authentique », la récupération marchande des valeurs féministes, et de fait, le féminisme, qui s’affiche désormais sur des t-shirts griffés, n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui. Pourtant, à leur manière, ces nouvelles figures féministes résistent bel et bien aux assignations et ouvrent des espaces de contestation du patriarcat. Elena Diouf s’est intéressée à l’une d’elles, celle de la bitch, rappeuse « racisée, indépendante et puissante » qui entend détourner les stéréotypes qu’on lui associe.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au hip-hop en général, et à la figure de la bitch en particulier ?
Je me suis intéressée au féminisme et aux droits des femmes dès mon bachelier. Lors de mon mémoire, je suis partie du mouvement #MeToo pour travailler sur l’hypermédiatisation des féminismes que j’ai analysé en parallèle avec le recul des droits des femmes. La figure de la bitch dans le rap américain est seulement une toute petite partie de ce premier mémoire mais je trouvais intéressant de pousser un peu plus loin la réflexion parce que ce n’est pas un sujet qui a été beaucoup traité. Je voyais bien que le hip-hop était un genre en expansion, notamment aux États-Unis où il est aussi réapproprié par des rappeuses afro-américaines – parmi lesquelles Nicki Minaj qui, il y a une dizaine d’années, était l’une des premières dans son style. Ça m’a interpellée : j’ai eu envie de creuser un peu et de voir si oui ou non cette figure de la bitch pouvait être une figure contemporaine du féminisme capable de subvertir les normes de genre et les normes de race ou si c’était juste un phénomène marketing.

Dans ce dossier, on s’est notamment intéressé·es à des objets/pratiques culturelles qui ont d’abord émergé dans la contre-culture avant d’entrer dans l’industrie culturelle. Le chercheur Keivan Djavadzadeh, que vous citez dans votre travail, écrit que si les industries culturelles contribuent largement au maintien de l’hégémonie culturelle, « la culture populaire est également, simultanément, un espace de contestation de l’hégémonie ». Pour vous le hip-hop est pris aussi dans cette ambivalence ?
Je ne suis pas certaine que le hip-hop fasse complètement partie de la culture hégémonique. C’est clairement le genre qui a le plus de succès surtout auprès des jeunes et des jeunes adultes ces dernières années, mais dans les médias classiques, la radio, la télévision, etc., il reste peu diffusé chez nous. On invite peu les rappeurs et les rappeuses sur des plateaux et on leur décerne peu de prix par rapport à d’autres genres musicaux. C’est un genre surtout diffusé via les plateformes de musique et de streaming et il n’est pas si évident que le hip-hop soit vraiment débarrassé de son étiquette de sous-culture. Aux États-Unis par contre, ça semble être beaucoup plus ancré, le rap a une place prépondérante. Je pense aussi que les modes de consommation ont changé. Par exemple, les rappeurs et les rappeuses français·es ont leur propre technique marketing, certain·e·s font des teasings pendant des jours avant la sortie pour finalement avoir tout le monde devant son smartphone à minuit pour écouter le nouveau morceau. Ça dépasse le cadre des médias hégémoniques.

Qui est la bitch ?
Pour moi, c’est une femme racisée, indépendante et puissante, tant au travers de ses paroles que du personnage qu’elle incarne dans le monde du hip-hop. On retrouve souvent les mêmes thèmes dans ses paroles, notamment la sexualité, l’argent, une certaine célébration des formes généreuses, une envie de magnifier la beauté des femmes noires, et une idée de revanche sur la vie. On retrouve chez la bitch trois systèmes d’oppression imbriqués que sont le genre, la classe et la race, qui appartiennent à un vécu bien spécifique. La bitch telle que je la décris est forcément reliée à la pensée intersectionnelle qui sera mise en lumière par le Black feminism américain, notamment telle que décrite par bell hooks dans les années 1980. Cette pensée renvoie à l’époque esclavagiste américaine du XVIIe siècle. Des artistes comme Miley Cyrus ou Madonna, qui pourraient s’en rapprocher par la dimension provocante, ne partagent pas le même vécu et ne peuvent pas être considérées comme des bitch au sens où moi je les décris puisqu’elles n’empruntent pas les mêmes codes – ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles ne sont pas féministes.

Certain·es imaginent des femmes poilues, aigries, qui détestent les hommes. Le féminisme pop n’est plus du tout là-dedans et peut prendre un nombre de formes incalculable – qui peut passer, même si ça fait débat, par le fait d’utiliser son corps pour arriver à ses fins.

Est-ce que la bitch est liée à un genre musical ?
Bitch est un terme qu’on retrouve déjà dans les années 1930 dans le jazz américain. Il sera ensuite utilisé sous forme d’insulte dans les années 1990 par des rappeurs africains-
américains comme Snoop Dog, Dr Dre, etc. Ces années 1990 marquent plus ou moins un tournant avec un duo d’africaines-américaines, BWP (Bytches With Problems), qui reprennent cette insulte, lui mettent une majuscule – et un y à la place du i – pour la détourner et en faire une revendication identitaire. Trente ans plus tard, ça se retrouve aussi dans les paroles de certaines rappeuses – dont Nicki Minaj, Cardi B et Rihanna, sur lesquelles j’ai travaillé – soit comme revendication identitaire (en s’auto-proclamant bitch) soit sous forme d’insulte mais au second degré. Il y a vraiment cette idée de réappropriation d’une insulte pour en faire une arme. Le lien au rap, milieu éminemment masculin au départ, est donc clair : ce serait différent dans la pop. Mais il y a aussi, comme je l’expliquais, la référence au vécu des africaine-américaines : les bitch se jouent, spécifiquement, de stéréotypes de femmes racisées.

Quelle(s) image(s) de la femme noire la bitch entend-elle détourner ?
Il y a plusieurs stigmates hérités du contexte esclavagiste. Entre autres, le stéréotype de la Jezebel, une femme hypersexualisée, bestiale, aux mœurs légères, mais aussi la Mama, mère au foyer et maitresse de maison ou encore la femme virile et agressive. Mais l’image la plus intéressante ici est celle de la Jezebel qui s’apparente à un corps très érotisé, incapable de se contrôler sexuellement. À l’époque, cette stigmatisation de la Jezebel renvoyait les femmes noires à l’image d’une femme sexuellement agressive, en opposition à celle de la femme blanche et vertueuse, le blanc étant la norme de beauté quand le noir était synonyme de laideur. C’est principalement ce stéréotype-là qui est repris par les bitch aujourd’hui, surtout dans l’attitude et le visuel des clips : on retrouve beaucoup l’imprimé animal, des poses très suggestives, elles sont souvent en sous-vêtements, avec des bas-résille, du latex, etc., qui renvoient au monde du strip-tease ou de la prostitution. Cette image en particulier, d’autres femmes blanches ne pourraient pas se l’approprier. Et alors que beaucoup qualifient Cardi B de vulgaire, à la limite de la pornographie, avec Lady Gaga ou Katy Perry, par exemple, pourtant parfois très provocantes elles aussi, on va davantage parler de performance artistique ou d’artistes extravagantes.

Dans quel courant féministe situez-vous la figure de la bitch ?
La figure de la bitch renvoie à différents courants du féminisme qui ne sont pas neufs mais surtout à des débats qui agitent les féministes depuis des décennies et qui concernent l’utilisation et l’hypersexualisation du corps des femmes. Aux États-Unis, dans les années 1980, ces débats se sont cristallisés en luttes assez violentes qu’on appelle les Sex Wars et qui opposent deux visions différentes de la sexualité : l’une qui la perçoit comme un lieu d’oppression et l’autre qui y voit un espace possible d’émancipation. Ces Sex Wars s’illustrent par exemple dans le débat perpétuel sur la pornographie ou la prostitution, qui continue d’opposer différents courants féministes. Mais la bitch renvoie aussi au Black feminism et au concept d’intersectionnalité. Le Black feminism a émergé aux État-Unis aux environs des années 1960 et a pris plusieurs voies depuis, mais c’est ce mouvement qui a permis de prendre en compte, de traiter ensemble la race et le genre, et qui mettra plus tard en lumière le concept d’intersectionnalité.
La figure de la bitch émerge de courants et de pensées qui ne sont donc pas nouveaux et qui prennent place dans ce courant qu’on pourrait appeler le féminisme pop. Il n’y a pas selon moi de définition propre au féminisme pop mais ce qu’on peut dire, c’est que c’est une forme de féminisme qui a pour particularité de se diffuser massivement, dans la culture populaire – dans la musique mais aussi dans le cinéma, la mode, via les réseaux sociaux – et qui, même, dépend de ces médias. Si la bitch existe comme figure féministe, c’est précisément parce qu’elle bénéficie de cette large diffusion. C’est vrai aussi pour beaucoup d’autres figures du féminisme pop – mannequins, instagrameuses, etc. : c’est un féminisme qui s’appuie sur l’hypermédiatisation et qui trouve un écho dans les médias.

Plutôt que de féminisme pop, certain·es parlent de post-féminisme, comme si ce courant marquait la fin d’un féminisme « authentique ».
Oui, par opposition à un féminisme plus « classique », mais aussi peut-être un peu stéréotypé : certain·es imaginent des femmes poilues, aigries, qui détestent les hommes. Le féminisme pop n’est plus du tout là-dedans et peut prendre un nombre de formes incalculable – qui peut passer, même si ça fait débat, par le fait d’utiliser son corps pour arriver à ses fins. Il a aussi sans doute la particularité de prendre en compte tout ce qui est « hors normes », et de ne plus simplement parler du genre de manière dichotomique femme/homme. On essaye de prendre en compte l’ensemble des genres existants, des orientations, l’ensemble des vécus spécifiques de chacun·e, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Le vécu des femmes racisées est encore très invisibilisé dans les courants féministes très eurocentrés et bourgeois, ce qui crée parfois, à juste titre, beaucoup de tensions.

Elles aident à faire prendre conscience de ces inégalités dans la culture populaire parce qu’elles incarnent un féminisme à contre-courant de l’hégémonie culturelle qui permet à des femmes invisibilisées de pouvoir se reconnaitre en elles, dans leur discours, de pouvoir s’identifier.

Les critiques du féminisme pop reprochent notamment aux figures comme celle de la bitch d’encourager la réussite individuelle au lieu de viser l’émancipation collective. Est-ce que c’est le cas selon vous ? Remet-elle en question les inégalités sociales, par exemple ?
La bitch est dans la subversion, mais il y a clairement des limites. Effectivement on ne retrouve pas l’idée d’un mouvement qui serait collectif et mené par des femmes racisées. Il faut aussi se poser la question : est-ce que c’est son rôle ? Et surtout, est-ce qu’elle en a l’ambition ? Je ne pense pas. Cette idée d’empowerment, est une idée individuelle et collective de transformation des inégalités, et cette dimension collective est souvent laissée de côté même par certaines féministes – dont la bitch. Je ne sais pas si elles remettent en question les inégalités structurelles mais en tout cas elles aident à faire prendre conscience de ces inégalités dans la culture populaire parce qu’elles incarnent un féminisme à contre-courant de l’hégémonie culturelle qui permet à des femmes invisibilisées de pouvoir se reconnaitre en elles, dans leur discours, de pouvoir s’identifier. Elles sont donc en un sens des porte-drapeaux, des porte-parole d’autres femmes, et ça c’est déjà une démarche un peu collective. Je ne pense pas que leur ambition soit de créer un nouveau mouvement féministe, mais là où elles sont, de là où elles parlent, elles peuvent déjà faire bouger les choses et subvertir les normes de beauté, les normes de genre et les normes de race.

À qui s’adresse la bitch ? Est-elle entendue ?
Je n’ai pas du tout analysé la réception dans mon travail, mais j’y ai un peu réfléchi. Je pense qu’elle s’adresse à tout le monde, et peut-être justement davantage – contrairement à ce qu’on pourrait croire – à celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans son discours. C’est peut-être pour ça aussi que la bitch fait autant polémique et suscite autant de débats. Prenons l’exemple de Cardi B : l’été dernier elle a sorti une chanson avec Megan Thee Stallion, WAP, qui a donné lieu à de fortes critiques notamment de la part des conservateur·ices américain·es. Le clip est très provocant, les paroles sont très crues, elles parlent de leurs ébats, de leur plaisir, etc. : elles représentent tout ce qu’une société patriarcale n’attend pas d’une femme et encore moins d’une femme racisée. C’est un peu comme si elles remettaient les pendules à l’heure, qu’elles venaient dire : « Oui, je suis noire, j’ai des grosses fesses, je suis riche, j’aime l’argent et le sexe mais je fais ce que je veux. » C’est en ça qu’à mon sens, la bitch s’adresse à tout le monde et surtout aux personnes qui ne se retrouvent pas dans son discours – qui sont justement celles qui réagissent le plus. La bitch s’adresse vraiment au grand public et surtout à la société structurellement raciste et patriarcale des États-Unis. Clairement, le message est bien entendu, sinon ferait-elle autant polémique ?

 

Image : © Marine Martin