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Dossier

Féministe toi-même  !

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture et administrateur de Culture & Démocratie

01-06-2019

En 2014, le Centre Librex, PointCulture, Garance et Amazone lancent Féministe toi-même !, un évènement récurrent qui entend créer du lien entre les différentes militances déjà en place, soutenir les démarches de terrain de nombreuses autres associations. Retour sur la création et la dynamique spécifique de ce rendez-vous sur les questions de genre.

Relu par Irène Kaufer, militante féministe, administratrice de Garance asbl., et Luc Malghem, chargé de projets au Centre Librex

C’était en novembre 2014, la première édition d’un Féministe, toi-même  ! Les questions de genre et, plus spécifiquement, de tout ce qui touche au féminisme n’avaient pas encore l’audience qu’elles commencent à avoir aujourd’hui, particulièrement depuis le moment #MeToo. Il serait intéressant de se pencher sur l’historique d’innombrables initiatives associatives, du terrain de l’éducation permanente ou plus largement du secteur culturel qui, à leur échelle, ont contribué à une évolution positive des mentalités. L’histoire s’attache encore trop souvent aux grandes personnalités ou scandales retentissants qui marquent les esprits, à un moment donné, mais en oubliant les militances de l’ombre inscrites dans la longue durée et le corps à corps social. Il ne nous appartient pas de dresser l’historique de l’ensemble de ces initiatives – il faudrait une grande équipe de chercheurs et chercheuses –, mais nous pouvons à tout le moins effectuer ce travail de mémoire pour un évènement auquel nous avons participé d’un peu plus près.

Chercher une forme complémentaire à ce qui existe

Quelle est l’étincelle initiale ? C’est l’organisation, par le Centre Librex, d’un atelier-débat sur la féminisation des noms de métier. Ce n’est pas tellement le débat en lui-même qui est déclencheur mais les réactions négatives qui en découlent et le constat qu’une frange importante de la population, même issue du milieu se voulant progressiste, n’est absolument pas prête à un rééquilibrage, même symbolique, des rapports de genre. Féministe, manifestement, ça reste un gros mot si vous êtes une femme, et si vous êtes un homme aussi  ! Sur ces entrefaites, l’ex-Médiathèque se repense en PointCulture et initie des saisons thématiques où il s’agit de renforcer les liaisons entre pratiques culturelles et émancipation sociale, en renforçant la convergence de l’éducation permanente, des politiques culturelles au sens large, et d’un public relativement large, pas encore sensibilisé. Le PointCulture a investi récemment un nouveau lieu, près du métro Botanique, qu’il s’agit de rendre vivant avec une dynamique culturelle ouverte, d’expériences collectives sur des enjeux sociétaux spécifiques et de constructions de communs de la culture. La première thématique pour tester ce programme est celle du genre. Ça tombe bien. Le Centre Librex propose alors d’organiser un évènement de sensibilisation aux différentes formes de féminisme. Via Irène Kaufer de Garance asbl et Virginie Tumelaire d’Amazone asbl/vzw, un appel est lancé aux associations féministes pour venir discuter de la construction d’un évènement collectif. Cela deviendra, selon les termes utilisés en 2014, un « mini-salon des militances inventives concocté par une dizaine d’associations ». La forme « mini-salon » déroute les habituelles manifestations féministes, la dimension « inventive » laisse entendre que l’on misera sur la créativité et l’interaction, et la suite de l’intitulé prend soin de préciser que la forme proposée résulte d’une co-construction.

La première édition, plurielle, expérimentale

un joyeux souk diversifié, organique, où, en circulant parmi les différentes possibilités d’implication, il était possible de prendre pied dans le féminisme selon des besoins, des curiosités ou des interrogations différentes

Cela donnera un joyeux souk diversifié, organique, où, en circulant parmi les différentes possibilités d’implication, il était possible de prendre pied dans le féminisme selon des besoins, des curiosités ou des interrogations différentes. Ainsi, l’atelier d’auto-défense de Garance correspondait à un besoin précis, un ressenti d’insécurisation et la nécessité de pouvoir y répondre. L’atelier « ligne du temps » des Femmes Prévoyantes socialistes, replaçant quelques grandes dates de l’histoire des femmes en Belgique, donnait quelques références historiques à qui douterait encore de la nécessité de féminiser l’histoire en général. Le magazine axelle organisait une table de réflexion très animée sur les mécanismes machistes des médias. Pour stimuler la créativité militante, La Barbe, groupe féministe activiste, avait fait le déplacement de Paris. Leur principe consiste à faire irruption dans des cénacles très masculins, proches des pouvoirs en place, politiques, scientifiques, économiques, affublées de belles barbes postiches et à célébrer, par l’absurde, la sous-représentation féminine dans ces assemblées. L’association AWSA, histoire de rappeler que le féminisme ne concerne pas que les sociétés occidentales, présentait une collection de portraits de femmes dans les révolutions arabes. Un atelier, à partir de ces photos, était aussi organisé en après-midi. Au sein d’un engagement militant, se documenter, faire circuler des idées sont des vecteurs importants pour soutenir les actions et leur inventivité. Un stand librairie avait toute sa place dans le dispositif tandis que l’asbl Elles Tournent projetait, sur le temps de midi, une sélection de courts métrages de réalisatrices, sous-représentées dans le monde du cinéma. Il y avait la volonté, dans cette première édition, de ménager une place pour les enfants, un atelier de lecture de contes et un autre de dessins s’employaient à démonter quelques stéréotypes de genres bien répandus dans la création culturelle dédiée aux petits. Dans une dynamique d’inclusion dans une telle mouvance d’idées qui cherchent à transformer la vision du monde genré, il est important de pouvoir s’exprimer, de laisser des traces. Pour ce faire, il y avait, d’une part, l’atelier de pochoir de Ladyfest – s’exprimer et en même temps acquérir une technique qui permet de diffuser des messages dans l’espace urbain – et, d’autre part, un atelier vidéo où tout le monde pouvait venir « changer de peau » en empruntant quelques vêtements et accessoires dans un dressing imaginatif, puis, face caméra, donner sa vision du féminisme. Julie Carlier, qui animait cet atelier, réussissait la prouesse de présenter en fin de journée un choix de ces vidéos monté en direct.

Dans une telle organisation, où l’on circule, où des publics vont et viennent, où l’on débat autour d’une table, où l’on feuillette des magazines dans un autre coin, où l’on s’assied pour regarder quelques films, où l’on passe d’une activité à l’autre, en faisant des rencontres et des pauses au bar pour discuter, évaluer, philosopher ou lancer quelques vannes, la sauce prend dans une dispersion de petites actions et, surtout, beaucoup de choses se passent aussi dans les interstices du programme. C’est cela qu’essayait d’exprimer, en fin d’après-midi, la « mise en commun », autant ce qui s’était dit dans les échanges formels, des ateliers et débats, mais aussi ce qui s’échangeait de manière plus informelle, voire en « off ». Mise en commun pour révéler, finalement, comment la présence de toutes et tous, d’une manière ou d’une autre, contribue à créer du commun. Après la partie « ateliers et militances », une pause et la soirée virait dans l’artistique, avec Elle(s), pièce de théâtre de Sylvie Landuyt, et un récital (féministe) de la chorale liégeoise les Callas’n’Roles …

Comme pour toute co-création, l’évaluation est collégiale. Stop ou encore ?

Sans être négligeable, le succès n’était pas dément, et l’on avait l’impression d’avoir attiré un public averti. Lors d’une réunion d’évaluation avec toutes les associations impliquées, cependant, d’autres appréciations étaient mises en avant. La conviction, assez partagée, d’avoir au contraire rencontré un public différent, pas massivement, mais quand même une bonne nouvelle encourageante. Ensuite, au niveau d’un bilan plus général, les associations soulignaient le fait que si elles se connaissaient parfois de longue date, ou de manière plus distante, elles avaient rarement eu l’occasion de travailler ensemble et d’être réunies ainsi dans la construction d’une même action, impliquées dans des réunions où l’on discute de fond et de formes, de finalité d’un évènement et du dispositif le plus adéquat à l’atteindre, dans une mutualisation des outils de communication, dans l’exercice d’évaluation du projet commun. La diversité des sensibilités et des activités, du théorique à l’activisme, réunies en un même lieu, dans un même programme, était pointée aussi comme un atout de même que le fait d’avoir investi un lieu culturel à priori pas connoté « féministe »  ! Cela créait, indirectement, la démonstration que le féminisme traverse tous les domaines de la vie en société, des plus petits aux plus grands, de l’espace domestique à l’espace public. La convergence d’une pluralité de féminismes créait bien cette impression, sans devoir recourir à un discours emphatique, mais plutôt par un environnement empathique, qu’il s’agit d’une vision globale pour une autre société. L’enjeu n’est pas de changer uniquement tel ou tel aspect de l’inégalité entre genres féminins et masculins, mais de repenser un tout, fondamentalement. Dès lors, sans surprise, les associations votaient en faveur d’une continuation de l’expérience Féministe toi-même  !.

Au fil du temps, Féministe toi-même  ! confirme sa spécificité

La ligne générale, tel que décrite par Luc Malghem du Centre Librex, devenait bien l’axe à travailler : « Plutôt que “du” féminisme, il faudrait parler “des” féminismes : divers et pluriels, parfois même en confrontation sur des thèmes sensibles. Pour certaines il correspond à un “devenir hommes des femmes” alors que d’autres le voient comme un “devenir autres des femmes et des hommes”, selon l’expression de Françoise Collin. Théorique et militant, égalitaire ou subversif, les féminismes touchent à la politique, l’économie, la culture, mais aussi à l’espace privé, jusqu’au plus intime, de la sexualité à la répartition des tâches ménagères. Si la cause est commune, les priorités, les stratégies sont multiples… » Si, dans la réalité des militances, selon la priorité déterminée, les associations privilégient nécessairement tel type d’action, tel thème et tel mot d’ordre, il y avait un intérêt à consolider un évènement ponctuel où la multiplicité des stratégies exprime ce qui les rapproche.

Sur la longueur, avec des hauts et des bas, un élargissement de l’audience s’est confirmé, avec une certaine diversification du public aussi. Plus de jeunes femmes, souvent accompagnées de leur compagnon, viennent s’informer, demander des conseils pour mieux affirmer leur féminisme dans la société, sur leur lieu de travail ou dans leur couple. Les liens récurrents entre les associations construisent aussi une caisse de résonance plus large : pour Féministe toi-même  ! 2018, par exemple, la mutualisation des réseaux sociaux a permis de donner une visibilité et de générer des milliers d’intérêts pour le programme…

Pour l’avenir, encourager la transversalité des sensibilités en lutte

Mais durer, en restant fidèle à une formule, ce n’est pas si simple. Il faut éviter de s’enliser dans des formats trop répétitifs. L’investissement de personnes comme Lisette Lombé, avec ses ateliers slam, a impulsé une bonne énergie. La vigilance pour répondre à l’évolution des attentes, comme en 2018, avec un atelier d’écriture inclusive, est aussi signe de bonne santé. Par ailleurs, le renouvellement de Féministe toi-même  ! s’est appuyé en partie sur les thématiques saisonnières de PointCulture. Quand ce thème était le « postcolonialisme », c’était l’occasion de créer des contacts avec des associations féministes de la diaspora africaine. En s’inscrivant dans un programme thématique plus vaste où, à quelques mois de distance, était aussi organisée une Journée Patrice Emery Lumumba sur l’héritage colonial belge, en partenariat avec l’association Mémoire Coloniale, c’est un cadre plus large et intersectionnel qui se met en place. La connexion avec ces thématiques annuelles renforce la place de la soirée conférence-débat qui précède de quelques jours la journée principale d’ateliers-rencontres. Lors de la saison consacrée à l’évolution de l’espace urbain, c’était l’occasion de se pencher sur les espaces genrés de la ville en recevant un spécialiste de cette question, Yves Raibaud. En 2018, dans le cadre de la saison Le Travail, la table ronde faisait le point, un an après #MeToo, sur la situation des femmes dans les milieux de travail artistiques et culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Tonique et rentre-dedans, avec des témoignages poignants, le constat n’en était pas moins sans appel : ça bouge, il reste du pain sur la planche. L’édition 2019 est en préparationn.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

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Noter que Féministe toi-même  ! est soutenu chaque année par la Ville de Bruxelles. Madame la ministre Simonis en a encouragé les premières éditions.

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