Fiction & vérité

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

18-10-2016

Presque quotidiennement, les médias nous racontent « la tragédie des réfugiés aux frontières de l’Europe ». Dans divers milieux, cette narration semble à présent admise; les faits reçoivent cet éclairage médiatique entendu et la manière de les nommer semble raisonnable, mesurée, judicieuse. De sa formulation sobre et efficace, il émane comme un parfum d’objectivité, bien tempérée: elle inter- pelle avec éclat mais sans déranger le programme chargé de nos journées. Nous avons pris l’habitude que les faits nous soient présentés sous de telles couleurs, sans devoir en porter l’encombrement au-delà de ce que nous pouvons supporter raisonnablement.

« Il a devant lui la vie blessée, qui n’est pas quelque chose d’étranger, mais sa propre vie invivable […] Maintenant seulement la vie blessée se dresse contre le criminel sous la forme d’une puissance hostile et le maltraite comme il l’a maltraité ; ainsi le châtiment, comme destin, est l’action en retour de l’acte du criminel lui-même, celle d’une puissance armée par luin. » (Hegel, cité par Peter Szondi, Essai sur le tragique)

Du choix du terme « tragédie »

Finalement, si on y pense, au regard des événements concernés, le choix du mot « tragédie » devrait nous soulager. Par cet accent de vérité, de dénonciation clairvoyante, sans compromis, assurément « tragédie » nous rassure, nous conforte quant à la vigilance des éditorialistes, des commentateurs, des politiciens qui adoptent une formule qui, de toute évidence, nous apparaît naturellement à la hauteur des événements; je veux dire bien entendu aussi: à la hauteur des sentiments imprévus, heurtés et démunis que ces drames suscitent en nous. Ce mot de « tragédie » ne dévoile-t-il pas notre indignation, honnêtement et sans fard, sans que nous n’ayons besoin d’en prendre ombrage ou d’en exposer la dépense, tout au gré du jour?

Grâce à ce mot, ces médias et ces représentants ne traduisent-ils pas notre conscience quant à la gravité des événements qui se déroulent en Méditerranée ? Tout y pourvoit: les images de la télévision, les récits des rescapés ou les photos des gardes-frontières. « Nous avons pitié de ceux que nous voyons souffrir un grand malheur qu’ils ne méritent pas et nous craignons qu’il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables.n »

« Tragédie », n’est-ce pas exactement le mot qui montre, à peu de frais, combien la situation est jugée « exceptionnelle »? Et aussi « intolérable »? Elle ne saurait durer! Car nous, les Européens, nous ne pourrions rester insensibles à une telle catastrophe, à laquelle nous sommes étrangers, et que tous les médias de nos pays dénoncent sans réserve. Voilà comment se forme en nous, si simplement à l’occasion du choix de ce mot de « tragédie », un tendre instinct de vérité qui nous sied tant dans les circonstances les plus douloureuses de la vie collective. Nous pouvons même en concéder l’aveu aux plus familiers, voire en public avec toute la retenue que cet instinct nous dicte. Et dans le réconfort de cet abandon à la vérité nous nous racontons des histoires de tragédies; des histoires d’histoire, des histoires d’histoire de vérité qui se racontent des histoires d’histoire qui prennent avec la vérité des accommodements, des licences, des détours aussi, des travers encore, enfin des distances voire des contresens.

Des histoires et de la vérité

Des histoires que nous prenons cependant pour des vérités parce qu’elles nous consolent des réalités, elles-mêmes. Des histoires que nous aimons siroter et confire, au secret de notre âme, dans le ressassement intime, des histoires de vérité que nous nous racontons quotidiennement pour supporter de vivre, malgré la réalité du réel. Pour tout dire d’un trait: des histoires qui nous épargnent. Des histoires qui nous font plus grands ou meilleurs que nous ne sommes! Ah! Je respire.

Des histoires qui nous autorisent l’économie des réalités qui nous incombent et qui nous blessent; qui précisément nous blessent parce qu’elles nous incombent ! Ah ! J’enrage!

Des histoires qui nous libèrent du poids de nos actes. Nous aimerions tant charger un destin indomptable, imprévisible et funeste – auquel nous n’aurions aucune partie mêlée et que nous pourrions maudire à souhait –, qui prendrait à sa charge toutes les conséquences et toutes les responsabilités qui nous reviennent dans les accomplissements de nos propres décisions et de nos propres agissements. Ah! Je rêve.

Alors, dans l’aspiration à cet aveuglement salutairen, nous nous racontons des histoires de tragédie, de réfugiés, de frontières et d’Europe, comme si tout ce malheur imprévisible – vice d’un deus ex machina invisible, jaloux et vengeur – nous tombait du ciel sur la tête; alors que dans les faits et si nous acceptions d’y regarder, nous devrions admettre qu’il ne s’agit ni de tragédie, ni de réfugiés, ni des frontières de l’Europe.  Car toute cette narration que nous nous édifions, pour nous donner une contenance au tourment du réel, est en réalité une fiction; une histoire qu’on s’invente et qu’on se raconte comme on invente et on raconte des fantaisiesn pour échapper au poids intolérable du réel, pour détourner le regard de l’insupportable éclat de notre responsabilité.

De l’insupportable éclat de notre responsabilité

Nous atteignons ici au « trou noir », au point aveugle, de la modernité mondiale, après Hiroshima (6 août 1945). Tout y est organisé attentivement – c’est-à-dire avec une intelligence collective exigeante et soignée qui ne tolère aucune défaillance – tant au niveau des structures mondiales, des systèmes et des fonctionnements planétaires, pour éviter à l’actionnaire de se retrouver face à l’insupportable éclat de sa responsabilité dans le miroir de la destruction du monde, dont il tire profit. Et depuis soixante-dix ans, l’économie mondiale consacre des moyens raffinés à la fabrication de jeux de miroirs qui détournent ceux qu’elle enrichit du spectacle de leur responsabilité sociétale.

Mais tout à coup, dans la précipitation des événements, nous voici confrontés aux effets désastreux – à défaut d’être reconnus comme criminels – de nos décisions et de nos actions.

Ni « tragédie »

Le désastre auquel nous assistons, comme impuissants, n’est pas une « tragédie antique » : ces femmes, ces hommes et ces enfants ne sont pas les jouets des dieux de l’Olympe, ils ne meurent pas dans la Méditerranée par le ressort d’un destin inflexible et incorruptible. Ils y meurent pour des raisons précises, et leur souffrance, et leurs naufrages sont les résultats des décisions récentes prises par nos institutions nationales, européennes et par les acteurs de l’économie mondiale:

  • la décolonisation politique des années 1960 à 1980 a laissé les populations des anciennes colonies, sans la moindre protection, face à la violence de la colonisation économique mondiale ; et cet abandon constitue une condition culturelle qui rend possible les désastres auxquels nous assistons aujourd’hui;
  • pour exploiter les ressources de ces régions et tirer profit du travail faiblement rémunéré de ces populations, cette domination économique mondiale a soutenu économiquement, logistiquement et militairement des régimes « autoritaires » qui ont attentivement permis d’éviter que les anciennes colonies ne deviennent des démocraties autonomes et souveraines, capables de dessiner des orientations originales et de poser librement des choix qui leur permettraient, par exemple, de se déprendre de cette domination économique mondialisée ; et cette ingérence de l’économie mondiale dans les arcanes politiques a contribué à faire émerger, au cours des trente dernières années, les conditions culturelles qui se dénouent dans les désastres présents;
  • pour préserver ses intérêts et ses centres de profits, cette domination de l’économie mondiale a plongé la plus grande part de ces anciennes colonies dans le chaos et dans la guerre; et cette stratégie de domination, par l’économie de la guerre, organise les conditions culturelles qui mettent le feu aux poudres entre des factions de populations et entraînent les êtres humains de ces régions, dans les violences et les débâcles que nous observons.

Ni « réfugiés »

Ces femmes, ces hommes et ces enfants qui meurent dans la Méditerranée ne sont pas des réfugiés; ils sont pleinement des êtres humains au même titre que chacun de nous; ils ont le droit à la vie libre; ils ont le droit de quitter un pays où ils subissent une guerre et des traitements inhumains dont la cause première est l’exercice illimité de la violence de l’économie mondiale. Ils n’ont pas à s’en justifier; la bourse, la banque et tous les actionnaires qui s’enrichissent sur leur vie savent parfaitement pourquoi ils se sont jetés dans ces embarcations de fortune au milieu des flots; s’ils étaient à leur place, ils feraient de même.

Ces êtres humains ne sont pas des réfugiés au sens qu’ils auraient, du fait de la situation à laquelle ils sont exposés, un statut humain dégradé et incertain, dont il nous appartient de conférer. Ils ne sont pas des réfugiés au sens où nous estimons pouvoir décider où ils doivent aller et qui aurait la charge de les accueillir ou de les arrêter. Ils ne sont pas des réfugiés au sens où nous leur faisons porter le soupçon d’une criminalité « naturelle ».

L’Union européenne a décidé, en 2000, de reconnaître à ses citoyens des libertés et des droits fondamentaux supérieurs à tout autre être humain dans les territoires de l’Europe, et l’établissement de cette inégalité de libertés et de droits entre les citoyens de l’Union et tout autre membre de l’humanité a été inscrite dans la Constitution européenne dès 2004 ; et ces multiples discriminations en matière de libertés et de droits fondamentaux instaurent, dans les imaginaires des populations européennes, les conditions culturelles qui justifient comme « tragédie » et comme « drame de l’immigration » la destruction des femmes, des hommes et des enfants qui échouent en Méditerranée et qui meurent dans les camps, au loin des frontières des États membres de l’Union européenne.

Ni « les frontières de l’Europe »

Historiquement, l’Union européenne n’est pas l’Europe et, tout au contraire, la Méditerranée est le creuset d’une partie non négligeable des cultures et des peuples de l’Europe ; la narration récente, assénée par les responsables de l’Union européenne et par les partis des extrêmes droites nationalistes, pour faire croire aux citoyens de l’Union que la Méditerranée serait la frontière « naturelle » de l’Europe, nie plusieurs millénaires d’histoire culturelle partagée entre les populations qui vivent autour du bassin méditerranéen ; et la publicité de cette confusion, de ce révisionnisme paneuropéen, qui promeut l’image d’une Europe coupée de ses racines culturelles orientales ou méridionales historiques, participe à la création d’une nouvelle culture de l’Europe « occidentalisée » qui justifie les désastres auxquels nous assistons.

Ces femmes, ces hommes et ces enfants qui échouent par milliers, aujourd’hui dans la Méditerranée, y sont sacrifiés à l’esprit de mystification de l’Union européenne et aux échecs d’une construction européenne qui prétendait et qui aurait pu œuvrer au bien de l’humanité; échecs que nous sommes obligés de consommer depuis près de trente ans:

  • l’échec de s’être mise au service de l’économie mondiale, dans les territoires de l’Union, au lieu de se mettre au service des populations qui résident dans les États membres et de les protéger face à la violence de cette économie mondialisée;
  • l’échec d’avoir soutenu l’emprise de cette économie mondiale, dans les pays non-européens, au lieu de protéger leurs populations de la violence de cette domination et d’y défendre, à leurs côtés, les libertés et les droits fondamentaux universels;
  • l’échec d’avoir cédé, par sa charte et par sa constitution, aux aspirations mortifères des partis nationalistes et, demain à celles des partis d’extrême droite, en légitimant une culture « nationale paneuropéenne » qui fait de cette Union européenne une fiction sans vérité au regard de l’histoire culturelle de l’Europe.

La conscience de ces échecs devrait nous aider à construire une culture de l’Europe des Lumières qui se dégagerait de l’emprise de l’économie mondiale pour se consacrer à rendre l’humanité humaine, dans la reconnaissance de notre histoire culturelle ouverte et dont la Méditerranée et dont les peuples de la Méditerranée seraient enfin admis au cœur du projet de la construction européenne.


Cet article est le résultat d’une recherche menée depuis deux ans par l’auteur et Claude Fafchamps dans Arsenic2 où ils ont ouvert un chantier consacré aux dramaturgies du XXIe siècle.

1

Peter Szondi, Essai sur le tragique, Belval, éditions Circé, 2003, p. 28.

2

Cette dernière phrase est tirée de La Poétique d’Aristote (IVe siècle avant l’ère chrétienne), elle participe de la définition d’une tragédie; elle est commentée par Corneille (1606 à 1684) dans son Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire (cf. édition présentée par Bénédicte Louvat et Marc Escola, Flammarion).

3

J’emprunte l’expression au titre du livre de Laurent Thiroin publié chez Honoré Champion en 1997,qui fait la synthèse du réquisitoire contre le théâtre dans la France classique; précisément parce que le théâtre donne à voir.

4

« La fantaisie est une faculté de l’âme », dit Sganarelle, d’après Aristote (Molière, Dom Juan, Acte V, scène 2).