Louis Pelosse
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Dossier

Fissurer la grande accélération

Entretien avec Laurent Vidal, historien et enseignant-chercheur

22-07-2022

Dans la préface à la réédition en poche de son dernier ouvrage Les hommes lents. Résister à la modernité. XVe-XXe siècle, Laurent Vidal actualise sa recherche à l’aune de notre modernité, que nous pourrions appeler celle de la grande accélération, et du moment inédit des confinements. Confinements qui nous ont fait prendre conscience d’un autre rapport au temps (et à l’espace) et qui furent accompagnés d’une décélération industrielle mondialen. Bien qu’aujourd’hui le rythme ait repris, nous avons pu prendre conscience (un peu) du lien entre anthropocène (époque où l’activité humaine se met à avoir un impact sur les écosystèmes mondiaux) et accélération. Le travail de Laurent Vidal fait la généalogie des marges et poches de résistance à ces accélérations sociales, mais aussi de l’obsession de l’efficacité, confondue avec la promptitude et la vitesse économique.

Propos recueillis par Renaud-Selim Sanli, chargé de projets à Culture & Démocratie

Pourriez-vous expliquer plus précisément le lien entre époque de l’anthropocène et accélération ?
Le concept de grande accélération est proposé par, notamment, le prix Nobel de chimie Paul Crutzenn, comme modèle d’interprétation de l’anthropocène. C’est une périodisation de l’histoire de la planète. On bascule à un moment où l’être humain a pris la main sur la planète et l’environnement. Son activité affecte directement l’ensemble des écosystèmes. Pendant longtemps on a posé comme point de départ de l’anthropocène la révolution industrielle avec la machine à vapeur. Il est clair que cette technologie a modifié les habitudes, les activités de l’être humain, l’équilibre écologique. Mais depuis une dizaine d’années tout un ensemble de travaux invitent à reculer cette date de l’anthropocène du milieu du XVIIIe siècle au début du XVIe siècle avec la colonisation du Nouveau Monde par l’Europe, en prenant cette fois non pas la machine à vapeur comme symbole mais la plantation et la monoculturen. Cette entreprise est d’une part le symbole d’une pensée consistant à nier la terre sur laquelle on s’implante et ses qualités, et d’autre part la mise en place d’une main-d’œuvre spécialisée, la main-d’œuvre esclavagisée. Les plantations n’ont bien sûr pas eu un effet sur la planète comparable à celui de la révolution industrielle mais ceci prépare cela. J’ai donc voulu faire une généalogie qui ne prenne pas la révolution industrielle comme point de départ. Avant une révolution technologique il y a une révolution anthropologique et celle-ci a préparé les mentalités, a servi de terreau à la révolution industrielle et a permis que cette accélération prenne si rapidement.

En quoi l’époque de la plantation et de la monoculture, celle des conquêtes du Nouveau Monde va être le moment historique qui prépare cette grande accélération ?
À la fin du Moyen Âge, il y a la rencontre et le télescopage d’un double discours. Le premier dans le champ de la théologie chrétienne, occupée depuis le XIIe siècle à définir les péchés capitaux. L’enjeu est de circonscrire les émotions dans une société perturbée par le temps du monde. Il y a également l’envie d’inciter les sociétés à se mettre au travail. La définition des péchés capitaux sert alors de digue morale. Parmi eux, on trouve la paresse, à l’époque appelée aussi l’acédie, une sorte de mollesse dont les premiers exemples sont les moines oisifs qui se laissent séduire par le démon de midi, la sieste. Comme on ne croisait pas des moines partout, il fallait aussi montrer des exemples de situations de paresse dans la vie quotidienne. Pour cela les théologiens sont aidés par des graveurs ou des peintres, tel Pieter Brueghel (l’Ancien) qui va faire en 1557 une gravure très connue sur l’acédie. On associe à ce moment-là la paresse à la lenteur, ce qui est quelque chose de nouveau : « La lenteur est un des indices de la paresse. »

Le second discours, qui émerge à partir du XIVe siècle, est un discours économique. C’est le capitalisme marchand et la rédaction de traités de commerce. On peut lire dans ces traités que dans le commerce il ne faut pas perdre de temps, qu’il faut faire les choses avec promptitude. La promptitudo est associée d’emblée à cette activité économique et va petit à petit se diffuser pour devenir centrale avec le capitalisme marchand, même si au XIVe siècle celui-ci est encore minoritaire.

D’un côté, dans la mise au travail de ces sociétés, on dénonce la lenteur comme symbole de la paresse et de l’autre la promptitude devient le moteur de l’économie capitaliste vers laquelle on veut tendre. Ce sont deux discours que l’on trouve toujours à la fin du XVe siècle au moment de la conquête du Nouveau Monde. Les conquistadores ont l’esprit encore imprégné de ces débats médiévaux. Lorsqu’ils se trouvent face à des groupes amérindiens, ils se disent : « Ces gens sont paresseux parce qu’ils ne travaillent pas. » C’est la première fois qu’est expérimenté en grand ce modèle anthropologique parce que la conquête est une entreprise de vitesse. Il faut aller vite pour conquérir, pour s’installer. Dans un premier temps les conquistadores sont peu nombreux face aux groupes indigènes donc cette idée de la vitesse dans l’installation et la dénonciation de la paresse des autres sont vitales. La conquête du Nouveau Monde va donner une assise encore plus forte à cette figure de l’individu moderne : un individu prompt et efficace. Les hommes et femmes des sociétés traditionnelles
– amérindiennes mais aussi européennes – sont des êtres lents et inefficaces.

La conquête du Nouveau Monde va donner une assise encore plus forte à cette figure de l’individu moderne : un individu prompt et efficace.

Cette construction de l’individu moderne, et à l’inverse de celui que vous appelez
« l’homme lentn», s’appuie sur des attitudes physiques. On sait que la révolution industrielle a modifié nos manières de marcher, de se tenir…

Les hommes lents naissent d’abord d’un discours qu’on porte sur des groupes sociaux, un discours qui discrédite des attitudes, des postures. Je parle dans ma préface de cette photo diffusée sur Twitter d’un éboueur de Paris en train de faire la sieste dans la rue. La personne qui a fait cette photon, une cadre dans une entreprise a écrit en légende de son tweet : « Voilà à quoi servent les impôts, à payer des gens à roupiller. » L’homme a été mis à pied par son entreprise avant de finalement porter plainte et d’être réintégré. Il faisait sa sieste pendant son temps de pause mais ce temps de pause, il devait le faire dans la rue car il n’avait pas le temps de rentrer chez lui.

La présidence française s’est montrée particulièrement violente dans la dénonciation de la paresse : « Il suffit de traverser la rue pour trouver du travail ! » et dans l’utilisation de la physiognomonien qui consiste à associer à une posture individuelle une physionomie, une attitude sociale. Quand Emmanuel Macron déclare qu’il y a « des gens dans une gare qui ont réussi et d’autres qui ne sont rien », c’est très violent !

De fait, la vitesse s’incorpore. Des historien·nes s’accordent pour dire que le symbole de la révolution industrielle ne serait pas tout à fait la machine à vapeur mais plutôt le chronomètre et la montre. Le chronomètre permet de synchroniser les activités, la montre aussi, tout comme l’horloge publique qui permet de marquer les heures. C’est aussi le symbole de la lutte entre le clocher de l’Église et le beffroi, le temps de l’église et le temps du commerce. On voyait déjà cela à la fin du Moyen Âge et ça se poursuit au XIXe siècle lorsqu’on entre dans les sociétés industrielles.

Le temps de l’Église disparait au profit d’un temps économique rythmé. Les trains partent à l’heure, même à 20h37, on peut se demander « pourquoi 37 ? » mais tout le monde court. C’est l’apprentissage de la ponctualité. On voit ça aussi dans les usines avec les chronomètres qui minutent les tâches. À partir de ce moment on synchronise les activités économiques, mais on synchronise aussi les gestes ! L’effet de la révolution industrielle a été de changer chacun.e « jusque dans sa main » comme l’ont décrit notamment Marx ou Engels. Donc on entre dans une civilisation mécanique où tout est contrôlé, synchronisé. Or l’homme lent n’arrive pas à se synchroniser. J’aimerais préciser que l’homme lent est aussi une femme. Il y a de plus en plus de travaux qui montrent la résistance des femmes et leurs implications dans le travail depuis longtemps. Certes l’image que l’on a, et le biais historiographique dans lequel on se trouve encore, indique que le travail industriel est masculin. Mais c’est un biais historiographique d’invisibilisation.

Dans votre ouvrage, vous reprenez cette description faite par Walter Benjamin, d’ouvriers à Paris qui « font la révolution » en cassant des horloges. Sommes-nous en lutte contre le temps ? Quels sont nos outils dans cette lutte ?
On a tous l’impression d’être en lutte contre le temps, mais ceux que j’appelle les hommes lents, à force d’être pointés du doigt au travers d’adjectifs, d’illustrations, de gravures, à force de se voir répéter leur inadaptation au monde moderne, vont finir par s’emparer du temps, du rythme, pour en faire un levier de résistance. Cette résistance peut être purement individuelle avant de devenir collective. Je rappelle dans le livre l’exemple de certaines personnes qui avaient du mal à tenir le rythme du métier à tisser et jetaient leurs sabots dedans. En jetant le sabot dans le métier à tisser, ça casse la mécanique, ça l’arrête et donc il y a une rupture de rythme. C’est ce geste qui a donné naissance au mot « sabotage ». Le sabotage est devenu quelque chose d’intentionnel, mais au départ ce n’était pas forcément le cas. C’était une réaction sensible à une situation. Les gens sentaient bien qu’ils étaient dominés par un rythme devenu infernal. Il fallait donc casser ce rythme. Par la suite, on voit apparaitre des attitudes intentionnelles, comme l’institution, dans une grande partie de l’Europe, du Saint Lundi. On retrouve cette coutume jusqu’au début du XXe siècle, notamment chez des artisans qui souhaitent l’opposer au repos dominical, qui veulent un jour chômé qui ne soit pas dédié au culte. Ces ruptures de rythme vont parfois jusqu’à la grève. C’est dans son ouvrage sur Paris que Walter Benjamin écrit cette histoire d’ouvriers jetant des cailloux contre des horloges. Cette scène aurait eu lieu pendant les trois jours de la révolution de 1830. Les archives ne l’ont jamais prouvé, mais qu’importe parce que c’est absolument magnifique et tout à fait probable. En tout cas il a touché du doigt quelque chose d’essentiel. Les ouvriers avaient saisi ce qui était l’instrument de leur domination, l’horloge, le temps.

Ceux que j’appelle les hommes lents, à force d’être pointés du doigt au travers d’adjectifs, d’illustrations, de gravures, à force de se voir répéter leur inadaptation au monde moderne, vont finir par s’emparer du temps, du rythme, pour en faire un levier de résistance.

En France, on a vu aussi ce mouvement des Gilets Jaunes qui est le reflet d’une réalité sociale bien au-delà de la France. Ça correspond à une frange de la population qui travaille mais dont les revenus ne permettent pas de joindre les deux bouts entre le début et la fin du mois. Ces militant·es ont donc inventé un nouvel outil de lutte : l’installation sur des ronds-points. Ce qui m’intéresse ce sont à la fois ces gens qui décident de s’installer là avec des gilets jaunes pour se rendre visibles mais aussi ce rond-point – initialement inventé pour fluidifier la circulation – dont ils et elles vont se servir pour ralentir. Il y a bien un instrument rythmique. Eux aussi se jouent en hommes lents. Ces personnes sont « dans la société », elles travaillent, mais elles sont à la limite. Elles peuvent tomber à tout instant dans la fragilité. C’est le sommet social de la pyramide des hommes lents, à la frontière. Et aujourd’hui on va en trouver beaucoup.

Image : © Louis Pelosse

2

Pierre Le Hir, « L’Homme a fait entrer la Terre dans une nouvelleépoque géologique », Le Monde du 15 janvier 2015, (consulté le 24 mai 2022).

3

Lire à ce sujet l’article d’Anna Tsing, « Humain, plus qu’humain », Journal de Culture & Démocratie n°53, décembre 2012.

4

NDLR : nous garderons, sans forme inclusive, « l’homme lent » car c’est le terme générique utilisé par l’auteur dans son livre. Mais comme il le souligne plus loin dans cet article, « l’homme lent est aussi une femme ».

5

Pierre Carey, « Adama Cissé, l’éboueur licencié pour une sieste, fixé sur son sort ce vendredi », Libération, 19 juin 2020, (consulté le 24 mai 2022).

6

Étude du tempérament et du caractère d’une personne à partir de la forme, des traits et des expressions du visage.