Michel Clerbois
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Dossier

Friche : œuvrer en commun l’espace d’un temps

Pauline Hatzigeorgiou
Historienne de l’art, curatrice et chargée de médiation à l’ISELP

13-06-2017

L’idée motrice du collectif Friche est d’occuper – temporairement – un lieu vacant, de mobiliser d’autres artistes à se joindre à eux, d’y travailler pour un temps et de confronter ensuite le public aux fruits de ces expérimentations. Pauline Hatzigeorgiou relate comment s’est conçue la cinquième occurrence de ce projet.

« Dans toute expérience complète, il y a forme parce qu’il y a organisation dynamique. Je qualifie l’organisation de dynamique parce qu’il faut du temps pour la mener à bien, car elle est croissance, c’est-à-dire commencement, développement, et accomplissement. Du matériau est ingéré et digéré, de par l’interaction avec l’organisation vitale des résultats de l’expérience antérieure qui anime l’esprit du créateur. L’incubation se poursuit jusqu’à ce que ce qui est conçu soit mis en avant et rendu perceptible en prenant place dans le monde communn

À l’origine de l’initiative, un groupe de jeunes artistes vivant à Bruxelles que l’atelier de dessin de La Cambre a soudé, dont la première démonstration remonte à 2014 et dont la formation actuelle rassemble Léa Belooussovitch, Louis Darcel Raverdy, Simon Delneuville, Isabelle Escande, Alix Hammond-Merchant, Julie Larrouy et Alix Le Grouyellec. Ce dispositif commun leur est venu naturellement et prend ses racines dans le désir et le besoin partagés d’instaurer de nouvelles modalités de production, de monstration et d’échange entre créateurs. De générer, ensemble, des formes alternatives de « mise en œuvre d’art n». En trois années et cinq éditions, plusieurs dizaines d’artistes ont fait l’expérience d’une organisation collective do it yourself, dont les enjeux et les formulations se sont vues renouvelées au fil des lieux. L’intimité domestique des premières sessions a laissé la place à de vastes édifices qui portent encore les traces d’un labeur passé.
À cet égard, les friches industrielles représentent depuis les années 1970-1980 (et les premières vagues de désindustrialisation) des terrains de choix pour les artistes en milieu urbain en mal d’espaces de travail aux loyers abordables et de nouvelles possibilités d’expositionsn. Mais l’initiative de Friche s’inscrit en outre dans un phénomène contemporain qui voit une prolifération d’organisations et d’espaces autogérés de manière collective (par des artistes, curateurs, critiques, collectionneurs, etc.), chacun répondant à des contraintes et par des moyens propres. Si ces développements contribuent localement à renouveler les pratiques artistiques et à reconfigurer le paysage culturel, les résonances se font également percevoir à l’échelle globale, au travers notamment de publications et plateformes de mises en réseau qui favorisent les communications et les échanges entre acteursn. Bruxelles constitue à ce titre un véritable vivier de collectifs d’artistes et d’espaces alternatifsn. Ceux-ci répondent et participent au dynamisme culturel de la ville en particulier et du pays en général, que la proximité avec les autres capitales, la disponibilité et l’accessibilité d’espaces vacants rendent particulièrement attractif pour les différents acteurs du monde de l’art, grandes galeries, collectionneurs, artistes, critiques, curateurs, etc. venus des pays limitrophes et au-delà. Il faut ajouter à cela l’influence des écoles d’art, des formations post-master et des résidences auprès des étudiants et jeunes artistes étrangers, qui décident souvent de s’y installer. Ainsi en est-il des artistes de Friche, dont six nous viennent de France.

Le protocole d’interventions nomades et éphémères et d’associations ponctuelles de Friche voit l’ensemble des artistes s’engager dans une expérimentation qui les porte à déplacer les usages.

À chaque occurrence de Friche, c’est donc un autre lieu qui se trouve investi du même protocole d’action : un temps (intense) de résidence suivi d’un temps (bref) d’exposition ponctué de sessions performatives que documente un catalogue (en micro-édition). En inscrivant leur intervention dans la mise en place d’une « expérience artistique » c’est comme nous le verrons ici, l’occasion pour les artistes impliqués dans cette cinquième édition du projet collectif de renouveler leur pratique en se prêtant à l’exercice de sa contextualisation. C’est aussi l’opportunité de se faire coacteur de la mise en public de leurs œuvres. Et c’est là un enjeu pleinement politique.

Organiser les énergies
« Il existe une différence entre le produit de l’art […] et une œuvre d’art. Le premier est physique et virtuel ; la seconde est active et inscrite dans une expérience. Elle est ce que le produit effectue, son actualisationn».

Les cinq artistes du collectif engagés dans l’organisation de cette édition ont déniché un hangar industriel désaffecté situé au 88 rue de la Senne, entre le canal et le centre-ville, dans ce quartier qui porte la mémoire et les traces d’une activité industrielle passée ; un quartier aussi où les projets d’habitants et d’acteurs associatifs foisonnent, tout comme les initiatives culturelles subsidiées (Zsenne) ou de collectionneurs fortunés (collection Vanhaerents). Le bâtiment abritait depuis 1949 les locaux de Putman S.A., une société de production et d’ingénierie d’électrotechnique et de mécanique de gros calibre, allant de l’énergie aux infrastructures scéniques. L’entreprise a déménagé son activité à Anderlecht il y a quelques années, probablement pour des raisons de compétitivité. Le complexe est aujourd’hui propriété de la ville qui en a réhabilité une partie en appartements à loyers modérés et met temporairement l’ensemble à la disposition du collectif artiste et citoyen du hangar de la Senne qui se charge de la gestion des espaces en fonction des acteurs qui y résident (s’y organisent des concerts, des projections de films, des débats, etc.) et en laissant aussi un logement possible pour les sans-abri. Un lieu où l’action citoyenne renforce l’initiative de politique urbaine, où la vie en communauté croise des actions culturelles alternatives et de proximité. Un espace d’ouverture où Friche s’est posé l’espace d’un temps.
Il leur fallait ensuite fixer le calendrier de sorte à permettre quatre semaines de résidence de travail (en mars) suivie d’une dizaine de jours d’exposition publique (en avril). Pour atteindre les artistes avec lesquels ils allaient collaborer, ils ont opté pour la formule de l’appel à projets. Celui-ci reprenait le déroulement précis de l’intervention (date du passage du photographe, de l’impression du catalogue, horaire du vernissage, du démontage, etc.) et invitait les candidats non pas à réagir à un projet curatorial spécifique ni à se rallier à une thématique ou à un médium particulier, mais à inscrire leur intention dans une approche contextuelle et spéculative. Le projet étant entièrement autofinancé, aucune facilité de déplacement ni de logement n’était possible. Aucun budget de production non plus. En revanche, les artistes disposaient de tout ce que le lieu pouvait leur offrir et demeuraient libres d’y apporter de la matière de l’extérieur, de l’atelier, ou d’ailleurs.
Les énergies d’une vingtaine d’artistes basés pour la plupart à Bruxelles se sont ainsi emparées du lieu et de son architecture brute, détournant les stigmates du travail d’autrefois en possibilités plastiques : Noémie Asper, Léa Belooussovitch, Justine Bougerol, Jules Bouteleux, Catharsis projection, Louis Darcel Raverdy, Hannah De Corte, Benito Funaro, Alix Hammond-Merchant, Antone Israel, Mathias Pfund & Marine Kaiser, Julie Larrouy & Claudia Radulescu, Yoojin Lee, Laure Lernoux, Gauthier Mentre & Vincent Gastout, Johny Ripato, Miss Machine, Rokko Miyoshi, Elise Peroi, Bastien Poncelet, Félix Robin, Eva Schippers, Giulia Silvestri et Elsie Truxan. Ensemble, ils ont délimité le territoire de travail de chacun, l’attribution « des lieux dans le lieu » résultant de la décision individuelle et de la négociation collective. Il revenait ensuite à chaque artiste de définir l’orientation et le degré de son imprégnation, de choisir les résidus qui lui donneraient ses premières matières ; de désigner les objets narratifs ou manquants, de pointer les traces, les signes à décrypter, les choses à ajouter, les zones à mettre en scène, etc.
Issue de cette expérimentation in situ, chacune des œuvres fut motivée par le lieu où elle aboutit et qu’elle modifia. « Et ce n’est que dans cette assimilation réciproque que l’œuvre trouvera son sens », est-il écrit dans un des catalogues. Et ce, par les résolutions que l’artiste a posées au fil de ses interventions, ses réponses à l’espace, à son histoire, à ses matériaux et à ses hasards ; et les réajustements appliqués, selon son jugement et les règles qui fondent sa démarche. Il s’agit en somme de contextualiser la pratique, l’espace d’un temps, en un commun dans lequel les singularités s’affirment, dialoguent, tissent des résonances et pointent vers cet ailleurs que chaque œuvre exprime. Or, faire du commun le lieu d’affirmation des singularités, c’est précisément la visée que Joëlle Zask attribue au projet démocratique qui « confère la tâche de protéger ; le plus également possible, le développement de l’individualité de chacun n».

L’art dans sa socialité
« Cependant, l’achèvement d’une œuvre ne s’applique pas qu’au travail de sa production. La fin du travail marque le début de l’action publique de l’œuvren».

La question du devenir public des œuvres est présente en chaque étape de Friche et devient de plus en plus tangible à mesure que le temps de résidence se réduit et que s’approche celui de sa monstration. Prenant acte de la nécessité de la reconnaissance des œuvres pour en parachever les effets et gagner en légitimité, une attention particulière a été portée à leur médiation : de la communication active tout au long du projet (site web, réseaux sociaux, annonces à la presse) à la réalisation d’un catalogue qui leur survivra, en passant par une signalétique dans l’espace et un guide du visiteur, véritables jalons posés en miroir du modèle institutionnel. Chacun a sollicité son réseau de proches de sorte à faire du vernissage un moment artistique, festif et de grande sociabilité, au croisement des horizons et des disciplines artistiques. Le collectif a aussi fait le choix stratégique d’accorder ses jours d’ouverture avec ceux de la foire Art Brussels qui génère une activation sans comparaison du monde de l’art et des différents secteurs qui le composent, qu’ils soient privés, institutionnels ou alternatifs, et avec lesquels les œuvres de Friche et nombre de ses artistes, sont en réalité en interaction.
Si l’initiative trouve son origine dans une « dialectique du manque et du désirn », le protocole d’interventions nomades et éphémères et d’associations ponctuelles de Friche voit l’ensemble des artistes s’engager dans une expérimentation qui les porte à déplacer les usages. Ensemble, ils œuvrent dans un sillon qu’eux-mêmes ont tracé et se chargent des médiations, échappant de ce fait à toute instrumentalisation. Friche fait l’expérience de l’autonomie de la pratique dans la mesure où ce sont les artistes du collectif qui détiennent les cartes. Sans doute les redistribueront-ils, bientôt.

http://friche.be/index.html

 

Image: © Michel Clerbois. Colonne 3, 1990, 143×112

1

DEWEY J., L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010 (édition originale de 1934), pp. 112-113.

2

FOURMENTRAUX J.P., L’œuvre commune. Affaire d’art et de citoyen, Paris, Les Presses du réel, p.33.

3

VANHAMME M., LOUBON P., Arts en friches. Usines désaffectées, fabriques d’imaginaires, Paris, Les Éditions Alternatives, 2001.

4

GAVIN M., CULLEN M., (eds.), Artist-Run Europe : Practice/Projects/Spaces. Onomatopee, Eindhovenn, 2016. Disponible en ligne : http://www.artist-run-spaces.org

5

Catherine Henkinet, chargée des expositions à l’ISELP, a recensé en janvier 2017 plus de 80 collectifs d’artistes actifs actuellement sur le territoire bruxellois et la liste se rallonge toujours. Voir aussi TIBERGHIEN S., « Le boom des Artist-Run à Bruxelles » dans L’Art Même, N°62, 2014, pp. 30-31 et « Travailler dans les interstices » dans L’Art Même, N°64, 2015, pp.28-29.

6

DEWEY J., op. cit., p.273.

8

ZASK J., Art et démocratie. Les peuples de l’art, Paris, PUF, 2005, p.3.

9

Ibid. p.27.

10

VANHAMME M., LOUBON P., op. cit., p.9.

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