Michel Clerbois
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Dossier

Friche, un rêve des possibles

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

26-06-2017

Les enjeux autour de l’occupation du territoire sont anciens et sont liés tant aux mouvements cartographiques de l’histoire d’un pays qu’aux évolutions d’un paysage urbain.
En cela les friches, lieux désaffectés et réaffectés, sont des espaces transcendants qui incarnent des mouvements de société. Elles sont à la fois spécifiques et innovantes, parce qu’elles témoignent d’expériences nouvelles d’organisations communautaires variées. Mais elles sont aussi révélatrices des logiques immobilières spéculatives de notre temps et de leurs abstractions financières.

Friche, terrain vague, jachère, chancre urbain, dent creuse… ce sont à chaque fois des lieux touchés par l’activité humaine qui retrouvent pour un temps un état d’abandon, de déshérence, reflets des mouvements qui parcourent l’histoire des hommes : changements d’activité, dépeuplement… Elles sont les révélateurs des métamorphoses de la société, de ses utopies, de son organisation, de sa mémoire, de sa vie, de sa mort. Territoires en suspension, en attente, les friches sont le souvenir d’un passé plus ou moins proche et le rêve d’un avenir plus ou moins autre. Disruption temporelle, elles brouillent aussi les cartes, la carte, dissolvant les lignes, les démarcations par le vide de leur désaffection. Moment de suspension donc, elles questionnent la logique urbanistique et les enjeux de propriété individuelle et collective. En cela, elles nous confrontent aux idéologies qui traversent la société humaine.
De la confiscation des terres communesn par les thuriféraires* d’un capitalisme productiviste toujours renouvelé à l’utopie actionnariale qui mit en circulation des titres de propriété sur la lunen; du kolkhozen* qui balaya la propriété individuelle à la destruction pure et simple de territoires « sauvages » pour des raisons politiques ou commercialesn, aucun espace n’est à l’abri du déploiement d’une cartographie constante, permanente qui redéfinit l’usage et le but du territoire. Et c’est là que se situe le germe de toute pensée sociale. De la ville fantôme aux fantasmes antarctiques,n du peuplement nomade à l’extrême sédentarité, l’histoire humaine y décline ses recherches, ses errances.
Nichée sur une terre marécageuse, Bruxelles s’est développée au carrefour d’une route et d’une rivière. Rien d’étonnant à cela dans cette zone de l’Europe aux cinq deltas où il fallut défricher, assainir, canaliser pour s’installer.
Le peuplement lié à une économie de commerce et d’artisanatn permit un essor de l’urbanisation progressive du territoire en phase avec l’opulence de la région.
La ville au Moyen Âge garantissait son autonomie alimentaire en couplant habitations, parcelles privées et terres communes. La gestion des communs constituait l’un des outils de régulation de l’édifice social. Du village à la ville puis de la ville à la capitale, l’affectation des terrains vagues et des pâtures communes glissa ensuite vers plus de centralisation. Ainsi, la gestion des communs échappa à ses acteurs directs. Au Moyen Âge aussi d’autres expériences plus directement sociales fleurissaient à travers des mouvements religieux hérétiquesn ou la création de nouveaux modes d’existence, visant à protéger certaines catégories de la population. Ce fut le cas avec les béguinages.
Ville dans la ville, les territoires octroyés à l’établissement des Béguins et des Béguines provenaient de terres communes. Gérées par l’église ou le clergé, celles-ci constituaient une réserve permettant d’adapter aux circonstances l’amplitude de l’occupation territoriale. Grâce aux béguinages, les reclus de l’époque, les abandonnés, les marginaux purent s’organiser à leur manière et échapper à la violence sociale qui s’exerçait à leur encontre. Ce furent, pour la plupart, des femmes. Veuves d’un mari mort aux croisades, filles mères, « folles », insoumises, elles pouvaient s’y réfugier et s’intégrer à la vie collective dont l’organisation permettait de générer les revenus qui garantissaient l’indépendance du béguinage. Dentelles et maraîchages étaient les principales activités de ces lieux dont les occupant(e)s étaient libres de partir et de revenir à leur guise. On oublie souvent que l’existence de cette forme d’organisation communautaire fut d’abord anarchisante avant d’être, par ce qu’on pourrait qualifier de décision politique de l’époque, intégrée à la multitude des formes monacales catholiques. Les Béguines devinrent alors un ordre à part entière.
En plus des terrains vagues, notre époque, par sa vitesse de développement, a produit un nombre considérable d’édifices qui fleurissent aussi vite qu’ils deviennent obsolètes.
La friche industrielle est un rêve d’artiste contemporain. Elle porte en germe tous les modèles d’usage de l’espace et toutes les formes d’organisation possibles. Mais son existence et sa pérennité dépendent grandement de la façon dont elle est gérée. Les villes se construisent sur la destruction de quelque chose de plus ou moins précis, de plus ou moins réel, se figent ou disparaissent.
Après la crise pétrolière de 1973, et avec la fédéralisation montante du pays qui plaça la gestion de la capitale belge entre parenthèses, Bruxelles connut une décrépitude vertigineuse. Ce fut une belle aubaine pour les spéculateurs immobiliers mais aussi pour les petites bourses de la ville qui purent acquérir à bon prix maisons et immeubles au milieu de quartiers en pleine déliquescence. Des projets pharaoniques défiguraient la ville en phase avec la construction des outils administratifs de l’Union européenne. La ville elle-même était devenue une énorme friche, un gigantesque terrain vague où n’importe quelle construction était en sursis. En 1989, la Région bruxelloise naissante, en instaurant une taxe sur les immeubles à l’abandon, a modifié les choses. Il y eut beaucoup moins de destructions progressives de bâtiments et la valeur patrimoniale de ceux-ci fut à nouveau prise en compte. Une nouvelle forme d’occupation apparut. Pour éviter les squats sauvages qui tournent au campement urbain et les coups de force de collectifs d’artistes dans les usines désaffectées, il suffit de trouver un accord avec le propriétaire, l’occupation le dispensant de payer la taxe.

Il est bon de garder à l’esprit les mécanismes traditionnels qui font de la friche un lieu des possibles : refuge d’expériences collectives, moyen de redéfinir, par la réaffectation de son usage, le maillage social de la communauté urbaine. Encore plus qu’hier, peut-être, avec l’extrême contrôle des zones boisées et/ou dites naturelles où la présence humaine est considérée comme indésirable voire néfaste. Où se nicheraient aujourd’hui les expériences de ces communautés libres du début du XXe siècle, dont certaines se firent dans la forêt de Soignesn ? Probablement dans des bureaux abandonnés ou dans une usine désaffectée.
Ces expériences révèlent aussi une volonté de maîtriser le prix de l’accès à la cité. Elles constituent le revers de la spéculation immobilière et la questionnent de cette manière, arc-boutées sur la réalité implacable des errants, sans domicile fixe, sans-papiers, désaxés pour qui le relogement est une question vitale. Quoi qu’on en dise et quelle que soit la raison pour laquelle on l’investit, la friche demeure, de façon directe ou indirecte, liée à ce droit fondamental qu’est le logement. Et ça, c’est le cauchemar des spéculateurs immobiliers qui tentent de concilier une occupation réelle de leur bien en friche pour éviter la taxe des immeubles à l’abandon et une occupation suffisamment précaire pour qu’elle ne génère pas une confrontation délicate et interminable entre des occupants devenus résidents et eux, propriétaires désireux d’entretenir un vide résidentiel financièrement juteux. L’histoire bruxelloise des friches est jalonnée de ces crispations qui se terminent parfois de manière violente à l’exemple du Gésun ou alors tragique comme avec le projet Héron sur l’avenue de la Toison d’or quand le bâtiment occupé a brûlé comme une torche faisant une victime, un jeune circassien ukrainienn.

Pour éviter cela, il y a une parade qui consiste à signer le bail d’occupation précaire avec des sociétés spécialisées, sous-traitants qui vont assurer la gestion et veiller à une occupation non résidentielle du site quitte à dégager les occupants pour les remplacer par d’autres et assurer une présence suffisante, même si elle est souvent minimale et, de toute manière, toujours précaire.

Il est bon de garder à l’esprit les mécanismes traditionnels qui font de la friche un lieu des possibles : refuge d’expériences collectives, moyen de redéfinir, par la réaffectation de son usage, le maillage social de la communauté urbaine.

Ces sociétés révèlent une dimension nouvelle dans le lien au territoire. La propriété immobilière et terrienne est devenue un support spéculatif comme un autre, ce qui la plonge dans le tourbillon international boursier et l’éloigne encore plus des acteurs de terrain (habitants, artisans, artistes, sociétés locales, associations…) et d’une maîtrise raisonnée de leur environnement immédiat. Pris sous cet angle, l’outil friche perd toute spécificité et se retrouve sur le même plan que le reste du parc immobilier de la ville. Le Monopoly n’a que faire d’expériences sociales innovantes ou de valorisation du patrimoine. Par-dessus tout, il a horreur du vide comptable. Seule importe la capitalisation à haut rendement. Ainsi, quelle qu’en soit la force initiatrice, l’accaparement du territoire en glisse le sens vers une abstraction financière. À cela s’ajoutent les enjeux propres au pays dont la Région bruxelloise constitue le terrain d’exacerbation. Le territoire, alors, devient l’incarnation de l’idéologie dominante, la terra incognita à reconquérir en permanence à coup de mesures néolibérales. Mais c’est une alliance dangereuse. Elle divise et asservit. Le vieux spectre de la colonisation du territoire ressurgit sous des atours enjôleurs et cryptés. Notre bout d’Eurasie verdoyant et opulent s’est toujours lié à la logique du temps. Le rythme de la spéculation imprime son tempo à la société. Les petits carrés de la carte où se dessinent les devenirs du territoire abritent des projets qui mûrissent dans les méandres d’un labyrinthe administratif et politique plus ou moins lobbyisé. Loin des rêves de la population qui, malgré tout, fait fleurir ses utopies éphémères sur ces bouts de commun en sursis. Mais pourquoi éphémère, après tout ? N’est-il pas temps de sortir les friches du temps des spéculateurs ? Ne faut-il pas agir pour préserver la diversité d’usages des territoires ? Tant il est vrai qu’à Bruxelles, enserré par la ceinture verten l’espace est limité même si, au-delà du partage administratif tout aussi précaire que les fameux contrats d’occupation tant appréciés par les spéculateurs, la ville constitue un centre qui rayonne de part et d’autre de la frontière linguistique.

La propriété immobilière et terrienne est devenue un support spéculatif comme un autre, ce qui la plonge dans le tourbillon international boursier et l’éloigne encore plus des acteurs de terrain (habitants, artisans, artistes, sociétés locales, associations…) et d’une maîtrise raisonnée de leur environnement immédiat.

Mais, pour que cela dure, il faut qu’elle reste vivante et multiple, qu’elle transcende ses divisions sociales, culturelles, linguistiques et s’invente d’une autre manière. Les expériences de propriété collective sont un moyen d’éprouver le vivre ensemble autrement que par des discours théoriques et l’usage de friches, soutenu par une décision politique simple et directe, comme l’octroi d’un bail emphytéotique* conditionné à un cahier des charges précis, en permettrait la réalisation à long terme.

Image: © Michel Clerbois. Site d’Hirson-Buire, rotonde 1994-1995

1

DE MOOR M., « Les terres communes en Belgique », dans DEMÉLAS M.D., VIVIER N. (dir.), Les propriétés collectives face aux attaques libérales (1750-1914). Europe occidentale et Amérique latine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 119-137.

2

PIGENET Y., « La Lune est-elle à vendre ? », mis en ligne le 03 septembre 2006, http://www.20minutes.fr/sciences/106197-20060903-sciences-la-lune-est-elle-a-vendre

3

CHEMELEV G., « Réforme de la propriété foncière en Russie », dans Économie rurale. La fin du collectivisme agricole à l’Est : une nouvelle donne pour l’Europe ?, Vol. 214, N°1, 1993, pp. 68-70.

CUNY M. J., PETITDEMANGE F., « La propriété collective dépouillée par les tenants de la propriété privée des moyens de production », mis en ligne le 26 septembre 2016, https://unefrancearefaire.com/2016/09/26/la-propriete-collective-depouillee-par-les-tenants-de-la-propriete-privee-des-moyens-de-production/

4

Voir l’article "Quilombo et irrédentisme aujourd’hui", disponible en ligne, http://www.brasilpassion.com/quilombo.html

Voir l’article « Exposição Amazônia I Os Extremos, imagens denunciam a destruição da floresta, A fotografia da queimada na floresta nativa em Manacapuru captada por Chico Batata, em 2016 », mis en ligne le 29 mars 2017, http://amazoniareal.com.br/exposicao-amazonia-i-os-extremos-imagens-denunciam-destruicao-da-floresta/KELLER R., « Pillages et butins dans la représentation du pouvoir à l’époque carolingienne », dans Médiévales, N°62, 2012, pp. 135-152.

5

CHOQUET A., « À qui appartient l’Antarctique ? », disponible en ligne, http://transpolair.free.fr/routes_polaires/antarctique/antarctique.htm

6

MENANT F., « Éléments d’économie médiévale », Archives du Séminaire tenu à l’ENS, 2006-2009.

7

ORCIBAL J., « Le "Miroir des simples âmes" et la "secte" du Libre Esprit », dans Revue de l’histoire des religions, Vol. 176, N° 1, 1969, pp. 35-60.

8

STEINER A., « Vivre l’anarchie ici et maintenant : milieux libres et colonies libertaires à la Belle Époque », dans Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, N° 133, pp. 43-58.

9

ATD QUART MONDE EN BELGIQUE, « Les expulsés du Gesù (Bruxelles) – Témoignage », mis en ligne le 15 novembre 2013, http://www.atd-quartmonde.be/Expulsion-du-squat-Gesu-Bruxelles-Temoignage.html

10

GUILLAUME F., « Héron City », Film d’auteur, Production CVB, 2002.

11

DE VLAAMSE RAND, « La ceinture verte », disponible en ligne, http://www.docu.vlaamserand.be/ned/webpage.asp?WebpageId=619

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Journal 45
Friches
Édito

Sabine de Ville
Présidente de Culture & Démocratie

Friche, un rêve des possibles

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

Politiques urbaines et friches

Corinne Luxembourgn
Directrice d’études de licence professionnelle aménagement des paysages, gestion durable des espaces urbains et ruraux. Maîtresse de conférences en géographie à l’Université d’Artois.

Les friches : espaces colonisés ou producteurs de commun ?

Dominique Nalpas
Commoneur bruxellois et administrateur d’Inter-Environnement Bruxelles
Claire Scohier
Chargée de mission Inter-Environnement Bruxelles

Friches et dynamiques de patrimonialisation des espaces anciennement industriels

Vincent Veschambre
Directeur du Rize (Ville de Villeurbanne), UMR CNRS environnement, ville, société

Définir avant d’observer, observer pour définir. La friche culturelle, révélatrice de la manière dont la vie culturelle s’institutionnalise

Baptiste De Reymaeker
Coordinateur de Culture & Démocratie

La Maison à Bruxelles, futur incubateur de coopératives autonomes désireuses d’entretenir les territoires communs

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

Tour & Taxis Backup*

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Artiste plasticienne et architecte

Friche : œuvrer en commun l’espace d’un temps

Pauline Hatzigeorgiou
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Entretien avec Michel Clerbois
Propos recueillis par Anne Pollet, chargée de projets à Culture & Démocratie

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Michel Clerbois

Artiste plasticien