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Annexe

Bruxelles : imaginaires écologiques de la ville

Allan Wei, libraire et chercheur en géographie au laboratoire interdisciplinaire d’études urbaines

16-12-2022

Implantation

Quand je suis arrivé à Bruxelles il y a une vingtaine d’années, il y avait encore énormément de friches, des grands projets abandonnés ou mis au frigo, des bâtiments en ruines : Tour et Taxis, la Cité administrative, les anciennes brasseries Wielemans, la caserne Prince Albert au Sablon, le bloc des Drapiers sur l’avenue Louise, l’ancienne école des Vétérinaires à Anderlecht, la Gare de l’Ouest, les innombrables usines dans l’axe du canal… Le cinéma Nova a tourné pendant vingt ans sur ce type d’espaces avec des projections de pellicule et des concerts (Pleinopenair) et a permis de les inscrire dans la géographie mentale d’une partie des Bruxellois·es.

Deux causes principales permettent d’expliquer ce paysage bruxellois de la fin du XXe siècle : la passion des classes moyennes supérieures pour les quartiers périphériques verts et accessibles en voiture (1970-2000) et la désindustrialisation qui a frappé Bruxelles entre 1990 et 2000 (emplois industriels hors construction en 1961 : 160 000. En 1997 : 40 000. Et en 2013 : 10 000).

Ces friches étaient des espaces neufs, des interstices entre deux phases d’occupation, de valorisation capitaliste de l’espace, et de fait, pour nombre d’entre eux, des espaces verts non-planifiés. Ces délaissés, souvent considérés comme un aspect négatif, comme la part d’ombre de cet urbanisme aménageur, ont permis la prolifération d’une nature « rudérale », une nature propre aux ruines, qui est l’expression historique de biotopes encore existants et vivaces aujourd’hui (zones humides / prairies / forêts pionnières) : un écosystème urbain spécifique. Il s’agit aussi d’une forme de nature sauvage (par opposition à « domestique ») au sens où les formes de vie qui s’y déploient sont plus ou moins indépendantes d’une planification humaine : elles résultent d’une co-évolution entre les espèces et l’occupation anthropique du territoire.

Ces friches se situent historiquement dans l’hypercentre et le long du Canal, dans les quartiers où vivent aujourd’hui les 20 % de Bruxellois et Bruxelloises qui n’ont pas accès aux jardins privatifs (un tiers des ménages a accès à un jardin), aux grands parcs léopoldiens, à la ceinture verte. Les espaces verts représentent 54 % du territoire bruxellois (8000 hectares) mais 42 % de ces espaces verts sont privés et leur localisation est ségrégante (le déséquilibre entre centre et périphérie, entre marais et forêt est constitutif du fait urbain bruxellois). Nous avons donc hérité d’une ville blessée par l’urbanisme de l’après-guerre, mais d’une ville passionnante, riche de possibles, d’une ville où les situations de fait compensaient les carences des pouvoirs publics et les projets immobiliers des promoteurs privés.

La situation a changé depuis le début des années 2000 : la population bruxelloise augmente (+ 250 000 habitant·es), les centres urbains ont retrouvé une attractivité et la spéculation immobilière a investi les opportunités qu’offrait l’espace bruxellois (un centre urbain habité par des minorités pauvres avec de vastes espaces industriels défaits). La densification démographique (due à la croissance démographique et au rôle de Bruxelles comme cluster de primo-immigration), dans un contexte de graves inégalités d’accès au logement (marché locatif essentiellement privé, manque structurel de logements sociaux), les nouvelles formes économiques du secteur tertiaire ont entrainé la requalification (donc la bétonnisation et l’imperméabilisation) de ces espaces.

Il y a donc une pression sur ces espaces qui n’intéressaient que certain·es habitant·es praticien·nes (graffeur·ses, ornithologues et naturalistes, urbex, ravers, activistes politiques, squatters…) et très souvent les riverain·es en tant qu’espaces verts de fait, en tant qu’espaces de liberté. Ce sont aujourd’hui des espaces menacés, convoités, des espaces en voie de disparition.

 

L’émergence d’une écologie cybernétique : accommodements entre catastrophes globales et impératifs socio-économiques locaux

Le contexte global est connu : changements climatiques et effondrement de la biodiversité, il s’agit de phénomènes qui commencent à être pleinement assumés au niveau global mais dont la traduction dans les actes et les décisions politiques et d’aménagement peinent au niveau microlocal.

Les objectifs de gouvernance ont intégrés dans les vingt dernières années ces catastrophes globales, elles ont induit une écologie cybernétique : une écologie de gouvernement basée sur des réalisations et aide emblématiques (parcs, pistes cyclables, primes à la rénovation, défiscalisation des voitures électriques) à forte visibilité électorale. Pourtant cette écologie cybernétique ne parvient pas à accepter un véritable changement de paradigme : non pas une redistribution des investissements mais une interruption effective de ce qui nous détruit en tant qu’espèces, en tant que société, en tant qu’individus.

Cette incapacité est particulièrement évidente dans l’opposition apparente qu’entretiennent les partis politiques bruxellois entre développement territorial (et notamment le logement) et écologie (et notamment la conservation des espaces non bâtis). Récemment (2018) on constate l’émergence de Plans d’Aménagements Directeurs (PAD) qui permettent de contourner les normes urbanistiques (PRAS) et écologiques et à la suppression des financements d’organisations d’habitant·es qui ont développé une expertise citoyenne et associative (IEB) sur l’avenir social, économique et écologique de Bruxelles.

Pourtant, nous avons besoin, les générations futures auront besoin, de ces espaces non construits, de ces leviers territoriaux, de ces zones d’intérêt régional, de ces territoires sentinelles, pour faire face aux crises qui bouleversent l’ordre habituel des affaires et sont appelées à se multiplier.

Marais Wiels et Friche Josaphat : deux territoires sentinelles, emblématiques du devenir spatial du territoire bruxellois

Le marais Wiels est une zone humide de 2,5 hectares située à Forest sur le site des brasseries Wielemans abandonné depuis 1970. Depuis 2008, un biotope particulier s’est reconstitué sur cette friche : un marais (étang + roselière), caractéristique du site naturel de Bruxelles (cf. Bruoc-sella). Ce territoire est un espace emblématique qui comprend actuellement un musée d’art contemporain (le Wiels) et un centre culturel communal (le BRASS) dans un quartier défavorisé, extrêmement dense, et caractérisé par une carence en espaces verts. Les zones humides sont déterminantes en terme de biodiversité, même dans un espace entouré d’infrastructures (chemin de fer, avenue, bâti) et récemment ré-ensauvagé, les naturalistes amateur·ices ont mis en évidence 85 espèces d’oiseaux, 21 espèces de libellules, 13 espèces d’abeilles sauvages.
Fin 2020, la région bruxelloise a racheté le marais suite à l’échec du projet immobilier de JCX (groupe Blaton) mis en échec par l’opposition des riverain·es. Malheureusement le projet régional actuel prévoit la construction de 70 logements sur une grande partie du plan d’eau et la transformation de cette réserve naturelle de fait en parc infrastructurel. Si les riverain·es citoyen·nes ont obtenu (en partie) gain de cause (bien que le projet ne semble pas prévoir de logement social), les espèces non-humaines ne semblent pas encore prises en compte et leur habitat reste menacé malgré la propriété publique du foncier.

La friche Josaphat est une prairie de 25 hectares, sur un ancien site ferroviaire entre Schaerbeek et Evere, racheté depuis 2006 par la région bruxelloise. Les naturalistes amateur·ices ont identifié sur cette friche 122 espèces d’oiseaux, 129 espèces d’abeilles sauvages et 33 espèces de libellules, qui témoignent d’une qualité écologique exceptionnelle à l’échelle régionale : il est difficile d’imaginer que cette diversité puisse être compensée ailleurs à Bruxelles dans le futur.
Cette réserve naturelle de fait est cependant menacée par un Plan d’Aménagement Directeur (PAD) qui prévoit de construire un nouveau quartier entre Schaerbeek et Evere, avec 1200 logements (dont 300 logements sociaux). L’opposition des riverain·es a permis de modifier le PAD initial dans le sens d’une réduction de l’emprise du bâti et la constitution d’un « biopark » (parc réservé aux espèces non-humaines) sur 5% de la surface actuelle de la friche. Le nouveau PAD est actuellement à l’étude et le projet sera peut-être encore modifié, en fonction des rapports de force entre les différentes composantes attachées à cet espace pour des raisons économiques, électorales, sociales et écologiques.

 

Les nouvelles mauvaises herbes : plantes invasives, exotiques, pionnières.

Aujourd’hui, des programmes d’éradication sont menés (financements d’arrachage, mobilisation de volontaires, exportation des sols en début de chantier, bâchage…), ces espèces invasives ou exotiques sont accusées de prendre la place d’autres espèces autochtones et de constituer une cause majeure d’atteinte à la biodiversité. En l’absence des prédateurs naturels de ces espèces, les stratégies de lutte semblent assez inefficaces. Actuellement, un débat est en cours pour évaluer l’opportunité d’utiliser le forçage génétique pour lutter contre ces espèces considérées comme nuisiblesn.

Les plus connues du grand public sont le Buddleia ou arbre à papillons (Buddleja davidii) − une plante originaire de l’Himalaya qui peut devenir un arbuste imposant et constituer des populations prospères – et la renouée du Japon ou itadori (Reynoutria japonica ou Fallopia japonica), une herbe géante. Cette dernière est particulièrement visée car elle tend à remplacer des espèces autochtones sur les bords de rivières et les talus de chemins de fer. Son développement rhizomatique et sa facilité de bouturage lui permettent de profiter des déplacements de terres liés aux chantiers et la rend très difficile à éradiquer.

Il s’agit pourtant de plantes qui nous racontent des histoires : ce sont des plantes compagnes (pour reprendre l’expression de l’ethnobotaniste Pierre Lieuthagi). Elles ont été importées en tant que plantes ornementales pour leurs qualités esthétiques et se sont échapées pour se diffuser dans des espaces négligés : les friches, les talus de chemins de fer, les terrils, les bords de rivières. Elles nous racontent l’état de dégradation des milieux qu’elles colonisent, mais elles ne sont pas seulement bio-indicatrices. Ces plantes exotiques sont des plantes pionnières, les premières à arriver lorsqu’un grand projet échoue ou est ralenti, lorsqu’il y a déprise humaine sur un espace.

Elles constituent une nature inattendue qui se déploie dans les niches d’opportunités que sont les friches. En fait, ces plantes pourraient être les meilleures alliées d’un certain nombre d’espèces − dont la nôtre − pour la constitution d’écosystèmes urbains. Leur impact sur la biodiversité est ambivalent : elles réduisent la présence de certaines espèces dans les espaces naturels mais permettent aussi la venue de nouvelles espèces dans les espaces anthropisés (l’arbre à papillons et la renouée sont mellifères). L’arbre à papillons est un agent d’érosion des reliefs, l’itadori est un agent d’érosion des berges de rivières. En ville, elles travaillent à la constitution d’un sol vivant à partir d’espaces minéralisés, souvent pollués et recouverts de bitume, au sein de territoires.

 

Conclusion

Les friches et les plantes invasives témoignent des blessures infligées par la métropolisation au territoire bruxellois. Comme l’a décrit Vincent Cartuyvels dans sa « Brève et partiale histoire » de Bruxelles, nous héritons d’un urbanisme surplombant, qui n’a pas pris en compte la population et ses multiples habitant·es. Au sein de ce désert, les friches constituent des espaces de rencontres multispécifiques non planifiées comme en témoignent notamment les plantes invasives. Ce sont des territoires auxquels on s’attache, pour rendre le monde habitable/vivable, des espaces où l’on peut faire et où l’on peut cultiver ; jardiner, élever, bricoler, observer, écouter, nettoyer, consoler, s’organiser une multitude de gestes posés dans une économie de moyens / basé sur la frugalité. Il ne s’agit pas là d’activités proprement humaines mais partagées par l’ensemble des composantes de la friche : les plantes et les lombrics jardinent, elles rendent viable le territoire pour d’autres espèces, elles (se) métamorphosent.

En terme d’imagination, nous avons bénéficié d’une situation totalement hors normes pendant plusieurs mois au début de cette pandémie. Pourtant, il ne semble pas y avoir d’inflexions majeures dans le rapport au territoire urbain et aux espèces non-humaines. Le troisième sars pourrait bien, comme le premier, être une zoonose avioportée. Aujourd’hui, les diagnostics sont connus, le caractère irrémédiable des bouleversements écologiques est accepté, pourtant les manières de penser et d’agir peinent à évoluer, surtout dans les programmes d’intervention des institutions.

Comment sauver les personnes âgées de la canicule et de l’isolement si elles n’apprécient pas la promenade ou le jardinage dans la niche de verdure et d’eau où il fait plus frais ? Nous pouvons multiplier les exemples : comment convaincre de ne pas nourrir les animaux si l’on ignore le désir des habitants de se relationner à d’autres formes de vie à la locomotion libre dans un monde confiné ? Comment éviter les dépôts de déchets s’il n’y a pas d’affection pour les espaces délaissés ? Comment ne pas exterminer les porteurs potentiels de zoonoses sans leur porter un amour quelconque? Comment ne pas piéger les espèces invasives si l’on n’admire leur résilience d’exotiques, leur intelligence des situations ? Comment cultiver une agriculture urbaine si le jardinage n’est pas élevé à un art des compositions des sols, des relations aux plantes compagnes, des distances aux animaux synanthropes ? Comment aimer l’habitat, cet hybride entre nature et culture, s’il n’est qu’une infrastructure naturelle qui reproduit les fractures sociales ?

1

Il s’agit d’une technologie d’extinction qui vise à ajouter, interrompre ou modifier des gènes d’une population entière de manière à provoquer une réduction drastique de cette population en réduisant ses capacités de reproduction.

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et Allan Wei, libraire et chercheur en géographie au laboratoire interdisciplinaire d’études urbaines
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Parole et Dominique Mangeot

Sébastien Marandon, enseignant, administrateur de Culture & Démocratie

Bruxelles : imaginaires écologiques de la ville

Allan Wei, libraire et chercheur en géographie au laboratoire interdisciplinaire d’études urbaines