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Dossier

Friches et dynamiques de patrimonialisation des espaces anciennement industriels

Vincent Veschambre
Directeur du Rize (Ville de Villeurbanne), UMR CNRS environnement, ville, société

13-06-2017

La friche n’a presque plus besoin du qualificatif culturel. Il est entendu aujourd’hui que la friche est un espace anciennement industriel investi par des artistes et des activités culturelles. Si au départ elle est un espace transitoire, les logiques de patrimonialisation viennent soutenir une dynamique de pérennisation de ces nouveaux espaces culturels, tandis qu’apparaissent de nouvelles friches: pour quelle occupation ?

Friche : du vocabulaire agricole au vocabulaire de l’action culturelle
Avant toute chose, il est important de revenir sur ce terme de « friche », qui n’est plus guère questionné dans le contexte qui est le nôtre mais ne revêt cette acception culturelle que depuis la fin du XXe siècle. Les dictionnaires nous rappellent l’origine agricole du terme, cette référence à la terre et à la culture, au sens premier du terme. Une terre « vierge » ou plus généralement une terre « laissée à l’abandonn ».
Comme l’enregistre le glossaire du site Géoconfluence de l’école normale supérieure (ENS) de Lyon, cette notion de terrain laissé à l’abandon a été déclinée dans le vocabulaire des spécialistes de l’espace pour être appliquée à d’autres types d’activité que l’agriculture : « Les friches sont des terrains qui ont perdu leur fonction, leur vocation, qu’elle soit initiale ou non : friche urbaine, friche industrielle, friche commerciale, friche agricolen. »

Les dictionnaires nous rappellent l’origine agricole du terme, cette référence à la terre et à la culture, au sens premier du terme. Une terre « vierge » ou plus généralement une terre « laissée à l’abandon »

Il est significatif de noter dans cette définition l’inversion des références spatiales, l’urbain étant cité en premier lieu et l’agricole en dernier, ce déplacement géographique du terme s’étant opéré par l’intermédiaire de l’expression « friche industrielle », qui s’est imposée par analogie avec la friche agricole dans les années de désindustrialisation massive.
Ce qui est enregistré du côté du vocabulaire scientifique et technique l’est également plus largement dans les usages sur Internet. Voici dans l’ordre d’apparition les « recherches associées à friche » : friche synonyme, définition friche industrielle, friche urbaine, terrain friche, friche agricole, friche industrielle reconversion, les friches industriellesn.
Ce mot « friche » est un témoin parmi bien d’autres d’une urbanisation profonde de nos sociétés. Et c’est bien à l’industrie que le terme semble le plus fréquemment associé : « Une friche industrielle est un terrain laissé à l’abandon à la suite de l’arrêt de l’activité industrielle qui s’y exerçaitn. »
Et quand on y regarde de plus près, ce n’est pas tant aux friches industrielles en tant que telles que renvoient les usages sur Internet qu’aux friches industrielles en tant qu’elles sont investies par des activités artistiques, culturelles. Sur les 28 premiers sites qui apparaissent lors d’une recherche avec le mot « friche », plus de la moitié concernent des friches industrielles « culturelles ».

Typologie des 28 premiers sites apparaissant lors d’une recherche sur le mot « friche » [tableau]

 

 

 

Source : Google, consulté le 30 mai 2017

Venu de la sphère agricole, passé par la référence à des terrains abandonnés par l’activité industriellen, le terme de friche semble aujourd’hui s’être encore déplacé pour désigner certes des espaces anciennement industriels, mais plus particulièrement les nouvelles activités artistiques et culturelles qui s’y déploient. Dans le contexte français, le rapport rendu public en 2001 par Fabrice Lextrait, sous l’intitulé Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle, a entériné et publicisé cet usagen.

Friche et patrimoine : un décalage temporel ?
La notion de « friche », même si elle s’est déplacée, reste associée à une temporalité spécifique, celle « d’un temps d’attente, d’une situation transitoire entre un usage et un autren ». C’est au moment où un tènement* industriel n’est plus productif, a perdu sa valeur d’usage, est généralement « plombé » par des pollutions supposant un coût important en vue d’une réutilisation, que se joue l’appropriation de la friche par des artistes en quête d’espaces généreux et inspirants. Moment où les pouvoirs publics (et a fortiori les acteurs privés, toujours en attente d’une rentabilité avérée) ne sont pas prêts à intervenir.
Ainsi, dans le cadre de la friche RVI dans le 3ème arrondissement de Lyon, le tènement*, propriété de la communauté d’agglomération, a pu être utilisé par des artistes, des militants pendant une dizaine d’années à partir de 2004, avant que le projet n’entre dans sa phase opérationnelle et que les artistes en soient expulsés. Un temps durant lequel le terrain peut prendre de la valeur, ne serait-ce que parce qu’il a été valorisé par de telles pratiques artistiques, dont on sait qu’elles sont devenues partie prenante de l’économie de la ville dite « créative », d’une nouvelle forme de capitalisme axé sur la connaissance et la culture.
Ces questions de temporalités nous renvoient spécifiquement à la référence au patrimoine, plus exactement au processus de patrimonialisation. Si l’on associe volontiers les friches au patrimoine industrieln, il faut prendre le temps de discuter d’une telle proximité. Du point de vue des intentions préalables à la création d’une friche, il faut préciser que la crainte de perdre des héritages, des traces industrielles (ce qui représente le moteur de la patrimonialisation) n’est pas toujours première dans la décision d’investir une frichen : la rareté et le coût des espaces disponibles, notamment métropolitains, suffit à expliquer bien des stratégies d’appropriation par des collectifs d’artistes. Même si la nature des lieux, tant sur le plan matériel (architecture industrielle, machines…) qu’immatériel (mémoires ouvrières, ambiance…), finit généralement par être mobilisée comme matière première pour la création et comme référent pour la légitimation d’une forme de pérennisation de la friche.
En toute rigueur, le temps de la friche n’est cependant pas concomitant à celui de la patrimonialisation. Dans son analyse du processus de patrimonialisation, Philippe Lacomben identifie quatre temps : le temps productif, le temps du déclin, le temps du retrait et celui de la renaissance. Il définit le « temps du retrait » comme « celui de la disparition, où l’on ne parle plus de l’objet », qu’il associe à la « démolition », « l’abandon », « la ruine », « la friche ». Temps qui précède selon lui le « temps de la renaissance », qui est à proprement parler celui de la mise en valeur et de la consécration patrimoniale. Certes, comme le précise Françoise Lucchini, l’intervention artistique entre en jeu dans le processus de patrimonialisation, ce qui se traduit généralement par des formes à la fois immatérielles (la dénomination de la friche : Ufa Fabrik, Mains d’œuvres, les Frigos…) et matérielles (restauration d’un bâtiment emblématique de la friche) de conservation des traces de l’industrie et de l’activité ouvrière. Mais quand on en est venu à ce type d’inscription pérenne, que j’appellerais volontiers marquage de l’espace, à travers l’intervention patrimoniale, est-on toujours dans la définition initiale de « friche », cet espace-temps éphémère, rendu habitable à moindre coût et susceptible d’être réorienté à tout moment vers des activités plus productives par ses propriétaires ?

Les périphéries urbaines marquées par le triomphe automobile, zones commerciales, zones d’activité, lotissements… sont probablement amenées à être désinvesties et peut-être à prendre une nouvelle valeur en tant que « friches ». Dans un tout autre registre, les lieux de culte, et notamment les églises catholiques dans un pays comme la France, sont en passe de tomber massivement dans le domaine de la friche, sans que l’on puisse à ce stade présumer de la capacité de la société à les réinvestir de manière créative et socialement utile.

La friche et l’innovation patrimoniale
S’il faut se garder de superposer strictement investissement d’une friche par des artistes et processus de patrimonialisation, il n’aura pas échappé aux observateurs de la chose patrimoniale que ces friches pouvaient représenter des laboratoires non seulement sur le plan artistique et social, mais aussi du point de vue de la fabrique des patrimoines. Comme le souligne Patrice Gourbinn, ce qui mobilise en priorité les artistes présents dans ces friches c’est plus le versant « immatériel » du patrimoine, les mémoires notamment, rejoignant ainsi des tendances enregistrées par l’UNESCO à enrichir la notion de patrimoine par la prise en compte des rapports des habitants aux lieux, à leur histoire, à leur vécu. Les friches sont également des lieux privilégiés de médiation numérique, de partage en ligne des expériences sensibles associées à leur pratiquen. Ajoutons à cela que la matière première « patrimoine industriel », dans ses dimensions à la fois matérielle et immatérielle, est mobilisée dans le processus créatif, pour aboutir à des objets hybrides. Ces différents processus qui accompagnent la patrimonialisation dans les friches, immatérialisation, numérisation, hybridation artistique, correspondent tout à fait à ce nouveau régime de patrimonialité décrit en 2014 par le consortium Patermondi sous la direction de Maria Gravari-Barbas.

Conclusion : vers de nouvelles formes de friches ?
Si les anciens espaces industriels représentent depuis la fin du XXe siècle des lieux privilégiés d’innovation, tant sur le plan artistique que patrimonial, il est fort à parier qu’au cours du XXIe siècle, au fur et à mesure de l’entrée de nouveaux espaces dans des processus d’obsolescence, de nouveaux horizons seront investis. Les périphéries urbaines marquées par le triomphe automobile, zones commerciales, zones d’activité, lotissements… sont probablement amenées à être désinvesties et peut-être à prendre une nouvelle valeur en tant que « friches ». Dans un tout autre registre, les lieux de culte, et notamment les églises catholiques dans un pays comme la France, sont en passe de tomber massivement dans le domaine de la friche, sans que l’on puisse à ce stade présumer de la capacité de la société à les réinvestir de manière créative et socialement utile.

1

Première acception du terme friche dans le dictionnaire du CNRTL. Voir : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/friche.

3

Cf. requête sur le moteur de recherche Google, le 30 mai 2017.

4

Cf. Wikipedia : « friche industrielle ».

5

Notons au passage que dans les deux cas se posent aujourd’hui, à des degrés divers, des questions de dépollution.

6

Rapport commandé par Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la friche marseillaise La Belle de Mai.

8

LUCCHINI F., (dir.), De la friche industrielle au lieu culturel, Actes de colloque, Sotteville-lès-Rouen, 14 juin 2012.

9

GOURBIN P., ibid.

10

LACOMBE P., « Le patrimoine maritime, frénésie et/ou contournement », dans PERON F., (dir.), Le patrimoine maritime, construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, PUR, pp. 115-120.

11

On pourra se reporter aux travaux de Sarah Rojon sur le terrain de Saint-Étienne.

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