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Vents d’ici vents d’ailleurs

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

28-08-2024

Le directeur se retire. Une quinzaine de chercheurs et artistes se retrouvent brusquement sur un terrain vague offrant la possibilité de manœuvrer une école en toute autonomie. Celle-ci étant déjà fondée sur une ligne pédagogique très innovante et ouverte aux expérimentations, l’ambition était de pousser à l’extrême les points positifs et négatifs de son fonctionnement. Je propose alors une « fugue d’école » ; un projet qui profiterait de ce contexte branlant pour tester un nouveau modèle de transmission sans argent et sans chef.

Ainsi le Fugilogue a ouvert au mois d’avril 2016 des temps et des espaces dans Paris pour discuter de la valeur de la fuite comme forme possible de résistance. Proposé dans l’urgence afin de répondre à l’envie de continuer à travailler ensemble, ce programme a récupéré les contraintes et difficultés auxquelles nous étions confrontés pour en faire les piliers de notre recherche : fuir pour créer – créer pour fuir.
La ligne de fuite, comme l’entendait Deleuze, serait un moteur de création. Elle « correspond à cette action positive, qui consiste moins à refuser l’affrontement (prendre la fuite) qu’à le porter ailleurs, littéralement, à prendre la tangente et à modifier non pas sa position à l’égard du diagramme mais ce diagramme lui-même n». À l’inverse, lorsque cette fuite est forcée ou nécessaire elle peut devenir une source d’innovation essentielle pour survivre ou se reconstruire.

Le Fugilogue est un circuit dans Paris qui propose des points de passage permettant de nourrir cette investigation. Des rendez-vous quatre fois par semaine, toujours dans des lieux différents, nous guident à la rencontre de spécialistes de la fuite. Ces interlocuteurs viennent d’horizons variés : des artistes exilées, des détectives privés, un ancien prisonnier, des réfugiés politiques, une archiviste experte en évasion culturelle, etc.
Les participants de l’école ont chacun endossé un rôle afin de maintenir la structure du parcours tout en le reformulant en permanence. Ouvert à tous, ce module aspire à croiser des individus et des points de vue.
Baignant dans un climat de regroupement avec des mouvements comme Nuit Debout, à la recherche de nouvelles distributions de la parole, l’hypothèse du Fugilogue était la suivante : la fuite peut-elle devenir la clef de voûte d’une organisation collective ?
Il était donc question d’approcher la fuite tout au long du mois d’avril, dans l’objectif non pas de s’évader mais de l’apprivoiser comme méthode de fusion. Plus que la production d’objets d’arts ce qui est ressorti de ce laboratoire de recherche c’est un mode opératoire pour œuvrer ensemble dans la précarité et le mouvement.
Cet article propose un mode d’emploi pour répéter ou dériver le Fugilogue.

Itinérance
La pierre angulaire de ce format éducatif réside dans son caractère itinérant. Le déplacement est souvent un réflexe stratégique pour démanteler les regroupements qui gênent. La mythique Université de Vincennes qui fut déplacée à Saint-Denis en 1979 en est un exemple frappant. Aujourd’hui nous en sommes témoins au quotidien avec la dislocation des campements, les mouvements d’émancipation qu’on essouffle à coup de dispersion et, lorsqu’il concerne des populations entières, le déplacement devient une véritable arme de guerre génératrice de grande violence.
Plutôt que de stopper les flux, ne faudrait-il pas essayer de les aménager, de leur préparer un passage ou un mode de déplacement qui leur permettent de se fortifier, de s’enrichir et de se maintenir ?
Notre école est un laboratoire testant des alternatives pour établir un état d’esprit dont la vocation consiste à se faire récupérer par tout organisme ayant les moyens de le porter à plus grande échelle.
Constitué de certains « lieux de passage », le circuit du Fugilogue n’est pas entièrement prédéfini à l’avance. Il se construit par son rythme et ses espaces d’accueil temporaires. Ces derniers permettent des points de rencontre et des invitations.
Tous les espaces sont envisageables – plus ils varient mieux c’est. Institutions, magasins, restaurants, appartements, parkings, métros : chaque lieu est singulier dans sa manière de recevoir. Même à titre gracieux, ces structures peuvent, a priori, recevoir un groupe de quinze étudiants pour une durée inférieure à trois heures à l’occasion d’une discussion ou d’une conférence. Cette décision d’accueillir, lorsqu’elle n’est instituée par aucune charte, ne relève dans la plupart des cas que d’une volonté propre à nos interlocuteurs. Il devient alors intéressant de jauger et comprendre la raison de réponses positive ou négative. Il y a des refus par peur de l’inconnu, par mépris, par manque de temps ou, à l’inverse, des acceptations par curiosité, par altruisme, par intérêt ou par inadvertance. Mais le plus souvent la balance du pour et du contre s’équilibre quasiment, ne basculant que très légèrement d’un côté ou de l’autre. Notre pari : faire accepter l’exception.
Et puis, selon les conditions d’accueil établies librement par chacun, notre arrivée suscite plus ou moins d’intérêt, de frustration, d’étonnement ou de générosité.
La construction d’un projet commun et l’apprentissage se trouvent alors soumis à une nouvelle épreuve à chaque réunion. Contraints de s’adapter à une nouvelle situation, un nouvel espace spatial, lumineux, sonore, une température et une atmosphère sans cesse changeante, le groupe se trouve une place temporaire par son équilibre interne qui se fabrique au fur et à mesure de notre parcours.
L’enjeu et le jeu de notre itinérance consistent à manipuler le potentiel symbolique de chaque lieu, à vivre ce parcours comme une fiction. Dans le Fugilogue, chaque espace dans lequel nous faisons cours devient le décor d’une nouvelle scène. Cachés au fond d’un petit magasin de salons orientaux à Montreuil pour échanger sur les différents modes d’archivage lors de notre première réunion, notre conversation a évolué quelques mètres plus loin au sein d’un nouvel établissement de fournitures d’intérieur, plus moderne, à la rencontre d’un jeune Syrien récemment réfugié en France qui développe une nouvelle application numérique post-Facebook. Puis rendez-vous dans un motel pour découvrir le travail d’un artiste new-yorkais qui consiste à modifier l’espace par la lumière, à la suite de quoi nous déambulons entre les pièces à la décoration cossue de la maison de Victor Hugo. Du black cube d’une salle de théâtre nous passons au white cube d’un studio photo pour écouter le récit et les conseils d’un ancien prisonnier qui est parvenu à s’évader par l’écriture.
C’est ainsi que le Fugilogue s’infiltre dans des salles d’expositions, des bureaux, des antichambres, des couloirs ou des grandes salles de réceptions, pour écouter des récits, proposer des workshops, débattre et construire des projets.

Rencontres in situ
Cette manière de déambuler permet d’aller à la rencontre des gens. En se rendant sur le lieu de travail, de vie d’un intervenant ou dans un lieu qu’il choisit, c’est le groupe qui se rapproche de ce qu’il veut savoir et de ceux qu’il veut connaître. Cette déambulation ponctuée d’histoires et de discussions les ancre dans une situation spatiale.
Les coïncidences, le degré de confort et les distances parcourues modifient les interactions et éveillent l’attention. Une expérience commune de discussions, toujours singulières par leur forme et leur contenu, s’établie à mesure que nous avançons.
Parfois, il y a écho : suite à une visite chez un détective privé, nous partons découvrir le travail d’une artiste étrangère qui consiste à changer de nom tous les mois.
Un point de rendez-vous permet aussi d’aller à la rencontre d’organisations, de projections ou de mouvements. En nous retrouvant place de la République nous savions qu’il serait possible de se laisser surprendre par des interactions et de charpenter ainsi la suite de notre cheminement. Une association qui diffuse le travail de cinéastes iraniens en exil nous présente un film faisant étonnement un effet miroir avec nos interrogations.
Cette manière de créer des points de références communs ouvre une part d’imprévu tout en convergeant naturellement vers notre thème de départ, la fuite.

Jongler avec les probabilités
Tout projet collectif apprend à se subordonner aux contingences. Ici, la part d’aléa et les renversements de situations sont poussés à l’extrême. Lorsque l’argent n’est plus maître de l’échange, les transactions sont plus ambiguës et se déplacent dans un réseau enchevêtré de liens de réciprocité.
Chaque élément constitutif du circuit dépend d’un autre. Précaire, ce chantier s’échafaude à coups de paris, de bluff et d’intuition. Si tel espace nous accueille il sera possible d’inviter cette personne qui permettra alors de rencontrer un autre intervenant qui rendra possible cette discussion qui permettra alors d’être soutenus par telle structure et vice versa.
L’effet domino est de mise autant dans l’ouverture que dans la clôture des possibles. Le Fugilogue propose alors d’avancer sur ce canevas vacillant qui tisse de nouveaux liens à chaque rencontre. Des
réseaux internes se forment entre invités de passage, participants assidus, rencontres hasardeuses, lieux d’accueil et thématiques abordées.
Dès lors, il est conseillé de quantifier le degré de probabilité de chaque variable et de les rendre publiques. Si les participants peuvent visualiser la chaîne des possibles, les relations causales, ils font déjà parti d’un circuit virtuel qui augmente leur part d’implication dans l’aventure.
C’est par cette méthode de coordination que le Fugilogue a pu se frayer un chemin à petit pas.
L’agglomération et la mesure des possibles participent à l’attraction des membres au sein de ce parcours — par la séduction on favorise l’approche, on provoque l’échange.
Pour instaurer cette dynamique de découverte, cette stratégie d’approche implique aussi une capacité à rebondir à tout moment.

Improvisation
On ne peut rien prévoir dans de telles circonstances. Nous ne sommes jamais à l’abri d’un changement de programme auquel cas il faut savoir prendre des décisions en temps limité. L’improvisation devient alors centrale pour pouvoir repartir en cavale.
La formule magique de l’improvisateur est « Oui… et ». Quel que soit le sujet lancé il faut immédiatement l’accepter comme une possibilité et rebondir dessus coûte que coûte. C’est ainsi que des experts de cette forme de théâtre parviennent à organiser le hasard et construire une improvisation cohérente.
Lorsque les décisions doivent être prises dans l’urgence, cela implique souvent un changement organisationnel. Chacun se sent alors concerné par la nécessité de résoudre la situation qui surprend et stimule les suiveurs. Propositions et inventions de nouvelles directions à prendre permettent de renverser les rôles et de déplacer le point de fuite.

Répartition des rôles
Sans autorité nous devons envisager de nouvelles hiérarchies. Des rôles sont ainsi donnés à chaque participant en vue de constituer le noyau dur de notre trajectoire. Ces derniers remplissent ensemble toutes les conditions nécessaires au bon fonctionnement de l’organisation du groupe dans ce périple : Critique, Héritiers, Présentatrice, Dépanneuse, Parolier, Restaurateur, Ouvreuse, Médiatrice, Escapologue, Clôtureuse, Joker, Reporter, Sauveteur, Guide, Réducteur, Liseuse, Météorologue, Compositeur, Divertisseur.
La libre interprétation de ces titres permet aux participants de s’auto-octroyer sa part de responsabilité en les considérant comme point de départ.
Chacun devra établir un plan d’action en amont spécifiant une temporalité précise d’exécution.
Celui-ci peut prendre place tout au long du parcours, au début de chaque séance, à six heures tous les matins, à chaque fois qu’il y a conflit, aux moments de pause, de circulation etc. Le temps de parole pourra ainsi être redistribué selon de nouvelles règles et rythmer les séances.
Avant tout destinées à être jouées et expérimentées, ces tâches respectives prendront petit à petit une tournure performative qui saura s’adapter à chaque situation.
Il est conseillé de distribuer ces rôles de la façon a priori la plus inappropriée. Compétences et incompétences se compenseront ici dans l’exercice du jeu.
Puis naturellement le rôle se transforme selon les situations. Il est avant tout un moyen d’être actif, responsable d’un aspect de l’organisation et se donner une mission dont on n’a pas l’habitude dans la vie quotidienne.

Exit
La seule règle posée est la suivante : il est possible de s’évader à tout moment. Il s’agit ici de proposer le point de fuite comme solution ou échappatoire. La constitution du groupe ne doit être le résultat d’aucune obligation, seulement d’une envie.

Archiver pour redistribuer
Une question cruciale, encore en cours de résolution, consiste à se demander comment partager cette expérience qui n’est basée que sur la circulation et le furtif.
Nous avons décidé au début du module de réunir sur une page Internet, des comptes rendus réalisés par chacun, en fonction de nos rôles, après chaque séance. Celle-ci permet de mettre en commun nos visions subjectives de cette même expérience à travers des supports variés : sons, images, schémas, notes, récits, vidéos. Ces documents sont en libre-
service pour chaque membre qui peut, s’il le souhaite, en extraire un texte, un documentaire, un catalogue ou toute autre forme de diffusion.
Cette base de données est vouée à s’échapper par l’un ou chacun d’entre nous afin de se transformer en nouvelles fictions. Cet article en divulgue les premiers indices qui pourront d’ores et déjà se ramifier en de nouvelles tentatives de Fugilogue.

1

Institut des hautes études en arts plastiques

2

Anne Sauvagnargues, Deleuze et l’art, PUF, Paris, 2005.

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