Boubacar Ndiaye était invité en septembre dernier au colloque « Aux sources de l’oralité » organisé par la fédération de conteurs professionnels. Entre tradition et modernité, Boubacar Ndiaye transmet en France et au Sénégal la parole des anciens, collectée au gré des rencontres et héritée de sa famille. Il nous a accordé un entretien dans lequel il nous dit sa volonté de maintenir vivante la transmission orale. Il nous y raconte la force de la parole mais aussi l’importance des silences. Nous tentons ici – au risque de le déforcer – de reproduire cet échange à l’écrit.
Propos recueillis par Hélène Hiessler et retranscrits par Maryline le Corre, coordinatrices à Culture & Démocratie
Pouvez-vous nous parler de la figure et du rôle du griot ?
Un griot est un gardien de mémoire. Dans une société organisée, le rôle de certains individus est de retenir et de dire. Ces hommes et ces femmes transmettent à travers le verbe et cette transmission se fait de famille en famille : on nait griot, on ne le devient pas. Il y a donc des familles de griots et de griottes. Ce sont à la fois des conteur·ses, des chanteur·ses, des danseur·ses ; il·elles utilisent tout ce qui permet la transmission d’une vie. Le griot raconte, transmet pour se relier aux ancêtres mais aussi pour relier l’Homme à ses semblables. Au Sénégal, on dit ngéweul, ce qui veut dire en wolof : « fait le cercle et raconte ». En temps de guerre, le griot était devant ; on n’avait pas le droit de le tuer. Au retour de guerre on lui disait : « ngéweul, raconte ». Au Mali on dit jeli mais le rôle est le même : gardien de mémoire, archiviste ; il est là pour préserver les liens sociaux.
Vous êtes donc né griot ?
Je suis né griot, je n’ai pas demandé à l’être. Jadis le griot était obligé de prendre sa charge, aujourd’hui c’est un choix. Personnellement, je suis d’abord parti en France continuer mes études mais je me suis rendu compte que ce que je savais faire c’était raconter des histoires alors j’ai tout arrêté. Au début, ma famille s’est dit : « Mais il a perdu la tête ! » « Tu veux faire quoi ? Griot ? Mais tu es né griot. On t’envoie en France pour que tu reviennes avec de grands diplômes. » Elle ne pouvait pas comprendre. Cela fait à présent une vingtaine d’années que je gagne ma vie en racontant des histoires et j’ai même obtenu la nationalité française grâce à cela. C’est une façon de dire : « Qui aime sème et quand on sème ça pousse. »
J’ai donc fait le choix d’aller collecter et voir les personnes détentrices de cette tradition. C’est important, car le griot doit connaitre son histoire avant tout et rattacher cette histoire personnelle, familiale, à celle de son pays. Grâce aux griots, l’Afrique garde ses racines par le biais de la parole. Cette transmission et cette mémoire collective font la force de la société africaine contemporaine.
Partant du constat qu’il y a une perte de transmission orale, vous avez lancé le projet le Puits à paroles. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Vous l’avez dit : perte. De nos jours avec les ordinateurs, la télévision, … on est face à cette lumière que l’on ne peut pas éteindre, qui enlève la beauté. Alors, avec quelques compagnons, on s’est dit qu’il fallait être dans le faire. Et la manière la plus efficace c’est d’être sur le chemin, dans l’action. Nous sommes donc partis écouter, nous charger, nous abreuver auprès de personnes d’âge mûr qui de leur côté n’attendent que cela : quelqu’un qui vient, qui s’intéresse à leur mémoire et qui leur permet, dans la patience, de déposer quelque chose. En tant que conteur·ses, égoïstement, ça nous nourrit, ça nous permet de nous abreuver pour mieux redonner.
Au Sénégal – le projet existe aussi en France –, le Puits à parole va de village en village rencontrer les personnes d’âge mûr, écouter, enregistrer et conserver. Mais ce qui nous intéresse ce n’est pas de collecter cette parole pour la garder dans une boite ; c’est de parler avec celui ou celle qui est présent·e, de raconter aussitôt. Car la parole a besoin de mouvement. Quand tu racontes, il y a une vie qui s’installe. Sans mouvement, on retient la vie et tout ce qui est retenu est perdu ou pourrit.
Chaque année, l’association organise aussi le « Festiparoles ». C’est un festival itinérant pendant lequel on se déplace de village en village, dans les écoles et on amène la culture là où elle est absente. Tous les spectacles que je fais en France et ailleurs participent en partie à financer cela. C’est une façon aussi de ne pas attendre. Parce que les traditionalistes disparaissent. Quand un vieillard meurt c’est comme une bibliothèque qui brûle.
Est-ce que c’est important pour vous de vous adresser aux plus jeunes ?
Très important. En racontant, nous rappelons notre royaume d’enfance où tout était signifiant. C’est la transmission d’une vie à des oreilles différentes, avec des degrés de compréhension différents. Pour moi si on veut être éternel·les, il faut déposer dans le cœur des enfants. Ça j’y crois et ça me donne des forces. Quand on parvient à transmettre aux enfants, je pense que l’on peut parler à tout le monde.
Je souhaite aussi collecter la parole des enfants de la rue que l’on trouve beaucoup au Sénégal, pour mieux informer et sensibiliser les adultes. C’est aussi notre rôle de rappeler que quelque fois on passe à côté de l’essentiel. Dans mon spectacle Voyage sans visa, où je questionne la place du bonheur dans l’immigration, je raconte des récits de vie. Par exemple, je dis :
« Attendre sa propre mère 23 ans.
Elle, elle attend des papiers 23 ans.
Après elle a gagné des papiers américains.
Mais à vouloir gagner des papiers qu’est-ce qu’on perd ? »
À travers le verbe, dire, sans accuser qui que ce soit, mais en se questionnant.
Qu’est-ce que serait une « bibliothèque à palabres » ?
C’est un rêve qui pour le moment ne s’est pas encore réalisé : la connaissance par l’écoute. Parce que tout ce que je raconte maintenant m’a été transmis par trois femmes : ma grand-mère et mes deux mères. C’est grâce à ces femmes que je continue à porter ces paroles. Je rêve d’un endroit où chacune et chacun puisse déposer ses connaissances que ce soit sur le plan des plantes médicinales, des contes, des histoires… J’aimerais que tous ces savoirs ne dorment pas dans les tiroirs. Que chacune et chacun puisse se dire : « Je ne suis pas allé·e à l’école mais je peux avoir accès à ça. » L’idée serait d’enregistrer toutes ces connaissances et de pouvoir les écouter sur place. On me dit que c’est un projet un peu trop ambitieux, une belle utopie. Alors, comme je préfère toujours être dans le faire plutôt qu’uniquement dans le rêve, j’aimerais créer des lieux – même plus petits – dédiés aux mots, où les gens pourront venir déposer un savoir, une parole…
Vous alliez modernité et tradition. Vous insistez beaucoup sur cette idée de préserver le savoir des traditionalistes mais la modernité, où se retrouve-t-elle ?
On veut toujours opposer hier et aujourd’hui, mais je pense que ce qu’on dit aujourd’hui, c’est la tradition de demain. La tradition orale permet de remonter sur plusieurs siècles. Quand je reprends une parole dite très ancienne, d’une période que je n’ai pas connue. Comment dois-je faire ? Dois-je imaginer ce que les personnes vivaient à ce moment-là ? Si je fais cela, je suis loin de moi-même, je ne suis pas présent, or cette présence est primordiale pour moi, je dois être ce que je dis. Mais c’est aussi très important – particulièrement en Afrique – de connaitre la source des choses. Avant de raconter, la première chose que je fais c’est de remercier les ancêtres, c’est une façon pour moi de mettre du sens. Par exemple, je pense à l’histoire de Soundiata Keïta. En 1236, dans l’empire du Mandé, des chasseurs, Soundiata Keïta proclame la Charte du Mandén à Kouroukan Fouga. Cette charte – reconnue par L’UNESCO en 2009 – est considérée comme l’une des premières déclarations des droits humains. En tant que griot je cherche à montrer la force qu’a l’être humain d’être là, de résister, de poser des actes qui vont servir à toute l’humanité. C’est ce que Soundiata Keïta a fait, c’est pourquoi cette histoire doit être racontée encore aujourd’hui.
Pourtant, je relie aussi ce que je raconte à des éléments actuels. Je raconte, je danse, je chante avec des musiciens qui viennent d’ailleurs. Mon prochain spectacle par exemple s’intitule Choisir mes couleurs.
« La couleur noire de ma peau que je dois porter toute ma vie, je ne l’ai pas choisie. Naitre dans une famille au Sénégal non plus. Mon frère blanc as-tu choisi la couleur de tes yeux ? Bien sûr que non, mais qui a fait ce choix ? Au Sénégal on me dit c’est Dieu, ailleurs on me dit non, c’est le hasard. Qu’importe pour moi, le nom qu’on lui attribue, nous sommes tous invités au festival de la vie qu’est le monde. Chacun a sa place sur cette grande piste de danse qu’est la terre. Quel rôle as-tu envie de jouer ? Spectateur ? Non je veux être l’artiste. Avec mon cœur, composer la musique qui va rythmer ma vie et mes mains ; peindre, mettre les couleurs que je veux sur ce grand tableau qu’est ma vie.» Ce sont des paroles d’aujourd’hui, qui questionnent le monde à notre façon. C’est là où je parle de modernité. Je ne fais que répéter les paroles de ma grand-mère ou de mes mères, mais à force ça devient moi. Je transforme certainement pas mal de choses mais l’important c’est être en accord avec ce que l’on dit. Ne pas séduire mais sentir.
Vous voyagez beaucoup. Cela crée-t-il une hybridation des formes ? La rencontre avec d’autres publics, d’autres conteurs ou conteuses issu·es de traditions différentes, influence-t-elle votre propre pratique ?
Sur mon chemin de voyage, j’ai traversé un beau paysage, très riche, qui ne s’est fait qu’avec des visages, des visages qui rient, des visages qui pleurent, des visages absents. Sur mon chemin de voyage, j’ai écouté leur musique classique et j’ai appris à danser avec cette musique si étrange, si loin de moi mais qui peu à peu m’apporte et me vide de tout ce que j’avais de trop dans mon sac de voyageur. Je m’éloigne de moi, les mains enrichies de l’Autre qui est désormais mêlé à moi. Je me demande qui je suis vraiment. Je suis l’Autre et moi. Et ça me donne une force tout simplement.