Eugène Gaspard Marin, dit Gassy Marin, est né en 1883 dans la commune bruxelloise de Watermael-Boitsfort et mort en 1969 en Angleterre. Figure libertaire, espérantiste militant et anthropologue, il laisse entre autres le journal d’un long voyage entrepris entre 1928 et 1938 à la décou- verte de l’Ancien Monde, qui le mènera jusqu’en Chine et au Japon, et dont le texte vient de paraître aux éditions Artisans voyageurs. Nous en proposons ici une lecture pour faire jour sur ce personnage peu connu qui affirma « le monde entier est devenu mon pays ».
Il est toujours intéressant de se demander comment nous arrivent les choses, comment elles débarquent dans notre vie ; de questionner les détours parfois surprenants qui nous conduisent à découvrir un lieu, une communauté ou une personnalité. Alors que j’étais plongé dans des réflexions sur les territoires communs : leur histoire et les courants idéologiques qui s’y greffèrent, le hasard a voulu que je découvre Gassy Marin. J’ai reçu d’un ami l’annonce de la présentation d’un ouvrage consacré à ce Boitsfortois du début du XXe siècle.
L’événement se tenait dans la commune qui a vu naître cet anarchiste espérantiste, membre de la colonie libertaire qui, après Stockel, s’installa à Boitsfort. C’est grâce à la volonté d’une poignée d’irréductibles, désireux de faire connaître la vie et l’œuvre d’un habitant de leur commune, que le manuscrit relatant le voyage de ce globe-trotteur fut édité. La vie de Marin a cette vertu d’être ancrée dans la culture locale qui la fait ressurgir en ces temps troublés tout en faisant écho à une culture du renouveau dont notre époque est si friande.
C’est avec plaisir que je me suis plongé dans le carnet de voyage de cet homme qui entreprit son périple, déjà riche de nombreuses expériences sociales, à un âge (45 ans) où sa pensée avait atteint une maturité pleine et son regard une acuité étonnante.
Poussé par un courant idéologique dont le maître à penser, Élisée Reclus, a insufflé l’essence par son œuvre monumentale éditée à compte d’auteurn, Marin a pris la route à vélo. Le départ se fait de Whiteway en Angleterre où il séjourne dans une communauté libertaire avec Jeanne, sa compagne. Il part faire le tour du « vieux Monde », sans date précise de retour. Espérantiste convaincu, il porte, comme bagage, cette langue nouvelle et pleine d’un potentiel fédérateur pour l’humanité.
D’une écriture claire et directe, le récit de Marin nous emporte sur des chemins qui nous semblent familiers mais qui, en fin de compte, ne le sont pas. La géographie forge le caractère des peuples et leurs histoires – cet adage d’Élisée Reclus transparaît dès les premières lignes. Son voyage va durer dix ans. Parti à la veille de la crise de 1929, il sera de retour en Belgique quelques mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le monde qu’il traverse est en plein bouleversement. L’écriture de Marin, à la fois descriptive et contemplative, est ciselée par ses connaissances en botanique, en géologie et en anthropologie. Tout ce qu’il faut pour rendre ce témoignage de première main précieux et édifiant. Les images viennent d’elles-mêmes et sa plume, libre de tout préjugé, renvoie les documentaires télévisés pétris d’affect et d’interprétations naïves au rang de nourriture pour analphabètes perpétuellement amnésiques : vous savez, le mille-feuille de la fausse connaissance dont les couches débitées au rythme imposé de vingt-cinq images par seconde se noient dans la crème épaisse de l’ignorance. À force de voir, on croit savoir. ici, on imagine et, à chaque page, c’est-à-dire quelques minutes de lecture à son propre rythme, il y a de quoi remplir le vide réglementaire d’un documentaire moyen. Le vent du large et l’ouverture aux autres sont ses moteurs, sa solitude, la clé de toutes ses rencontres.
Marin versus Lovecraft
Le hasard, encore lui, a voulu que, tandis que je voyageais avec Marin sur les pointillés de la carte, je tombe sur un livre de Michel Houellebecq. Je n’avais d’ailleurs rien lu de lui. Mais là, il s’agissait d’un essai sur H. P. Lovecraftn, le maître du fantastique, un contemporain de Marin et un sujet parfait et fondateur pour la pensée de Houellebecq. J’entamai donc une lecture en parallèle et cela donna un éclairage particulier au périple de Marin. Autant celui-ci affronte les aléas d’un long voyage plein d’imprévus, le cœur léger et l’âme en paix, autant la sédentarité de Lovecraft et sa raideur d’esprit perclus de préjugés et de phobies le font plonger dans les profondeurs de son âme torturée et immobile d’où il tirera le suc des récits terrifiants qui le feront connaître et dans lesquels, le plus souvent, l’autre, l’étranger est un monstre ou un démon. L’ouverture d’esprit de l’un rassure par son optimisme et sa confiance dans la bonté d’âme de l’être humain ; la crispation de l’autre rivé à des idées de suprématie raciale glace par son amplitude sans doute proportionnelle à son refus de vivre la réalité telle qu’elle se présente à lui. Deux pôles idéologiques qui fleurissent dans cette décennie préfigurant tant d’horreurs ; deux regards sur le monde qui renvoient étrangement à notre présent. Mais laissons Lovecraft à ses phobies. Comme le dit Stephen King dans la préface du livre de Houellebecq : Cthulhu, l’affreuse créature des ténèbres surgie des entrailles de la terre qui peuple les cauchemars de Lovecraft, n’est, en somme, qu’un énorme vagin carnivore à tentacules.
Marin, lui, a su autrement aimer Gaia, la Terre, en épousant ses formes au plus près et en adoptant, partout où il passait, les coutumes de ses hôtes. Ce fut d’ailleurs la raison pour laquelle les autorités anglaises lui demandèrent de quitter le Soudan. Sa façon de vivre et ses causeries offraient un exemple peu compatible à l’image du Blanc qu’il fallait entretenir pour préserver l’ordre des choses. C’est aussi un aspect parlant de ce voyage : Marin parcourt des milliers de kilomètres de l’Angleterre au Japon en passant par l’Égypte et l’Éthiopie et traverse principalement les territoires de deux immenses empires, l’un français, l’autre anglais, dont l’autorité s’exerce de manière plus ou moins visible selon l’endroit.
Marin fuyait à toutes jambes ce qui pouvait lui rappeler les paysages industriels européens dont le modèle commençait à se répandre sur le territoire des colonies.
Mais quel plaisir, quelle saveur à la lecture de cet égrènement de jours qui se suivent mais ne se ressemblent pas ! Et quel courage aussi de la part de ce voyageur dont, en fin de compte, les pires ennemis ne sont pas les brigands, les bandits de grand chemin, les cannibales mais bien les puces, la gale et les moustiques. Car cette immense humanité, ce monde cosmopolite brassé par une modernité conquérante nous offre, sous la plume de Gassy Marin, un visage doux et intelligent. Devant la beauté d’une nature souvent inhospitalière, se déploie l’ingéniosité de l’esprit humain. Partout, un détail, une façon de faire révèle les immenses ressources de celui-ci. On prend conscience alors de la continuité des choses dans laquelle s’inscrit encore le progrès à l’européenne, fraction infime de l’empreinte des activités humaines sur la Terre, faite de grandeurs et de décadences.
Ce qui est sûr, c’est que Marin fuyait à toutes jambes ce qui pouvait lui rappeler les paysages industriels européens dont le modèle commençait à se répandre sur le territoire des colonies, lorsqu’il tombe sur un charbonnage au détour d’une vallée du Cachemire par exemple. Il a conscience de la fatuité des temps modernes et cela transparaît dans le regard nostalgique et impressionné qu’il porte lorsque d’humbles artisans pratiquent une technique tombée en désuétude comme ces fabricants de papier chiffon qu’il rencontre aux portes de l’inde. Aux antipodes de cette technique basée sur la récupération de biens usagés, le progrès qui porta la fabrication industrielle de papier à base de cellulose de bois devient ici, par la promotion d’un support bien plus sensible aux effets destructeurs du temps, vecteur de mémoire éphémère et de surexploitation forestière. Ce nouveau monde qui émerge, ce monde qui conduira au consumérisme à tous crins, à l’obsolescence programmée et à l’individualisme comme principe cardinal, Marin n’en veut pas. Il aimerait croire que les choses peuvent encore changer. Son arrivée en inde le rassure. ici, les soubresauts politiques semblent annoncer un monde meilleur. Le mouvement anticolonial se construit en brisant les tabous sociaux sur lesquels repose l’autorité des colonisateurs. Alors que Gandhi croupit en prison, de grands repas de solidarité s’organisent qui rassemblent Brahmanes et intouchables, musulmans et hindous, sikhs et jaïns. La vieille civilisation indienne secoue ses jougs millénaires pour se défaire de son dominateur. Considéré comme political suspect par les autorités, Marin est accueilli partout à bras ouverts. Il devient le témoin privilégié d’un pays en pleine effervescence, passe quelques jours avec Tagore. Il loge dans des ashrams, investit une grotte dans les voisinages des sadhus.
La peur de l’esperanto
Partout où il passe, Marin tente de débusquer des espérantistes, ses véritables frères avec lesquels il devise dans cette langue porteuse de tant d’espoirs de fraternité humaine. Et il en trouvera, parfois par hasard. Les espérantistes arboraient une étoile verte et étaient faciles à reconnaître. Au Japon, entre autres, où la visite d’une colonie libertaire espérantiste d’une dizaine de personnes lui fera subir d’agaçantes tracasseries policières. Manifestement, ce n’est pas le nombre mais bien l’idéologie portée par le groupe qui alerte les autorités d’un régime sur le pied de guerre. Un peu comme aujourd’hui, lorsque le terme foyer, dévoyé dans les médias, sert à désigner un point géographique précis où se développe une pensée contestataire, voire radicale. Chargé négativement, le foyer évoque le feu, la maladie, tout ce qui peut nuire ou détruire le reste de la société. Cette façon d’appréhender les choses pousse à accepter des mesures drastiques pour éviter ce qui est perçu comme une potentielle contamination : l’incarcération se confond avec la quarantaine, le meurtre avec un moyen acceptable d’éliminer les sujets trop atteints. insidieusement, les discours qui s’alignent sur cette forme de pensée participent à isoler une partie de la population tout en évitant d’analyser et de questionner les mécanismes qui produisent l’idéologie dont elle se revendique.
L’Europe et ses colonies
Après le pays du soleil levant, Marin prend le chemin du retour. Sa lucidité donne à son témoignage une grande force. C’est sans complaisance qu’il observe l’Union soviétique et le Proche-Orient. Son récit est une mine de connaissances et d’informations, pareil en bien des points à ceux d’Albert Londres. Lors d’une halte en Yougoslavie, il croise un aquarelliste berlinois. En quelques lignes, il relate la conversation qu’il eut avec lui. Ainsi, on apprend que la jeunesse allemande était récompensée de son travail volontaire pour le pays par un voyage en Afrique. Le jeune artiste précise à Marin que les Allemands sont persuadés qu’ils récupéreront leurs colonies africaines perdues suite à la Première Guerre mondiale endéans les deux ans. Le temps béni des colonies.
Les premières discussions sur la création d’un marché commun européen se sont déroulées après la Première Guerre mondiale et avaient pour but, entre autres, de réguler l’accès aux colonies des différents états membres. Lors de sa création, dans les années 1950, la Communauté économique européenne se constituait en majeure partie de territoires extra-européens. Aujourd’hui et après une décolonisation sanglante, ce n’est plus réellement le cas. Pourtant, de nombreux territoires situés en dehors des frontières physiques de l’Europe font encore partie de l’Union européenne. Ce sont les territoires ultramarins. Des morceaux de terre éparpillés sur le globe qui rappellent un passé pas si lointain où les comptoirs étaient les leviers coloniaux qui agissaient de manière indirecte sur les territoires à asservir. L’époque de la colonisation directe et décomplexée a fait son temps, c’est une certitude. Mais celle des comptoirs a de beaux jours devant elle. Couplée à une intervention militaire occasionnelle, elle peut garantir le chaos nécessaire à la prospérité des anciennes métropoles. En toute bonne foi, puisque la domination se mesure à l’aune de l’autodétermination politique apparente des territoires dominés. Rien de nouveau sous le soleil.
Quelle que soit l’époque, un vocabulaire crypté étayé d’une sémantique obscure permet d’égarer les esprits. Seul un esprit indomptable et tenace au service d’une utopie heureuse arrive parfois à démêler l’écheveau de l’obscurantisme propagandiste. C’est le cas de Gassy Marin dont le travail de fourmi repose sur un verbe limpide. Fasse, non pas le ciel mais la terre, que naissent encore de pareilles âmes pour nous aider à comprendre le monde.
Gassy Marin, Tour du vieux Monde d’un anarchiste espérantiste 1928-1938, présenté par Xavier Vanandruel et Dirk Dumon, Paris, Artisans voyageurs Éditeurs, 2017.
Mais quel éditeur aurait osé faire imprimer une pensée aussi novatrice et contestataire forgée dans le creuset de la Commune de Paris ?
Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie, Monaco, éditions du Rocher, 2005.