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Dossier

Gaza, de l’enclave au continent

Ziad Medoukh, professeur de français et chercheur en sciences du langage, Université Al-Aqsa de Gaza

01-12-2020

Gaza, territoire palestinien occupé, est depuis des décennies un lieu enclavé par un blocus israélien très dur et violent, voire « invivable ». Entre 2018 et 2019, 39 000 Gazaoui·es, une majorité de jeunes de moins de 30 ans, ont quitté le territoire. Avec le début de la pandémie de covid-19, Gaza s’est organisée de manière solidaire avec le peu de moyens à disposition. Pour Ziad Medoukh, tout en étant doublement confinée, Gaza s’est révélée un lieu où « se réfugier chez soi », où celles et ceux qui en sont parti·es veulent désormais vivre ou retourner, à l’abri de la tempête virologique mondiale.

Il est difficile pour un·e observateur·rice étranger·ère de comprendre la situation actuelle dans la bande de Gaza, une région en souffrance permanente mais qui continue à s’accrocher à la vie malgré tout. Souvent les médias étrangers parlent de la bande de Gaza comme d’une région liée à la violence, aux bombardements, aux morts, aux blessé·es, aux roquettes, à la division, à la Marche du retour. Mais ils évoquent rarement la vie à Gaza et la volonté de sa population civile. Ce territoire de 41 km de long sur la côte orientale de la mer Méditerranée, d’une largeur de 6 à 12 km et d’une superficie de 365 km2, souffre depuis plus de treize ans un blocus israélien mortel. Et pourtant, ses deux millions d’habitant·es existent et persistent.

En plus du blocus israélien inhumain qui paralyse la vie économique et sociale, la population civile de cette région enfermée subit au quotidien des agressions, des incursions et des bombardements israéliens. Les rapports internationaux évoquent tous la situation catastrophique dans cette enclave : en 2015, les organisations de l’ONU ont lancé une alerte sur la situation humanitaire dans la bande de Gaza. Les rapports qu’elles ont publiés – notamment celui de la CNUCED, organe chargé des questions de commerce et de développementn – affirmaient que cette région pauvre et isolée, en souffrance permanente, « pourrait devenir invivable en 2020 », pour plusieurs raisons : blocus renforcé, eau contaminée, trop forte densité de population, manque de ressources naturelles, économie effondrée, système sanitaire défaillant, population éprouvée par plusieurs offensives militaires israéliennes.

Suite à ces rapports, quelques Palestinien·nes de Gaza, en particulier des jeunes qui pâtissent du chômage, de l’absence de perspectives et rêvent d’une vie meilleure ailleurs, ont commencé à quitter leur région pour s’installer à l’étranger. Selon une estimation de la direction du passage de Rafah (le seul point de passage possible qui relie les habitant·es de la bande de Gaza à l’extérieur), quelque 39 000 Gazaoui·es, en majorité des jeunes de moins de 30 ans, ont quitté l’enclave entre mai 2018 et septembre 2019, en payant très cher pour sortir, car les conditions pour quitter l’enclave sont très difficiles. Ces départs des deux dernières années étaient devenus un phénomène inquiétant quand on sait l’attachement des Palestinien·nes à leur terre en dépit des agressions israéliennes et des mesures atroces de l’occupation. Mais plus de 27 000 d’entre eux·elles sont revenu·es à Gaza fin 2019 et début 2020, n’ayant pas trouvé à l’étranger ce qu’ils espéraient et jugeant que, malgré toutes les difficultés, Gaza reste un endroit où il·elles peuvent vivre dignement.

Nous sommes à la fin de l’an 2020 et Gaza est toujours debout. Elle continue de s’accrocher à la vie même dans cette nouvelle épreuve sanitaire et humanitaire. Aujourd’hui dans le contexte de la pandémie et du confinement, plus de 10 000 Palestinien·nes originaires de Gaza, étudiant·es et résident·es, veulent revenir à Gaza. Il·elles se retrouvent bloqué·es, non pas à Gaza, mais à l’étranger !

On constate souvent un double sentiment chez les habitant·es de Gaza : la population se sent abandonnée par la communauté internationale officielle, et en même temps elle se sait soutenue partout dans le monde par des personnes solidaires de bonne volonté.

En cette fin 2020, il y a toujours des maisons détruites ou endommagées par les bombardements israéliens qui n’ont pas été rebâties du fait de l’interdiction israélienne de faire entrer les matériaux de construction. Et pourtant, personne ne dort dans la rue.

Au début de l’année 2020, avec l’amorce de la pandémie et la propagation du virus atteignant et causant la mort d’un nombre de personnes considérable, en particulier dans les pays développés, tout le monde s’attendait à une catastrophe épidémiologique dans la bande de Gaza. Or en octobre 2020 on déplore seulement 25 décès et 400 individus infectés. Tou·tes étaient des Palestinien·es contaminé·es à l’extérieur. Et tout cela malgré un système de santé absolument défaillant et le manque cruel de moyens économiques et médicaux – la bande de Gaza ne possède qu’un seul hôpital équipé, quelques centres médicaux, 55 lits en soins intensifs et 50 appareils de réanimation.

Gaza a été relativement épargnée par ce virus mortel, et sa population civile a démontré une fois de plus sa capacité à s’adapter à une situation humanitaire et sanitaire extrême, une population confiante et consciente dans sa réaction et dans son attitude face à cette épidémie malgré un double confinement provoqué par la maladie et le blocus.
Depuis la découverte des premiers cas en mars dernier, il n’y a pas eu de panique, pas de pénurie de masques (deux usines ont commencé à en fabriquer même pour l’exportation) ni de produits nécessaires sur les marchés de Gaza, pas d’afflux de citoyen·es dans les grandes surfaces et les supermarchés.
Pourtant les mesures de précaution prises dans la bande de Gaza ont aussi accru les souffrances des habitant·es et alourdi leurs charges financières. Tous les secteurs économiques et commerciaux de l’enclave palestinienne ont connu un déclin important : leur capacité de production a diminué de 60 à 70 % ces derniers mois. Selon la Chambre de commerce et d’industrie de Gaza, jusqu’à fin mai 2020, les pertes économiques directes liées à l’épidémie dépassent les 50 millions d’euros. L’Union générale des Travailleurs palestiniens a confirmé que plus de 45 000 travailleur·ses et ouvrier·es de Gaza ont perdu leur poste, dont environ 6 000 employé·es dans les écoles privées, les jardins d’enfants et les centres éducatifs, 5 600 dans le secteur du tourisme et de la restauration, plus de 11 700 dans des ateliers et exploitations agricoles, 6 000 conducteur·rices et transporteur·rices, 14 200 dans le secteur privé, et presque
1 500 travailleur·ses sur les marchés populaires et dans les commerces. Dans son bulletin de juin 2020, le Bureau palestinien des statistiques indique que le taux de chômage est passé à plus de 73 % et la pauvreté à 54 %. Plus de 77 % de la population de Gaza dépend de l’aide internationale.
Malgré tout cela, un des aspects très marquants de la situation ici est le renforcement de la solidarité familiale et sociale face aux conséquences dramatiques du double confinement. Beaucoup de commerçant·es baissent les prix de leurs produits en solidarité avec les plus démuni·es. Des supermarchés proposent de livrer gratuitement les achats des habitant·es confiné·es. Des distributions de masques, de savon, de produits de désinfection ainsi que de colis alimentaires et sanitaires et de repas aux familles pauvres confinées sont organisées grâce aux dons d’habitant·es plus aisé·es. Les exemples concrets de cette solidarité ne manquent pas.

On le disait plus haut : beaucoup de Palestinien·nes originaires de Gaza vivant et étudiant à l’étranger veulent aujourd’hui revenir à Gaza, car dans cette situation mondiale particulière, avec le confinement et les mesures préventives, Gaza est devenue pour elles·eux un havre de paix par rapport à d’autres pays.
Comment en est-on arrivé là ?
Est-ce la capacité de la société civile de prendre en main son destin ?
Est-ce une maitrise de la situation et une bonne gestion de la crise ?
Est-ce l’expérience de presque 14 années de blocus ?
Est-ce la solidité d’une population rendue plus forte après les différentes épreuves : blocus, pénuries, offensives militaires, agressions israéliennes vécues au quotidien ?
Est-ce l’amour de la vie et l’attachement à leur terre ?

Les Palestinien·nes de Gaza souffrent au quotidien, mais il·elles sont solidaires de leurs concitoyen·nes et compatriotes de Jérusalem, de la Cisjordanie, des territoires de 1948 ; il·elles sont aussi solidaires du reste du monde via des manifestations et des rassemblements quand il y a des attentats, des incendies et autres catastrophes. Il·elles citent les noms de chaque événement dramatique dans leur pays ou dans le monde lors des marches du retour du vendredi.
Certes, la situation dans la bande de Gaza est catastrophique avec le blocus, le chômage, les difficultés et le manque de moyens, mais les habitant·es ne se plaignent pas. Il y a une vie, une détermination, une volonté. Et surtout une dignité. On trouve maints exemples de la résilience remarquable de cette population civile qui espère encore et toujours.
Gaza est une ville en mutation, en reconstruction permanente. Malgré le blocus et l’interdiction par les forces d’occupation israéliennes de laisser entrer les matériaux de construction, on voit partout des tours, des bâtiments, des immeubles. Plus de 1050 usines, ateliers et entreprises ont été détruits presque totalement, en particulier lors de l’offensive israélienne de 2014. Aujourd’hui il en reste 250 et malgré tout, Gaza consomme des produits locaux et organise des expositions pour les promouvoir.
À Gaza, ville moderne, on trouve de tout : magasins, voitures récentes, boutiques modernes, grandes surfaces, banques, sociétés de communications, hôtels de luxe, cafés et restaurants branchés, chalets et résidences sur la plage, centres commerciaux…

C’est une ville contradictoire, à la fois magnifique et triste : des hôtels et des restaurants de luxe sur la côte côtoient des camps de réfugié·es avec leurs habitations modestes et précaires. Et pourtant tout le monde vit !

À Gaza, il y a de la création, de la culture, de l’art, une adaptation à un contexte dur.
À chaque seconde, des bébés naissent dans cette ville bombardée presque au quotidien et abandonnée du reste du monde.
Chaque jour, un nouveau magasin ouvre ses portes, et pourtant les frontières sont fermées. Gaza est un phénomène, Gaza n’est plus une bande ou une région, ni une enclave encerclée, Gaza est devenue un continent. Oui, un continent !

 

Image : © Axel Claes

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« Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : évolution de l’économie du Territoire palestinien occupé », Conférence des Nations-Unies sur le Commerce et le Développement, septembre 2015.