Nous publions dans ce dossier plusieurs entretiens réalisés à différentes dates avec six lieux d’accueil : La Petite Maison (LPM), l’occupation Rockin’Squat (R’S) et la ZK House (ZKH) à Bruxelles, La Trame (LT) à Die, les Refuges Solidaires (RS) dans les hauteurs de Briançon, la Maison Sésame (MS) à Herzeele près de Dunkerque. Un minuscule échantillon, mais entre ces témoignages – tous datés car les réalités y changent vite –, aux pratiques marquées par des contextes géographiques et matériels singuliers, les échos sont nombreux, les divergences aussi. En préambule, nous proposons une sorte de panorama qui souligne les fortes dynamiques de solidarité qui innervent ces expériences et ce qu’elles ont à nous apprendre. C’est une plongée dans la réalité des migrations que les politiques et les médias dominants évitent d’évoquer et de porter à la connaissance des citoyen·nes. Ces témoignages montrent d’autre part que l’inconditionnalité totale de l’accueil, si elle est non seulement désirable et indispensable au niveau du respect des droits humains par les États, reste un horizon difficile à atteindre à cause précisément des « lois immigrations » promues par l’Europe et les États membres sous influence des discours d’extrême droite.
Au sein de Culture & Démocratie : un fil d’investigation se tisse autour des pratiques d’accueil
Le champ des migrations est un axe de travail de Culture & Démocratie depuis 2016, qui s’est traduit par différentes collaborations et projets éditoriaux. C’est à l’occasion d’une recherche sur les « camps » menée avec le Nimis Groupe en 2019 que nous avons rencontré pour la première fois deux habitant.es de La Petite Maison : Bachir Ourdighi et Ninon Mazeaud. Tou.tes deux membres de son comité de gestion à l’époque, il et elle décrivaient dans une conversation avec Baptiste De Reymaekern ce lieu d’accueil très éloigné des « lieux de relégation » que sont les centres d’accueil officiels, de détention ou les camps de fortune. Des lieux comme La Petite Maison, il en existe d’autres, qui émaillent le parcours des personnes exilées, dans les villes, sur les frontières, aux points de passage. À l’automne 2022, Culture & Démocratie a suivi Ninon et Clac, toutes deux alors habitantes de La Petite Maison, dans l’amorce d’un projet de cartographie de ces lieux d’accueil alternatifs. Elles voulaient réfléchir, avec leurs habitant.es, d’autres formes d’accueil, et aussi faire tracen.
Le présent dossier s’inscrit dans la suite de cette collaboration. Pour explorer la question de l’accueil inconditionnel, nous avons rencontré une série d’acteur.ices et habitant.es de différents lieux, qui, en marge des centres d’accueil officiels, tentent de pratiquer une forme d’accueil inconditionnel, au plus proche de la Déclaration des droits humainsn. Les lieux « témoins » de ce dossier se situent en France et en Belgique, en milieu rural ou urbain, proches ou éloignés des frontières. Nous avons volontairement choisi des « maisons » aux profils, contextes et contraintes différents. Entre le début de ce chantier et le moment de composer ce numéro presque deux ans plus tard, Ninon a mis son projet en pause, mobilisée par des luttes plus urgentesn, et plusieurs lieux ont connu des changements importants. Pour eux, il n’y a pas de long fleuve tranquille. Il y a des vagues, des raz-de-marées et des accalmies, parfois des périodes de trêve ou d’inertie désespérante, mais toujours de la violence – sociale et institutionnelle –, de l’inquiétude, et une colère qui ne fait que grandir face à l’injustice de cette situation.
L’accueil inconditionnel : avant tout le souci de ne laisser personne à la rue, maintenir une porte ouverte dans le respect
Commune à tous ces lieux, une volonté de ne laisser personne à la rue, de considérer les personnes exilées comme des êtres humains, des semblables, et de leur offrir, au moins temporairement, un espace où « souffler, [se] reposer en sécurité, reprendre des forces pour pouvoir continuer leur voyage ou réfléchir à la suite » (Sylvie, MS). Commun aussi l’impératif de ne pas exiger que la personne sur le pas de la porte décline son identité (« Nous accueillons sans conditions d’enregistrement, de titre de séjour » – Benjamin, LT), d’où elle vient et où elle va, de garantir qu’elle soit libre d’aller et venir, sans imposer d’horaires. « Tout·es les habitant·es ont une [clé], mais aussi les personnes de passage, même si elles ne restent qu’un ou deux jours.
Elles peuvent sortir et rentrer quand elles veulent, sans conditions », précise Bachir (LPM). À la Maison Sésame dans le village de Herzeele, la porte n’est jamais fermée à clé. Dana, exilé iranien, ancien résident de la maison, devenu bénévole et aujourd’hui coordinateur, précise : « C’est un lieu où on est libre de faire comme chez soi. Dans d’autres camps, on n’a pas ce type d’accès, on ne peut pas cuisiner, s’habiller, aller et venir comme on le souhaite. Ici c’est comme à la maison. »
À la question de ce que signifie pour elle et eux l’accueil inconditionnel, tou·tes se rejoignent sur le sens littéral d’un accueil « sans conditions ». Il y a cette porte ouverte, l’abri et la nourriture, pour toute personne qui se présente. Mais il y a aussi la volonté d’offrir un accueil digne.
« Accueil digne et inconditionnel peuvent exister ensemble mais aussi l’un sans l’autre, explique Jean (RS). Pour nous l’accueil digne c’est fournir un lit, des vêtements, l’accès aux soins, à trois repas par jour […], la sécurité. » C’est ce qui a poussé les Refuges Solidaires à fermer à plusieurs reprises et contre leur volonté : situés sur la route des voyageur·ses contraint·es de passer clandestinement la frontière franco-italienne en empruntant les dangereux cols de l’Échelle ou du Montgenèvre, ils ont été confrontés à plusieurs reprises à l’arrivée de groupes de plusieurs centaines de personnes. « Ce n’était plus tenable : la moindre étincelle et tout brûlait, sans parler des risques de bousculade, de la promiscuité qui entraine de la tension, de la violence. » Tristement, quelques mois après notre entretien, un incendie a imposé une nouvelle fermeture. Face à ces risques récurrents en été, où les conditions de passage sont meilleures, l’association Refuges Solidaires a choisi d’imposer une limite de la durée du séjour : trois jours, temps de répit avant d’aider les exilé·es à rejoindre leur prochaine étape, presque toujours loin de Briançon.
La pratique d’un accueil digne se heurte aux moyens et places disponibles : des règles et limites sont inévitables
La contrainte des places disponibles dans le respect de conditions de salubrité et de sécurité est ainsi le premier frein à une inconditionnalité totale. La Trame, à Die, dans la Drôme, est un simple appartement. Sa spécificité est de proposer un accueil dans la durée. C’est donc un lieu de vie, plutôt que de passage, où vivent moins de 10 personnes arrivées là parfois d’un lieu d’accueil d’urgence, parfois après une longue errance. Côté Maison Sésame, Benoît raconte : « Au début on avait imaginé de limiter les séjours à une durée de 15 jours, mais nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas jouable. Si nous accueillons ces personnes c’est parce que vivre dans la Jungle est une situation insupportable, intolérable, inadmissible. Comment, alors, imaginer les renvoyer là-bas ? » Comme les Refuges Solidaires, la Maison Sésame, est un lieu de passage, au sens où les personnes qui y atterrissent se préparent pour la plupart à traverser vers l’Angleterre. Mais la durée des séjours dépend aussi beaucoup de la saison : « Les séjours sont plus longs quand les personnes sont en demande d’asile ou se sont fait exclure d’un autre endroit, ou que c’est l’hiver et que les conditions pour traverser ne sont pas bonnes », explique Sylvie (MS).
Le manque de place vaut pour tous et plutôt qu’une réalité, l’inconditionnalité totale reste une chose vers laquelle on tend.
Les séjours longs sont plus courants à Bruxelles, où les personnes en demande d’asile sont plus nombreuses sans pour autant que les places en centres d’accueil officiels soient suffisantesn. Outre le réseau d’hébergement citoyen, les occupations de bâtiments vides se sont multipliées, certaines autogérées par les exilé·es (comme La Petite Maison), d’autres co-gérées avec des allié·es qui vivent aussi sur place (comme Rockin’Squat et la ZK House). Les trois occupations bruxelloises rencontrées pour ce dossier sont conventionnées, donc forcément liées à une association, ce qui ne les met pas à l’abri d’une expulsion à terme mais les conditions de vie et d’organisation dans les squats non-officiels sont d’autant plus difficiles et précaires. Indépendamment, le manque de place vaut pour tous et plutôt qu’une réalité, l’inconditionnalité totale reste une chose vers laquelle on tend : « Il n’y a jamais de véritable inconditionnalité. Il y a toujours une forme de limite d’espace, de temps, de profils. Dans les lieux comme [la ZK House], je pense que l’accueil inconditionnel n’existe pas. » (Jean-Baptiste)
L’accueil inconditionnel a besoin d’élaborer un cadre, une charte de la vie en communauté différenciée, véritable work in progress de démocratie directe
Pour Rim (R’S), « l’accueil inconditionnel s’applique au tout début […] : une personne qui se présente et qui a besoin d’un endroit où loger est acceptée d’office. Après, on vit en communauté, une communauté qui a ses règles. […] Une fois [à l’intérieur] par contre, il n’y a plus d’inconditionnalité : les règles de la vie en commun s’imposent. La présence d’enfants, qui ont besoin de calme et de sérénité, augmente ces règles. » En matière d’organisation de vie, les pratiques diffèrent en effet d’un lieu à l’autre. Ces règles dont parle Rim sont peut-être « augmentées » par la présence de nombreux enfants (30 sur 80 habitant·es), mais elles ne sont pas écrites : « C’est un système un peu tribal ! […] Au tout début […] on a essayé d’écrire une charte ensemble. On faisait des réunions toutes les semaines. Puis on s’est rendu compte que les seules personnes à y tenir étaient Naël et moi qui habitions là par choix. Ça nous a pris presque un an avant de comprendre qu’on pouvait fonctionner autrement qu’avec les traditions de démocratie eurocentrées dont on avait l’habitude. » Même constat dans le cercle de travail (CT) Hébergement de la ZK House : « Au début il y avait des règles génériques, un peu judéo-chrétiennes comme ça. Une fois, pour éviter de devoir expulser quelqu’un, on a pensé engager les personnes autour d’un contrat. […] Mais on a finalement trouvé ça trop contraignant et on a fini par réduire le truc à “pas de violence”. » (Michele) Le ZonneKlopper, site et projet dans lequel s’insère la ZK House, a bien une charte de valeursn, mais l’organisation de l’accueil est plus floue. Et cette question de la pertinence des outils dont l’Occident est familier pour organiser la vie en commun travaille aussi les personnes impliquées dans le CT Hébergement du ZK : « Les outils qu’on pense dans ces collectifs [dans les réunions inter-squats] sont adaptés pour les personnes comme nous, qui avons une culture squat et sommes ici par choix, mais pas pour les Éthiopiens Oromos [de la ZK House]. C’est la même chose pour nos outils de résolution de conflits : nos vécus et nos références culturelles sont très différentes. Il faudrait un énorme travail d’ethnopsychiatrie pour trouver des processus de soin qui pourraient nous saisir collectivement. »
Rassemblant des personnes de cultures différentes, l’accueil inconditionnel est un laboratoire de diplomatie multiculturelle. Compliquée mais porteuse de sens
La question des cultures plus ou moins partagées se pose en matière d’organisation globale, mais aussi à plus petit niveau, dans le quotidien. Sur les questions de genre, par exemple. Notant qu’à la Maison Sésame, qui accueille beaucoup de familles, ce sont surtout les femmes qui cuisinent, Benoît commente : « On n’est pas dans un cadre où on va imposer nos références culturelles, [comme] l’égalité des hommes et des femmes dans le partage des tâches. » Cette question se pose différemment à la ZK House, habitée majoritairement par des Éthiopiens Oromos cisgenres, quand les autres habitant·es du ZonneKlopper forment une communauté assez mixte à ce niveau. Jean-Baptiste raconte : « Il y a un an, on a eu un moment confrontant de tension entre nos aspirations féministes et anti-racistes. L’anarchiste qui a grandi en Europe est plus sensibilisé·e sur les thèmes féministes et n’a pas les mêmes références qu’en Éthiopie où on n’aborde pas de la même manière les questions de genre. » Des solutions s’expérimentent, et comme l’exprime Paul (ZKH) : « Ça nous apprend notamment à sortir de notre zone de confort, à nous remettre en question, à arrêter de fonctionner avec des bonnes intentions. »
La cohabitation entre les personnes vivant là « par défaut » et celles qui en font le choix, quand elle existe, est principalement décrite comme une richesse, source d’apprentissages mutuels. Dana voit dans la Maison Sésame une sorte de pays idéal : « La Maison Sésame c’est un peu un pays avec plein de nationalités différentes, et tout le monde est content d’y vivre. Tu partages tes habitudes, celles de ta culture, les habitudes européennes, je suis musulman, tu es chrétien, on partage le quotidien, les repas, on danse ensemble… Moi [qui suis Iranien] j’ai appris les danses iraniennes ici pour la première fois ! » Sylvie, dont c’est la maison d’enfance, ne tient pas un discours très différent : « Je trouve ça absolument extraordinaire, et c’est exceptionnel qu’on puisse [cohabiter dans un lieu comme celui-ci]. Personnellement, ça m’aide à trouver du sens dans ce monde de merde. » Pour Omar (ZKH), cohabiter avec des personnes qui ont choisi d’expérimenter un autre mode de vie dans la société occidentale « est une bonne chose » : « Nous ne connaissons pas le pays, nous ne savons pas quoi faire et ils nous aident. C’est bien pour nous qu’ils soient là. Eux et nous sommes différents, on a certaines connaissances, eux en ont d’autres, et c’est super de les partager. » Pour Alice (ZKH) : « Vivre ensemble de cette façon, [c]’est une nécessité. Même si c’est bateau de dire ça, des choses magnifiques se passent dans la rencontre avec l’autre, et ça, ça n’a pas de prix. »
L’accueil inconditionnel réunit des personnes éprouvées, fortement marquées par un parcours déshumanisant, ce qui conduit à devoir gérer des situations critiques sans en avoir forcément les compétences
Ces lieux sont aussi inévitablement confrontés à des problématiques de santé mentale, en premier lieu chez les personnes exilées marquées par un parcours migratoire difficile et souvent traumatique. Cette question est abordée dans les différents entretiens, et la plupart des témoignages évoquent un manque de ressources ou d’outils adéquats, entrainant souvent un sentiment d’impuissance face aux situations les plus critiques. Et même quand il n’y a pas de situation apparemment critique, dans la vie en commun, il est difficile, voire impossible, de garder ses distances. Plusieurs témoignages évoquent la charge émotionnelle pour les personnes qui vivent dans ces lieux ou y passent beaucoup de temps. À la Maison Sésame, Sylvie parle d’« une énorme charge mentale », complétée par Benoît : « Ce qui se vit ici est en lien aussi avec les difficultés de la suite du voyage, et les échecs et les souffrances. Ce n’est donc pas qu’un abri tranquille. Il s’y passe des choses très fortes sur le plan des émotions. Et ces émotions, forcément, les personnes qui travaillent ici, les bénévoles, les permanent·es ou de passage, y participent. » Dana confirme : « Des fois on est fatigué·es de réfléchir, on a aussi nos problèmes, et accueillir des réfugié·es c’est difficile. Quand je viens ici, parfois, après un ou deux jours, je me sens épuisé. » Michele (ZKH) parle d’une certaine « banalisation de la violence » : « Le fait d’assister quotidiennement à de la violence sociale, d’être confronté·es à des personnes qui ont vécu des trucs horribles ou même à certaines choses qui se passent ici, ça devient un peu habituel, presque normal pour nous. » Ninon (LPM) en parle aussi : « En étant au cœur de la violence, on ne la remarque plus autant, ça devient compliqué de jauger son ampleur. Les histoires, les trajets migratoires, ne nous atteignent plus, ils nous rongent. Face à la violence des politiques migratoires il faudrait des réflexions collectives pour s’organiser mieux et plus fort mais comme nous sommes peu nombreux·ses, avec l’épuisement militant, on se retrouve surtout pour répondre aux urgencesn. »
Dans ces lieux, une dynamique singulière se met en place, différente de celle des lieux institutionnels qui, en dépit de l’humanité qu’on peut y retrouver, sont liés à des politiques qui rejettent l’accueil et s’occupent avant tout de « gestion des flux.
L’accueil inconditionnel cherche à se structurer, à s’organiser professionnellement et à se financer de façon indépendante
Face à la charge émotionnelle, et pour limiter l’épuisement militant, des choix différents sont posés. Parmi eux, celui de salarier des personnes, comme à la Maison Sésame qui emploie une personne à la coordination, pour 6 mois maximum (« Au-delà, il·elles craquent », dit Sylvie). Après des années de militantisme bénévole, Benjamin est devenu salarié de La Trame : « Au fil du temps et de l’expérience, on a vu plusieurs initiatives se fatiguer, tomber au bout de 2-3 ans. Ça nous a poussé·es à créer La Trame et à chercher des fonds pour créer des salaires. » L’association Refuges Solidaires recommande aux bénévoles qui vivent sur place « de se méfier – pas des exilé·es mais avant tout d’eux·elles-mêmes » : « On parle de gens qui sont en souffrance, sur un parcours d’exil difficile, à un moment de leur vie où ils sont fragiles. On a envie de les protéger, mais être le sauveur ou la sauveuse n’est pas forcément une bonne chose, la relation n’est pas équilibrée, elle peut être faussée », explique Jean (RS). Pour les Refuges, qui accueillent sur des durées courtes une centaine de personnes à la fois (du moins en période « calme »), l’association emploie « trois veilleurs de nuit, deux personnes qui se relaient à l’accueil, une personne dans l’administratif, un responsable des bénévoles, une chargée des partenariats et une autre pour la communication », quoique pas toutes à temps plein. Une équipe nombreuse qui implique d’importantes levées de fonds, pour couvrir à la fois l’emploi, l’entretien du lieu et l’approvisionnement en nourriture.
Ces levées de fonds sont communes aux trois lieux situés en France, également soutenus par différentes fondations, et qui ont aussi choisi de se rapprocher du réseau des communautés Emmaüs. L’appel à soutiens financiers est aussi pratiqué par Rockin’Squat et la ZK House, mais le « modèle » y est bien différent. Le collectif ZonneKlopper en particulier, qui s’est construit sur un projet anticapitaliste fondé sur l’entraide et la solidarité, tient à privilégier la gratuité et une dynamique de don contre don.
L’accueil inconditionnel est inséparable d’un projet global de société, prenant en compte le futur inéluctable du flux migratoire, repensant un « habiter ensemble la planète » juste et équitable
Si une réflexion sur le projet de société n’est pas toujours formulée en amont – et assez éloignée des préoccupations immédiates de la majorité des exilé·es –, elle habite de nombreuses personnes impliquées dans ces expériences d’accueil. Rim (R’S) par exemple : « Ce projet est aussi une tentative de réponse à un problème d’organisation sociale : il n’y a pas de problème d’accueil si tu penses au-delà de la propriété privée, à un autre partage des espaces et des ressources. » À tous les témoins de ces lieux, nous avons posé la question de ce qu’ils voient comme leur place, leur rôle dans la perspective du changement climatique et du bouleversement à venir des flux migratoires. Les mots de Rim y font écho, de même que ceux de Sylvie (MS) : « Un Soudanais l’autre jour me disait : “Tu sais, chez moi, j’ai l’électricité une heure par semaine !” On est arrivé·es à un moment où il faut clairement partager. Qu’on le veuille ou non, on va y être obligé·es, donc autant le vouloir, et autant le faire bien. […] Et je pense que notre mission c’est ça aussi. De dire, avec humilité : venez, regardez, et faites pareil. »
Dans ces lieux, une dynamique singulière se met en place, différente de celle des lieux institutionnels qui, en dépit de l’humanité qu’on peut y retrouver, sont liés à des politiques qui rejettent l’accueil et s’occupent avant tout de « gestion des flux ». Bachir (LPM) parle d’une « politique d’épuisement, qui maintient les gens dans le stress et les fatigue ». Même avec le toit de La Petite Maison au-dessus de sa tête, pour lui, « [vivre comme ça ici] c’est un peu comme vivre dans une grande prison ouverte, avec toujours la peur de l’expulsion et le problème du logement ».
« Il y a une vraie colère, dit aussi Benjamin (LT), un sentiment de révolte, mais ce qui nous fait tenir, c’est la même chose que ce qui fait tenir les exilé·es : c’est l’espoir. Sinon, je ne vois pas ce qui nous pousserait encore à mener ce genre d’actions puisque toutes celles qu’on tente de mener sont entravées. » Contre cette politique de « gestion des flux », et face aux bouleversements amenés par le dérèglement climatique, « il faut créer des espaces de résilience », nous dit Rim (R’S). « L’institutionnel a ses limites, notamment en termes de capacité d’accueil. La solution pour qu’une société absorbe les flux migratoires et que ce ne soit pas une gestion mais un échange, une cohabitation, c’est quelque chose qui passe par le collectif et qui ressemble à ce que nous faisons. »
Ce que ces lieux d’accueil ont à apprendre à nos sociétés, avec leur lot de tâtonnements, d’échecs et de réussites, ce sont tous les savoirs et savoir-faire nés de la rencontre avec les personnes en exil forcé ou choisi, leur expérience d’une autre manière d’habiter ensemble un territoire partagé.
Ils sont aussi la mémoire et l’actualité d’une lutte qui doit être portée, soutenue, visibilisée, contre les politiques migratoires d’une Europe qui, guidée par le mythe insensé d’une possible « limitation des arrivées », persiste dans la violation des droits humains des exilé·es.
« La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil », Hors-série 2019 du Journal de Culture & Démocratie, p. 61.
Voir leur « Journal de bord » dans la rubrique Agora de notresite, #ParOùOnPasse.
Voir notamment les articles 2, 3, 13, 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’homme.
Voir dans ce dossier « Hospitalité contre hostilité », entretien avec Ninon Mazeaud, en ligne.
Lire notamment les contributions d’Hélène Crokart, Nina Jacqmin,et Shila Anaraki à ce dossier.
La « manicharte » est accessible en ligne.
Citation tirée de l’entretien avec Ninon Mazeaud, op. cit.