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Dossier

Habiter l’anthropocène  – Utopisme, la réalité de demain ?

Propos de Luc Schuiten
Recueillis par Marie des Neiges de Lantsheere, stagiaire à Culture & Démocratie

20-04-2017

Dans le cadre de l’urbanisation qui accompagne la mondialisation, nous sommes allés interroger l’architecte utopiste Luc Schuiten sur sa proposition d’une architecture alternative sous l’ère de l’anthropocène*. Dans son atelier à Schaerbeek, il nous a livré sa vision d’un monde plus écologique mais aussi plus créatif, ou l’architecture réponds non seulement aux besoins de ses habitants mais est également en équilibre avec son environnement.

Contrecourant
Formé dans les années 1960 à l’Académie des Beaux-arts de Belgique, Luc Schuiten a reçu une formation très loin de ses convictions actuelles. Très axées sur le style design et moderne de l’époque, ses études l’encouragent à beaucoup démolir pour faire place à une architecture froide et fonctionnelle. Quelques années plus tard, son diplôme en poche, il se retourne contre cette vision qu’il décrit comme ayant perdu tout lien avec son environnement.
C’est avec le mouvement hippie de 1968, que Luc Schuiten trouve enfin une inspiration en accord avec ses convictions. Il s’engage et intègre des mouvements tels que Mass Moving, qui rassemble des artistes Bruxellois. En organisant des happenings en rue, ils tentent de démocratiser l’accès à l’art tout en sensibilisant à l’importance de notre planète et de son écosystème. Cela donne lieu à des lâchers de papillons à Venise, ou encore des trottoirs repeints.
La grande spontanéité et la créativité de ces actions vont le pousser à se frayer des chemins différents, tournés cette fois vers l’artistique et l’imaginaire. Sa vision personnelle pourra alors progressivement s’enraciner. Considérant le monde comme un « grand tout » constitué de l’ensemble du vivant, il se dit proche de toute espèce vivante, au point de s’affirmer « proche parent d’un arbre ». Les lieux de vie se doivent dès lors d’être en harmonie avec l’environnement. Il devient un « interprète » pour les futurs habitants de ses projets. Il leur crée des « lieux de vie » adaptés qui leur permettront de s’épanouir. Ce soin apporté à l’harmonie entre habitants et environnement n’est pas uniquement une question de bien-être mais est également un souci de responsabilité.

L’anthropocène, une réalité à réinventer
Plus qu’une conception poétique du monde, l’harmonie entre l’homme et l’environnement s’impose en tant que réponse pragmatique face à l’urgence environnementale. Utopiste mais pas ignorant, Luc Schuiten a en effet une conscience aigüe des défis que présente l’anthropocène. Il dénonce entre autres un système de pensée qui encourage « une philosophie du toujours plus pour moi ». Menant à des conséquences désastreuses et irrémédiables, cette consommation sans limite est en pleine progression sous l’effet de la mondialisation. En termes d’urbanisation, cela se traduit par des mégapoles aux dimensions surhumaines qui finissent par « générer leur propre asphyxie ». En dépassant un seuil de plus de 500 000 habitants, il estime que les villes poseraient « beaucoup plus de problèmes qu’elles ne peuvent en résoudre ».
Il déplore également le manque de véritable remise en question des sociétés, citant l’exemple de certaines smart cities ou « villes intelligentes » qui, sur base d’un projet de basse consommation d’énergie, se permettent de profiter encore un peu plus du système actuel. Schuiten regrette cette vision à court terme qui ne permet pas de reconsidérer véritablement nos modes de vies.

Entre pessimisme et alternatives durables: le pari pragmatique
Mais Luc Schuiten ne s’attarde pas sur ce sombre tableau. Il s’intéresse aux pronostics uniquement dans la mesure où ceux-ci réaffirment l’urgence d’agir. Les prévisions chocs peuvent se révéler très efficaces pour réveiller les consciences, nous rappelle-t-il. On l’a vu avec l’interdiction très rapide des CFC (chlorofluorocarbures) en Europe une fois révélé leur impact sur la couche d’ozone. Au lieu de se lancer dans des prédictions difficiles ou d’imaginer la catastrophe, Schuiten préfère se concentrer directement sur la recherche d’alternatives. Il fait le pari de préparer l’avenir dont il rêve et mise sur le développement durable, une décision pragmatique et un peu folle à la fois : croire et œuvrer à un équilibre harmonieux.

Utopisme réaliste
Nombreux sont ceux qui associent ces solutions à un « retour en arrière », mais Schuiten s’en défend : « Premièrement le retour en arrière n’existe pas ! Ensuite celui-ci n’est pas non plus un lâcher-prise de l’homme mais plus une nouvelle orientation de son énergie vers la recherche d’un équilibre naturel existant. » C’est une stabilisation qui doit être recherchée, un équilibre entre tous les êtres du vivant. Non pas un recul mais une avancée, avec de nouvelles solutions répondant aux besoins actuels.
La nature conserve une grande potentialité : si l’on se met à son écoute, elle peut nous enseigner énormément et nous indiquer des solutions. L’architecture biomimétique*, par exemple, imite les formes et le fonctionnement du vivant, créant ainsi des maisons aux formes d’inspiration végétale. Autre exemple de développement positif : les éco-quartiers, qui s’organisent en communautés de partage, avec des espaces mutualisés et des besoins énergétiques mis en commun. C’est grâce aux initiatives porteuses telles que celles-ci que Schuiten est résolu à avancer. Ce travail, il le soutient à sa façon, à plusieurs niveaux d’actions.

La nature conserve une grande potentialité : si l’on se met à son écoute, elle peut nous enseigner énormément et nous indiquer des solutions. L’architecture biomimétique*, par exemple, imite les formes et le fonctionnement du vivant, créant ainsi des maisons aux formes d’inspiration végétale.

Agir à plusieurs niveaux
Le dessin
Tout commence par un changement des mentalités. Celui-ci est rendu possible grâce à un imaginaire, auquel Schuiten donne vie à travers ses dessins. Le dessin a selon lui un rôle particulier dans le sens où il est un langage « universel et instantané ». Il permet à une vision de gagner en tangibilité : plus on développe l’imaginaire, plus on se rapproche d’un projet, le dessin permettant de donner l’impulsion nécessaire pour s’aventurer dans une direction.
Selon Schuiten, l’imaginaire et le rêve jouent un rôle décisif. Il estime que les projections à long terme sont essentielles pour accompagner et diriger des projets : à travers des dessins de villes imaginaires ou réinventées, il espère éveiller et nourrir l’imaginaire qui saura en retour développer des alternatives. Le long et le court termes se nourrissent donc l’un l’autre, le premier donnant une vision et une direction au second, qui grâce à sa concrétisation, permet de remanier et d’avancer vers une vision avec confiance. L’architecte Schuiten conçoit la ville type tel un écosystème qui tient à un certain équilibre : il a d’ailleurs redessiné de nombreuses villes telles que Bruxelles ou Bordeaux en villes vertes.

Le langage
L’action de Schuiten se porte aussi au niveau du langage. En inventant le concept « d’archiborescence » (la construction par le vivant) il comble un manque de vocabulaire pouvant décrire une nouvelle approche architecturale qui suit le vivant et permet de se rapprocher de ce qui nous est essentiel. Si elle est comparable au mouvement Art Nouveau en ce qu’elle puise son inspiration dans le vivant, cette approche architecturale ne se limite pas à des matériaux morts. Notre perception de la réalité passe par l’invention de mots qui permettent à ces visions d’être reconnues et d’intégrer notre communication.

Le niveau local
Grâce à ces deux niveaux plus abstraits, on arrive à un dernier niveau, plus concret. Les projets réalisés sont des exemples forts, qui prouvent que des alternatives existent et sont tenables. En rendant tangible une certaine vision du futur, ils informent, rassurent l’opinion publique et soutiennent le changement des mentalités. Leur réalisation induit une sensibilisation au niveau local qui pourra par la suite provoquer un changement au niveau politique. Il est aussi important de souligner que le niveau d’action locale est de nature plus communautaire et populaire, et s’inscrit dans une transition à long terme. À la différence de l’action à l’échelle d’une ville entière comme dans le cas des smart cities, l’action locale requiert de la patience, beaucoup de volonté et de mobilisation afin de provoquer du changement durable.

Transformation du métier d’architecte
Cette démarche implique naturellement pour l’architecte une nouvelle manière d’aborder les espaces et d’intégrer de nouvelles contraintes. En partenariat avec le vivant, il est à la fois artiste et jardinier, et cette manière de travailler peut laisser plus de place à l’improvisation et à l’évolution de son bâtiment. On est très loin de l’architecture des années 1960, fixe, directive, géométrique et écrasante. Bien qu’il ne s’agisse pas encore d’un véritable mouvement, plusieurs architectes s’inspirant du biomimétisme sont déjà engagés dans la même voie que Luc Schuiten. Comme le dit ce dernier, les mouvements d’actions peuvent parfois être d’une extrême rapidité.

 

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