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Dossier

Hot Bodies Choir

Entretien avec Gérald Kurdian, musicien performeur,
et Agnes Ársælsdóttir, artiste visuelle

09-03-2019

Gérald Kurdian est artiste performeur. À l’occasion de 3days4ideas, assisté d’Agnes Ársælsdóttir, il a donné un workshop intitulé « Hot Bodies Choir », un projet s’intégrant dans le cycle de recherche « Hot Bodies of the Future ». Cette chorale participative militante, féministe et queer, se réapproprie politiquement la parole pour créer de nouveaux récits.

Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie et Sébastien Marandon, enseignant, membre de l’AG de Culture & Démocratie

 

Pouvez-vous nous présenter votre travail ?
Gérald Kurdian : Le cycle « Hot Bodies of the Future » est une sorte de grand champ de recherche sur ce qui fait lien entre les révolutions sexuelles et les révolutions esthétiques – plutôt musicales –, c’est-à-dire les influences entre des révolutions d’ordre social ou politique et la fabrication de lieux communs pour la culture (le concert, la chorale, le club).
Dans le cadre de ce cycle, on organise des publications, des expos, des vidéos… il n’y a pas vraiment de distinction entre les formes, l’idée étant de mettre en partage l’histoire des révolutions sexuelles, entendues comme les activités qu’on appelle sex positive aujourd’hui. Ces activités concernent la visibilisation de certains organes génitaux qui ont été cachés dans l’histoire, ou l’influence de la culture patriarcale sur les formes de plaisir. L’autre aspect de ce projet se situe plus du côté du militantisme queer/LGBT et se concentre sur comment faire groupe, c’est-à-dire qu’est-ce qui fait famille ? Quelle politique du soin défendons-nous ? Quelles sont les voies communes que nous pouvons emprunter, les intersections où nous pouvons nous croiser ?
Le projet « Hot Bodies Choir » est un workshop constitué autour d’une chorale de volontaires. On lit ensemble des textes féministes ou de l’histoire des luttes queer. Par exemple, pour cette édition, on a lu le manifeste Radical Tenderness de la Pocha Nostra, un groupe d’artistes/performeur·se·s/activistes californien qui parle de la tendresse comme forme radicale d’approche politique. On a lu aussi SCUM Manisfesto de Valerie Solanas ou encore Manifeste Cyborg de Donna Haraway. On essaie de voir quels objets, quels documents ont été moteurs ou décisifs dans l’histoire de la pensée et des pratiques queer. De ces lectures découlent des conversations et de cette fabrique du dissensus/consensus nait un autre manifeste. Un manifeste qui a été généré en fonction de ce qui a été lu, qui est arrangé en musique puis performé par tous les participant·e·s en public.

On n’est pas du tout dans une idée de virtuosité. L’important est de faire voix commune, de se rassembler, d’accepter de dire les mots d’un·e autre et de négocier avec ça.

Comment faites-vous, puisque votre chorale est ouverte à tous, pour rendre accessibles ces textes qui sont quand même très théoriques ?
G. K. : Les idées sont secondaires à la relation. Ça ne m’intéresse pas de créer de nouveaux concepts. Par exemple, dans le groupe on a une jeune fille de 13 ans. Certains textes sont très abstraits pour elle et pour autant, elle développe des concepts géniaux. Elle a notamment réintroduit les personnages de Barbapapan comme figures d’émancipation parce que ce sont des corps qui choisissent leur aspect – ce qui est la base de la théorie queer – et je pense que c’est une idée qu’elle n’a pas eue directement de la lecture de Donna Haraway mais plutôt de l’émulation collective à essayer de lui traduire ce que l’auteur voulait dire. Donc, ce qui nous intéresse c’est la pensée des gens depuis leurs expériences et leurs (in)compréhensions, avec le féminisme comme point de départ. Je crois beaucoup à l’échange, c’est-à-dire au fait que quinze personnes réunies avec des outils, tels que la science-fiction, la fabulation ou l’imaginaire, auront des choses à se dire, des choses à mettre en commun d’une manière ou d’une autre. C’est pareil pour le chant : on n’est pas du tout dans une idée de virtuosité. L’important est de faire voix commune, de se rassembler, d’accepter de dire les mots d’un·e autre et de négocier avec ça. Le véritable enjeu consiste à permettre à tout le monde de trouver sa place.

Comment fonctionnez-vous quand vous lancez les lectures et les échanges ? Est-ce qu’il y a des exercices spécifiques ?
G. K. : La première conversation consiste toujours à parler du texte très simplement. Puis on essaie de ramener l’objet d’analyse – toujours un peu extérieur – à des problématiques plus personnelles. Par exemple, SCUM Manifesto de Valerie Solanas est un texte très dissident, extrêmement frontal et violent, qui dit que les hommes ne vivent que dans la dépression de ne pas être des femmes. Donc évidemment, le texte crée de la distance. Le lecteur ou la lectrice cherche à se protéger en adoptant une démarche analytique peu concernée. Notre travail consiste à poser des questions aux participant·e·s : « Par rapport à cette prise de position, à ce qu’elle susciterait comme récits d’expériences vécues, qu’est-ce qu’on fait ? Nous, en tant que femme, Nous, en tant qu’homme ou en tant que personne queer ? » Tout cela ne se passe que dans la parole. Ça se transforme petit à petit en point de vue individuel. À un moment les gens sont en état de subjectivisation et là on leur demande : « Si vous aviez à écrire vous-même un manifeste, au regard de ce qu’on vient de lire et de vos expériences personnelles, que serait-il ? » Ce sont des moments assez beaux avec des propositions très surprenantes. Trois champs reviennent très souvent :
– Les corps métamorphosés, les corps qui auraient des compétences imaginaires.
– Un rapport à l’autre complètement altéré. Comment essayer de comprendre la proportion de l’autre en soi, la proportion de soi dans l’autre ?
– Beaucoup de discussions sur la colère, les frustrations, l’émancipation et la joie. En tant qu’individus occupés au quotidien, on n’a pas forcément les moyens de soulager ses frustrations.
Après on passe à l’écriture. Il y a aussi des pratiques spécifiques. Il y a un morceau qui préexiste, divisé en quatre parties dont une est vocalisée. Il reste donc trois parties à écrire avec les participant·e·s avec une sorte de guideline : on sait qu’il y a une introduction qui sera plutôt douce, une partie en trois temps un peu plus agitée qui crée une tension, et une partie un peu plus « club », qui est là pour asséner les mantras. Cette dernière partie est le vrai moment-manifeste.

Qu’est-ce que vous voulez dire par « mantras » ?
Agnes Ársælsdóttir : Les mantras tirent leur origine du workshop de Reykjavik où, à partir des textes de Valerie Solanas qui contiennent beaucoup d’insultes très créatives ou de phrases-
insultes, on a commencé à penser à toutes celles que l’on a entendues au cours de notre vie. On a essayé d’inverser leur pouvoir. Donc au lieu d’être négatives, les insultes deviennent positives et nous soignent. Par exemple : « son of a flower », « unscrew you » ou « mother earth fucker », ou encore « eat me Medusa ». Beaucoup d’idées ont surgi. C’est donc devenu une pratique dans la chorale, une sorte de rituel, comme celui de la boucle collective qui continue jusqu’à ce qu’on ait envie d’arrêter, jusqu’à ce qu’on soit tout à fait soigné·e·s.

G. K. : C’est la dimension un peu magique du travail. Il y a une partie assez concrète, analytique, et il y a aussi cette dimension héritée du « féminisme-sorcière ». On essaie d’inventer de nouveaux rituels un peu étranges, tout en restant abordables et drôles. Les mantras questionnent ce dont souffrent les personnes discriminées : au quotidien, que signifie se faire siffler dans la rue, se faire appeler « mademoiselle » toute la journée, se faire traiter de « pédé », de « négro » ? Comment est-ce que le corps prend ça ? Est-ce qu’on peut collectivement renverser ça ? En France, c’est le mouvement Transpédégouine qui s’est pour la première fois réapproprié l’insulte pour en faire un truc d’empowerement.

En quoi la question « Qui peut parler ? » résonne-t-elle avec votre projet ?
G. K. : Je n’ai jamais compris la hiérarchie de la vocalisation mais elle est là, je la constate. L’ambition de la chorale serait de dire que c’est un mégaphone dont peut se saisir n’importe quel corps, de n’importe quel âge. Mais quelle légitimité ai-je moi, en tant qu’homme, donc privilégié ? Mes parents viennent d’Arménie. Ils sont immigrés. Pourtant, ce que je renvoie, en ayant grandi en France, ce sont les privilèges d’un homme blanc. En fait, je me pose plutôt la question inverse : comment puis-je faire dans mon travail pour m’effacer au profit d’autres mouvements ? C’est un peu un travail en contre par rapport à la figure du performeur telle qu’elle s’est construite dans le monde du spectacle d’aujourd’hui. Comment puis-je créer une situation d’où je me retire pour laisser la place à d’autres subjectivités ?
La question « qui peut parler ? » est terrible parce qu’aujourd’hui, on est dans des institutions qui ne donnent pas toujours la voix à tout le monde, qui sont limitées par leur réseau, leur inscription dans des territoires sociopolitiques, etc. Les efforts de 3days4ideas sont formidables mais réussira-t-on à générer un réel partage entre un public « Hot Bodies Choir » et un public plutôt tourné vers la performance ? De la même manière, je trouverais ça magnifique qu’on invente des chorales comme les protest songs ou d’autres pratiques de chant collectif qui ne soient pas simplement des reprises des Beatles. Je crois que la chorale peut avoir une véritable fonction sociale. Ce n’est peut-être qu’un vœu pieux mais je suis convaincu qu’elle a un rôle politique.

3days4ideas avait aussi l’ambition de proposer des formes hybrides de distribution de la parole. Vous-même, en tant que performeur, quel travail faites-vous sur la forme ?
G. K. : C’est vraiment de l’antiforme : pas de mise en scène, pas de costume, juste l’action. C’est vraiment un principe. Ce n’est pas qu’on est contre, mais c’est un équilibre tellement fragile ! Les gens sont là et chantent. Il n’y a pas besoin de plus. Cette fois-ci, on a eu l’idée de faire plusieurs haltes chantées dans la rue entre Globe Aroma et le Beursschouwburg. Cette idée est née d’un fait divers, après le meurtre au Bois de Boulogne de Vanessa Campos, une femme prostituée trans et latina. On s’est alors demandé si la chorale pouvait répondre à ces moments d’urgence. Peut-on soigner la rue ? C’est-à-dire cet espace où il a été décidé que c’étaient les hommes qui avaient le droit d’existence principal ?

Que pensez-vous de cette idée du pouvoir politique de la fiction ? Du raconter ?
G. K. : Ce sont des petites histoires qui m’ont le plus bouleversé ces dernières années. Arrêtons d’essayer de nourrir la grande Histoire, qui est l’un des outils qui permet de garder les choses bien en place pour que les bons rôles et les bonnes places reviennent toujours aux mêmes personnes. Donna Haraway nous invite à nourrir et à se nourrir des petites histoires, des rumeurs, des chansons et des comptines qu’on chante aux enfants. Il me plait de penser que c’est un peu notre responsabilité, même si on est en lutte et en déconstruction, d’essayer de transmettre aux autres, quel que soit leur âge, non pas des récitations de ce qu’on connait déjà mais plutôt des formes inventées de ce qu’on ne connait pas.

A. Á. : Je pense que la fiction peut être utilisée comme un instrument politique. « Dire c’est faire », dit John Langshaw Austin. Dans la chorale, on travaille beaucoup avec les paroles performatives. C’est-à-dire : comment une formulation peut entrainer un état différent dans les corps, chez le spectateur ou chez soi-même. Il y a beaucoup de forces mouvantes à l’intérieur de notre esprit. Certain·e·s développent une sorte de connexion « magique » avec les mantras et les sorts. Si on répète plusieurs fois la même chose, on peut la réaliser collectivement.

C’est la fiction qui fait exister le commun parce que, d’un seul coup, on a une histoire qui nous concerne tous, on se raconte une histoire collective ?
G. K. : Absolument. Je crois qu’aujourd’hui, il faut changer les récits, inventer de nouveaux mots. On est complètement ankylosé·e·s, pris·e·s dans un pétrole d’a priori. Dans la musique, quand tu donnes une interview, on te demande toujours tes références, qui sont les gens qui t’ont influencé·e. Je trouve ça terrible. Et c’est pareil quand on parle des hommes et des femmes : on a du mal à se permettre d’être autre chose que ce qu’on nous assigne. Il faut changer les récits, permettre à d’autres de les inventer et de les écrire, sans titres ni étiquettes.

 

Image : © Emine Karali

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Personnage d’une série de livre pour enfants créée par Annette Tison et Talus Taylor.