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Dossier

Huis clos : de quoi l’hôpital est-il le cadre ?

Michel Kesteman
Président FDSS (Fédération des services sociaux)

01-01-2018

Entrer
Je ne vous cacherai pas que je suis entré à l’hôpital par toutes ses portes : par les urgences avec mes enfants comme proche, par l’entrée dite principale comme patient pour les consultations et comme visiteur, par l’entrée de service en tant que directeur et intervenant. Je puis donc me demander : Est-ce qu’on va y entendre ce que je dis, ce que je ressens, ce que je cherche, ce dont j’ai peur ? Est-ce que les patients comprennent ce qu’on leur veut, pourquoi on les oriente et les désoriente ? Est-ce que des personnes à intérêts divergents ne risquent pas de se battre entre elles ? Est-ce que les travailleurs et les docteurs vont pouvoir y vivre, y survivre et y gagner leur vie ? Pourquoi est-ce parfois la foire d’empoigne, source de maladies nosocomiales, plutôt que de guérison ? Est-ce si difficile de comprendre ou de se faire comprendre ? Est-ce une maison de fous, de sous, de soins, pour nous ?

S’asseoir
Je me suis donc assis dans la salle d’attente en attendant que l’équipe ait bu son café (cappucino, au lait, décaféiné selon les goûts), ait réapparu en blouse (blanche, verte, orange selon les métiers et les goûts). J’ai observé et noté ce que je voyais. Et puis, j’ai perçu que des communications se croisaient déjà sur les murs et par des écrans de couleur, d’orientation, de désignation d’itinéraires dans la clinique, de conditions préalables d’attente, de régime, d’inscription. Si vous courez, on vous freine. Si vous traînez, on vous pousse. Et le cas échéant, après examen, on vous met dans une ambulance pour un hôpital voisin partenaire : est-ce si grave, plus grave qu’imaginé, ou simplement un protocole stratégique entre hôpitaux spécialisés ?

Noter
Le patient Wittgensteinn, moi, philosophe, j’ai noté dans mon carnet : « Ce qui n’a pas de nom n’existe pas. Vous êtes qui ? Vous avez vos papiers ? Vous avez quoi ? » Ce qui ne s’identifie pas bien se vit quand même. Parfois quelqu’un s’effondre, saigne ou crie. Tout communique tout le temps, mais les mots disent parfois autre chose de ceux qui les emploient ou à ceux qui les entendent, ou encore à ceux qui les ont mal compris dans leur demi-sommeil de patient inquiet. D’autres parlent sans dire et s’enfoncent dans le mal à dire qui amplifie les maladies : comment dire l’incertain, l’improbable, la démaîtrise, le hasard et la nécessité ? Peut-on dire, sans augmenter l’angoisse, que le médecin n’est pas encore là, ou déjà occupé par une intervention grave qui pourrait l’occuper longtemps ? Soigner n’est pas gérer, mais c’est s’organiser. La vie tue absolument. La souffrance peut rendre fou. La folie peut être la seule issue pour s’en sortir, se dire à soi et aux autres qu’on a perdu ses repères et sa confiance. Le business de la santé produit ses victimes et ses clients. Un médecin peut en cacher un autre. Un homme nu passe. Une femme voilée l’arrête. « Au suivant ! »
L’anthropologue Morin a commencé à dessiner un graphique complexe : l’hôpital du patient A et celui du patient B, de l’infirmière C et de l’infirmière D, du docteur Machin et du docteur Knock sont-ils le même ? Il y a plusieurs façons de l’habiter, de l’envisager, d’y résister ou de le rendre supportable. Il faut d’abord accepter que mon hôpital n’est pas là que pour moi, et qu’il y vient autant de gens qu’à la gare centrale, à toute heure, pour toutes sortes de bonnes raisons.

En clinique, on parle avec son corps ou avec les soins de ce que les mots ne peuvent dire, et on voit dans le mal à communiquer qu’on traite à l’hôpital ce qu’on n’a pas su se dire dans la glace.

L’émergence d’un sens viendra de la capacité des Je et des Tu que nous sommes à faire Nous ou à se croiser sans se marcher sur les pieds, en veillant à ce que la majorité se sente mieux en étant passée par là : parce qu’ils vont mieux, parce qu’on leur a fait quelque chose qui fait du bien, parce qu’on a bien posé son acte de diagnostic, soigné l’anamnèse où on dépose son sac de nœuds, ou pris soin d’une personne et de son corps.

Comprendre
Comprendre (ou pas) dépend de sa propre capacité d’être au clair : Où je vais aujourd’hui et pourquoi ? Cela dépend aussi de la capacité à rencontrer à armes égales (ou inégales) celui qui vient dans son état provisoirement perturbé par la maladie, par le cadre de l’hôpital ou par le porte-à-faux de la relation soignant-soigné. Ma dentiste est plus sympa que sa fraise ; mon chirurgien ne risque-t-il pas de déraper comme sa voiture de sport à l’entrée de l’hôpital ?
Je ne vais donc pas compter le nombre des communications comme madame Proximus, mais essayer de comprendre ce qui se passe et pourquoi, ce qui influence la manière de bien ou mal faire, de bien ou mal vivre. Quel est le jeu de quilles dans lequel je suis entré, et comment ne pas les renverser en dépit du bon sens ? Comment être à la fois celui qui peut dire et celui qui sait entendre, et à travers cela s’ajuste au jeu des autres en interaction ? Le footballeur Pelé joue en équipe et monte sur le terrain occupé par ses collègues et ses adversaires. Tout interagit mais pas toujours de manière cohérente. Quand les choses s’organisent, on finit par trouver ses marquesn.

Soigner
La mode est au soin, dirait Castelbajacn. Les blouses parlent. Avec leur couleur, on entre dans le rôle comme l’habit qui fait le moine, les règles d’hygiène et d’identification qui font que le patient sait qui est qui. Accepter le jeu, c’est entrer dans un face-à-face ou un côté à côte singulier où il s’agit d’être compliant/obéissant au supposé compétent. Qu’il soit débutant ou usé par la fonction, la médecine de la blouse et du stéthoscope fait ses preuves avant même « l’evidence based medicine » des congrès académiques. Suivez les guides qui pratiquent les « guidelines » imposés par la profession dans le cadre des « itinéraires de soins ». L’hôpital est un huis clos où l’on circule entre les étages, soumis aux regards techniques, nucléaires ou des analyses en profondeur. Vous devriez être vu, revu, inventorié, analysé, virtuellement découpé sur scanner et affiché sur scope ou en radio avant de repartir avec un truc en plus ou en moins, à faire ou à surveiller.
Pourtant accepter n’est pas forcément comprendre et le moment de doute n’est pas absent au cœur de la nuit et de son attente, dans l’incertitude sur l’efficacité définitive, et pas seulement symptomatique des actes posés. Que dire des contradictions des personnes et des effets induits par le cumul des traitements médicamenteux ? Tout n’est pas cohérent. Cela ressemble aux essais et erreurs, au chaos plus qu’à une langue bien maîtrisée. Qui a raison ? Qui peut savoir ? Qui saura dire avec aplomb plus qu’une demi-vérité ? Le patient impatient de guérir et de savoir est un questionneur infatigable sur tout ce qui est en train de lui arriver (ou non).

Décoder
J’aurais dû demander un cours d’initiation au langage hospitalier, au jargon soignant. J’aurais dû chercher un décodeur des chiffres et des lettres sur mes protocoles d’analyses pour aider mon médecin obligé de remplir les tableaux récapitulatifs des actes posés et pilules prescrites. Je commence à me dire que l’interprétation des rêves et des mimiques m’en dirait davantage, que l’ouïe perçoit parfois la plainte, que la vue détecte la fuite, que des postures en disent long sur les vérités refoulées et que des regards absents remplacent la confrontation difficile au vital menacé et au social délité.
Tu ne parles pas donc tu dis. Tu parles mal et tu précises ainsi. La vie est un théâtre où l’on va côté cour ou côté jardin, où l’on progresse, régresse en perdant ses repères, ou professe. L’allégresse est de mise en maternité. La tendresse en soins palliatifs. La hardiesse en salle d’opérations. La confesse en psychiatrie. Les compresses stériles et le droit à n’être plus ou moins ou autrement à tous les étages. En clinique, on parle avec son corps ou avec les soins de ce que les mots ne peuvent dire, et on voit dans le mal à communiquer qu’on traite à l’hôpital ce qu’on n’a pas su se dire dans la glace, chez soi ou entre proches de peur d’être entamé ou de faire du mal à soi et à d’autres que soi, proches si proches, trop proches pour être indifférents.
Jacques Salomén parle parfois par dessins. Il m’a fait découvrir que « 40% de la posologie sont donnés pour l’angoisse et le désir de guérir du médecin ». Dans le langage des mots, des regards, des gestes, des postures corporelles, des pratiques institutionnelles, on ouvre sans cesse le livre des questions, un livre de réponses toutes faites, un tissage de sens et de non-sens proposés, imposés, suggérés ou défaits.
Peut-il en être autrement ?

Mais parler un langage commun ou se mettre à l’abri dans un langage hors du commun, c’est choisir d’éviter ou non les interactions prématurées, les réactions difficiles à gérer ou d’inviter au jeu de l’alliance des soignants et soignés, des malades et citoyens, des vivants concernés par leur vie, leur mort, leur matériel génétique, leurs capacités de reprendre le cours d’une existence presque normale.

Communiquer
En travaillant sur le pouvoir du langage (quelle que soit la langue véhiculaire), on doit s’interroger sur les abus de langage qui faussent les rapports au sens et sur la capacité d’avoir un langage juste, adéquat, véridique, prudent en espérant qu’on parvienne à s’en sortir. Bien vite, on échappera au diktat des statistiques de performances (combien d’opérations sans effets secondaires) et des publications spécialisées facilitant le classement Pisa inter-universitaire et le « bench-marking » (comparaison) interhospitalier. On risque plutôt d’observer qu’il est question de rapports de force à préserver entre institutions concurrentes devant le financement de la sécurité sociale, les banques qui les préfinancent et les clients qui les valident. Puis entre groupes sociaux médicaux et paramédicaux, entre secteurs et spécialités (ORL ou médecine interne, endoscopie ou chirurgie sanglante), soignants et soignés, proches et témoins, aidants proches et fournisseurs.

Avec qui ?
La triade des institutions, le trio des cadres institutionnels, le triangle des bénéficiaires clients se positionnent comme autant d’interprètes d’un scénario à voix multiples, répondants d’un examen à choix multiples, fantassins d’un combat à issue incertaine. En fait, dans ce jeu pluriel, concurrentiel et systémique, on peut tour à tour se voir dans le rôle du sauvé/sauveur, du persécuteur ou de la victime, comme chez monsieur Karpmann. On se positionne en assisté assistant ou dépendant, en client, en pair, en matière à exercice ou en objet d’expérimentation, en tant qu’humain alité ou humain en surplomb. Voilà qui commence à expliquer qu’on ne tienne pas tous ni toujours le même langage, même quand on semble parler de la même chose à notre corps défendant.

À quel niveau ?
Une analyse plus fine nous amènerait à analyser les niveaux de langage. Austinn constatait que « dire, c’est faire » et que « ne pas dire, c’est faire aussi mais autrement ou autre chose ». Mais parler un langage commun ou se mettre à l’abri dans un langage hors du commun, c’est choisir d’éviter ou non les interactions prématurées, les réactions difficiles à gérer ou d’inviter au jeu de l’alliance des soignants et soignés, des malades et citoyens, des vivants concernés par leur vie, leur mort, leur matériel génétique, leurs capacités de reprendre le cours d’une existence presque normale. Parler ensemble, c’est se souvenir que la santé est notre capacité à nous adapter à ce qui change en nous et autour de nous, d’atteindre un relatif équilibre sans cesse menacé et sans cesse retrouvé dans un processus dont nul n’est à l’abri et auquel tous nous pouvons être associés un jour d’un côté de la table, de la blouse ou du langage ou d’un autre.
En attendant, je cherche quelle surcharge mécanique de l’interligne tibio-astragalien a pu me prendre, avec le risque d’aller mal ou de me sentir mal à force de le lire sans comprendre, sans voir que le docteur n’en sait peut-être pas plus que son diagnostic. Les schémas chinois d’acupuncture, les milligrammes d’homéopathie, les huiles essentielles et les états d’hypnose sont-ils moins ésotériques ? Ils indiquent en tout cas que le huis clos ménage des sorties, que le corps est armé pour réagir et que le droit des patients inclut l’exigence d’un langage clair sur ce qui est clair. On peut sortir gagnant et parlant de la grande muette.
À qui le dites- vous ?

 

1

Wittgenstein (1898-1951) est un philosophe autrichien qui apporta des contributions décisives en philosophie du langage notamment, ayant inventé le concept de jeu de langage.

2

Le lecteur passionné peut se plonger dans la Théorie systémique des communications d’Alex Mucchieli, Armand Colin, 2003, dans les Minuscules aperçus sur la difficulté de soigner de Jacques Salomé, Albin Michel, 2004, ou avec Marc Desmet, Vivre la gestion hospitalière, coll. Soins et spiritualités, 2015 pour voir si on peut décliner Cure (intervenir), Care (prendre soin), Control (manager), Community (le vivre ensemble des acteurs présents) et même le Cellar/Cave (techniques) dans une perspective qui inclue le plus faible, seul compétent de son corps dans le huis clos, ou le jeu mis en place par les professionnels de la chose. Ou même Michel Kesteman, « Chronique d’une maladie à temps plein », in Perspective soignante n°23, septembre 2005.

3

Castelbajac est un créateur de mode français.

4

Jacques Salomé est un psychosociologue français, spécialiste des relations humaines.

5

Karpman est l’inventeur, en 1968, du « triangle dramatrique » ou triangle de Karpman, figure d’analyse transactionnelle qui met en évidence un scénario relationnel typique entre victime, persécuteur et sauveur.

6

John Langshaw Austin est un philosophe anglais (1911 1960), appartenant à la philosophie analytique et représentant majeur de la philosophie du langage ordinaire.

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Journal 46
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