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Dossier

Humain, plus-qu’humain

Entretien avec Anna Tsing
Anthropologue, professeure à l’Université de Californie à Santa Cruz et à l’Université d’Aarhus au Danemark

01-12-2020

L’ouvrage d’Anna Tsing Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, dont la traduction française vient de paraitre aux éditions La Découverte, raconte l’histoire d’une « zone frontière » en Indonésie à la fin du siècle dernier. Nous assistons à la fin d’une forêt tropicale dans les monts Meratus du Kalimantan du Sud (partie indonésienne de l’ile de Bornéo). Répondant à la demande internationale en bois rares, caoutchouc et huile de palme, le défrichement, la monoculture, les incendies et l’érosion ont rendu ce territoire inhabitable pour les Dayaks qui y vivent. Friction montre comment la logique extractiviste de « l’Empire » délite nos attachements et rend inhabitables nos chez-soi. Devant cet inventaire, où les interconnexions globales se frottent aux particularismes culturels, on pense inévitablement à une autre énumération, qui nous est plus proche, où il est question de pangolin, de routes aériennes internationales, de fonctionnaires chinois·es, de marchés illégaux de brousse, de laboratoire P4 haute technologie, de fake news, de virus, de crise économique globale et de confinement individuel.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie, et Sébastien Marandon, enseignant, administrateur de Culture & Démocratie

 

Les effets de la globalisation se font de plus en plus sentir au centre de nos vies – chez nous –, alors qu’on les croyait cantonnés aux lointaines forêts sauvages. Allons-nous devoir à notre tour déménager nos maisons comme de nombreux·ses habitant·es de l’Australie ou de la côte ouest des États-Unis cerné·es par les feux ?
Les connexions globales font partie de la vie humaine depuis bien longtemps. Il suffit de songer à la provenance des ingrédients d’un repas ordinaire pour mesurer leur ampleur. Mais pour la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les populations privilégiées ont pu utiliser ces connexions à leur bénéfice plutôt que d’avoir à fuir leur pouvoir destructeur. Les récents désastres environnementaux se sont démarqués en déplaçant et en menaçant aussi les vies des privilégié·es. L’aspect positif de cela, c’est qu’il devient difficile de nier que quelque chose ne va pas.
Dans son essai The Ceremony Found, la philosophe Sylvia Wynter entrevoit la possibilité d’une « humanité » nouvelle, plus inclusive, dans les ruines des murs que les élites avaient érigésn. Bruno Latour imagine que cette humanité – qu’il nomme « terrestre » – pourrait nous amener à sortir de la dichotomie politique gauche vs droite ; il montre les dangers qu’il y a à prétendre fuir « hors du monde » et l’importance de se réorienter vers la vie telle qu’elle est envisageable sur terren. Deux gestes utiles vers des possibles. Dans le même temps, survivre aux désastres est terrifiant – et il est difficile de savoir si nous y parviendrons ni pour combien de temps.

La « zone frontière » du Kalimantan du sud est une zone de friction au sens où elle nait des interactions entre « partenaires légitimes et illégitimes : militaires et bandits, gangsters et entreprises, bâtisseurs et spoliateurs » et de la manière dont celles-ci défont les attachements traditionnels entre la forêt et ses habitant·es pour la réduire en matière première destinée aux entreprises. Une zone frontière est-elle toujours une « zone de traduction » , où matériel et imaginaire sont entrelacés, produisant des « histoires embrouillées » – les muddled stories de Donna Harawayn ?
On vit constamment dans la traduction ; je ne peux imaginer un lieu qui ne soit pas une zone de traduction. En effet, le matériel et l’imaginaire sont entremêlés dans des histoires embrouillées. La particularité de la zone frontière est qu’elle normalise la violence comme méthode de déplacement et de dépossession. La sauvagerie des zones frontières tente de balayer les communautés indigènes et les écologies dans un maelstrom chaotique. Malgré tout, cette sauvagerie peut séduire, attirer les populations locales vers les plaisirs dangereux d’une économie axée sur les ressources avec ses cycles d’expansion et de récession. Par exemple, dans Friction, je décris une ruée vers l’or où, à l’aide de pompes hydrauliques à haute pression, les gens ont passé des pans entiers de colline au jet d’eau dans l’espoir de dénicher quelques grammes d’or sous les gravats.
Dans une bonne partie du Kalimantan, l’apparition de cette zone frontière a ouvert la voie à l’ordre terrifiant des vastes plantations d’huile de palme qui, vues du ciel, s’étendent à perte de vue et de tous côtés. Dans ces lieux, il ne reste pas même des haies, pas le moindre refuge pour les plantes et les animaux, encore moins pour les gens qui en dépendent. Ironie sans nom que les tentatives des entreprises d’obtenir des crédits-carbone pour les plantations, comme si celles-ci étaient des forêts. Ces plantations sont des sites d’extinction. Elles sont emblématiques du brutal déni qui continue de caractériser notre époque. Même dans les années 1990, lorsque les plantations commençaient tout juste à s’installer, je voyais des animaux se ruer en masse dans les villages où ils savaient pourtant qu’ils seraient tués. Avec la destruction totale de la forêt, il ne restait nulle part où se cacher.

Vous affirmez que les histoires du capitalisme mondialisé ne sont ni pures ni universelles mais des patchworks hétéroclites, et vous citez notamment l’exemple de John Muir qui, pour créer le parc naturel du Yosemite, avait besoin du soutien des industries du chemin de fer déterminées à développer le tourisme contre la volonté des communautés locales défendant leur droit à la chasse. Des communautés qui contredisaient la vision de Muir, romantique et religieuse, d’une nature vide de tout·e habitant·e. La nature est-elle toujours un mélange d’histoire et de réalité vivante ?
Pour de nombreux·ses citadin·es – moi y compris jusqu’à l’époque de mon travail de terrain –, les forêts semblent éternelles, hors de l’histoire. Rien n’est plus faux. Le campus où j’enseigne, l’Université de Californie à Santa Cruz, est plein de magnifiques séquoias. Au premier coup d’œil, la forêt apparait comme un paradis magique et intemporel. Mais en y regardant de plus près, on voit que les arbres entourent d’énormes souches : la totalité de la forêt de sequoias a été abattue au début du XXe siècle, et les arbres d’aujourd’hui sont des repousses de l’ancien système racinaire. Les forêts sont toujours historiques, et notre habitude d’apprendre à l’oublier nous rend aveugles au dynamisme de la nature. La plus grande magie de la nature est dans son histoire – pas dans l’oubli de celle-ci.
La forêt du Kalimantan avait beaucoup à m’apprendre à ce sujet. La communauté Dayak pratique un système d’agroforesterie qui consiste à aménager des petits champs chaque année qu’on laisse ensuite retourner lentement à l’état de forêt. Cela signifie que le paysage le plus proche des villages est un patchwork de forêts à des stades différenciés de repousses. Les Dayaks sont tou·tes capables, en regardant un flanc de colline, d’y lire le calendrier des cultures : le vert clair des jeunes arbustes accentué par les arbres préservés ou replantés, le vert plus profond de la forêt secondaire, le vert le plus sombre et les hautes cimes de la forêt la plus ancienne. Un flanc de colline là-bas est une histoire humaine, mais aussi plus-qu’humaine (more-than-human). La repousse de parcelles de forêt est le récit des mouvements, des fusions et scissions des communautés, des naissances et des mariages, des nouveaux enfants et des décès. En cartographiant les mouvements des ménages et les anciennes fermes, j’ai appris à voir ces histoires humaines et non-humaines. De retour en Californie, je n’ai plus jamais vu la forêt comme intemporelle.
Le fait que les forêts changent historiquement ne les rend pas pour autant imperméables aux dégâts humains. Nombreux·ses sont ceux et celles qui pensent que dès l’instant où l’on reconnait que les histoires naturelles sont mêlées aux histoires humaines, il n’y a plus de différence à faire entre une forêt et un parking puisque tous deux sont anthropiques. C’est absurde. Reconnaitre l’historicité de la nature et les rôles de l’humain dans celle-ci nous révèle l’importance de faire plus que jamais attention à respecter les temporalités et les conditions de vie des non-humains.

Dans Le champignon de la fin du monden, vous racontez l’histoire d’une forêt de la côte ouest étasunienne détruite par la coupe systématique de ses grands arbres, où est apparu le matsutake – un champignon très prisé au Japon qui pousse typiquement sur des sols pauvres en symbiose avec des pins –, attirant l’attention d’une variété de personnages. Vous expliquez comment les pins, en rendant possible la pousse des matsutake, ont permis à des populations déracinées et cosmopolites (migrant·es vietnamien·nes, anciens bûcherons au chômage, gérants de forêt et entreprises japonaises d’exportation) d’inventer une façon d’habiter les ruines du capitalisme. Est-ce qu’échapper à TINA (le discours « There Is No Alternative » ) ce n’est pas aussi cette capacité d’explorer ces interstices, ce que vous appelez des « fossés » ?

Nous avons beaucoup de chance, en tant qu’êtres humains, que le capitalisme industriel ne tienne pas ses promesses, c’est-à-dire de rationaliser entièrement les ressources de la terre et de les exploiter à son service. Nous ne sommes encore vivant·es que parce que cette promesse n’a pas été complètement réalisée, du moins pas encore. Les forêts exploitées par l’industrie forestière reviennent parfois sous d’autres formes, comme les pinèdes de pins lodgepole du centre de l’Oregon, où pousse le précieux et si parfumé matsutake. Mais les plantations d’huile de palme du Kalimantan sont un cas difficile, car la transformation de la forêt en produit de monoculture a été si totale et si vaste que de nombreux futurs alternatifs de « vivabilité » ont été anéantis. Comme l’a montré Sophie Chaon pour la Papouasie occidentale, les plantations d’huile de palme sont des zones mortes, des lieux où s’arrêtent les cartes de la vivabilité multi-espèces, à partir desquelles se répandent la violence des zones frontières et la mort.

On pourrait dire que l’un des défis les plus centraux de notre époque est de comprendre quels types de perturbations écologiques humaines permettent des futurs vivables, et lesquels n’en permettent pas.

Friction décrit un moment dans la forêt du Kalimantan où de tels futurs étaient en balance. Les groupes indigènes se battaient pour les forêts, à la fois comme ressource vitale et comme lieu de vie plus-qu’humaine. De telles luttes continuent, mais à présent dans le cadre de l’expansion tragique des zones mortes des plantations d’huile de palme. Aussi bien l’agroforesterie des populations indigènes que les plantations sont des formes de perturbation humaine. Mais comme je l’ai mentionné, toutes les formes de perturbation ne se valent pas. Il est déterminant pour la survie sur terre d’en stopper certaines tout en étant conscient·es de nos prises dans toutes les écologies terrestres.
Quand j’ai publié Le champignon de la fin du monde, qui raconte l’histoire relativement bénigne de la réinvention de forêts déboisées par l’exploitation forestière en zones de cueillette commerciale de champignons par les réfugié·es et d’autres populations défavorisées, certain·es lecteur·ices l’ont pris comme une invitation à ne plus s’inquiéter : en dépit de la destruction écologique capitaliste, pensaient-il·elles, tout finirait par s’arranger. Je n’ai jamais eu l’intention de transmettre un message d’espoir qui l’emporterait sur tout le reste. De fait, je pense que la terre est dans une situation désastreuse, et un optimisme irréfléchi ne va en rien l’aider. Le champignon parle de la précarité du plus-qu’humain et de la nécessité de négocier les ruines. La survie collaborative est encore ce que l’on peut faire de mieux, mais c’est loin d’être la lumière au bout du tunnel. Il s’agit plutôt de faire de notre mieux pour vivre « en pensant par le milieu »n. C’est autre chose qu’un espoir qui refuse les mauvaises nouvelles.
Je suis vraiment contente que Friction paraisse maintenant en français parce que ce livre est une tentative de décrire la destruction des plus-qu’humains, tout en ne baissant pas complètement les bras. Friction offre un ensemble d’outils pour évaluer cela. Mon nouveau projet, Feral Atlas : The More-than-Human Anthropocene, poursuit cette trajectoire de pensée en format numériquen. C’est un projet collaboratif d’art et de science qui travaille sur des arts du récit dans lesquels toute forme de confiance aveugle est désavouée en faveur de ce que Donna Haraway appelle « vivre avec le trouble »n. Friction est aussi un projet qui entend apprendre à « vivre avec le trouble », en prêtant attention aux conjonctures dans lesquelles nous sommes tou·tes pris·es, et aux multiples futurs alternatifs qu’elles pourraient ouvrir.

Comment habiter le désastre, comment se sentir chez soi dans un monde où la logique extractive de la croissance économique nous abstrait de nos milieux ? Isabelle Stengers nous invite aussi à « penser par le milieu » , à produire une pensée située, qui prend soin de ce qui l’entoure, de là où elle habite.

Peut-être devons-nous apprendre à vivre sans jamais nous sentir chez nous. Il est possible que la domestication, y compris de nous-mêmes, fasse partie du problème. Nous avons appris à imaginer des formes de sécurité et de compagnonnage délimitées par la propriété et le patriarcat, des formes qui dépendent de la violence et du contrôle. Ce n’est pas l’unique façon d’envisager nos vies.

« Penser par le milieu » me semble très juste, mais le milieu est souvent un lieu inconfortable, sans sécurité, et balayé par des vents provenant de toutes les directions. Ça ne signifie pas qu’on doit être malheureux·ses. Nombreuses sont les joies qui côtoient les dangers de cet espace du milieu. Alors que je travaillais à vos questions, j’ai fait une courte promenade pour réfléchir et mes pas m’ont guidée vers une pelouse où j’avais repéré des rosés des prés deux jours plus tôt, encore trop petits pour être cueillis. J’avais déposé des feuilles rouges près des têtes pour pouvoir retrouver l’endroit. Mais voilà qu’à présent quelqu’un avait marché dessus et les avait écrasées. J’ai quand même rassemblé ce qu’il en restait pour les poêler de retour à la maison. Vivre et penser par le milieu c’est un peu ça : cuisiner des restes de champignons écrasés.
La friction, c’est la reconnaissance qu’il y a beaucoup en jeu. Si un groupe de passionné·es pensent que leur manière de faire l’emportera en écrasant les autres trajectoires, ça ne veut pas dire qu’il·elles ont raison. Peut-être que la « modernité » est trop pétrie de la présomption que les projets se réalisent selon les plans des ingénieur·es qui les ont conçus. Le monde ne fonctionne pas comme ça. Lorsque les différentes trajectoires qui produisent nos mondes se frottent les unes aux autres, la friction génère de nouvelles combinaisons inattendues. Et nous devons faire avec cela.

Image : © Axel Claes

1

Sylvia Wynter, « The ceremony found : towards the autopoietic turn/overturn, its autonomy of human agency and extraterritoriality of (self-)cognition », in Black Knowledge / Black Struggles : Essays in Critical Epistemology, Jason Ambroise & Sabine Broeck (éd.), Liverpool University Press, 2015, p. 184-252.

2

Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

3

Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Les Éditions des mondes à faire, 2020 (version originale : 2016).

4

Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, trad. Philippe Pignarre, La Découverte, 2017.

5

Sophie Chao, In the Shadows of the Palms, Duke University Press, à paraître.

6

Référence à une expression d’Isabelle Stengers, « penser par le milieu », dans Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun, Les Presses du Réel, 2017.

7

Anna Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou (éd.), Feral Atlas : The More-than-Human Anthropocene, Stanford University Press digital series ( lien ).

8

Donna Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit.