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Perdre ou mélanger sa culture

Hybridation culturelle

Fabian Fiorini
Pianiste et compositeur

01-12-2020

Fabian Fiorini commence son intervention par un temps de musique: il nous fait entendre un extrait de Yo Anpiln, adaptation musicale d’un texte de Jean Bofane et morceau du groupe Désir Fiorini, un duo composé de la chanteuse Rénette Désir et de Fabian Fiorini.

Il s’agit d’un duo voix-piano que j’ai interprété avec une chanteuse haïtienne qui vit à Port-au-Prince. C’est un bon extrait car c’est comme cela que je ressens mon droit culturel et que je peux l’exercer. Je me le représente en deux plans très simples : l’extimen – relatif à la part d’intimité qui est volontairement rendue publique – que j’oppose à l’intime. L’extime n’existe pas, il est constitué des influences diverses : tout ce que j’ai pu apprendre dans les conservatoires, tout ce qui est de l’ordre de la littérature, de la lumière, des espaces, de l’inspiration. Il prend également sa source dans le passé et, grâce à toutes les formes de transmission que nous avons aujourd’hui, nous avons accès à beaucoup d’extime.

De là, la nécessité pour un·e artiste de rechercher et de trouver son intime pour l’exprimer finalement vers les autres. La culture, c’est aussi simplement le partage. D’où l’importance de cet extrait car, au-delà de l’apparence, il faut arriver à déconstruire le fonctionnement de ce dialogue culturel, de ce droit culturel, et voir comment, en tant qu’artiste, il nous est permis de jouer de notre culture en la transformant, en la fluidifiant, en la réinterprétant.

La référence au Romantisme est utilisée ici : le piano-voix, dans notre référence occidentale, correspond aux « Liedersn » et aux grandes chansons du répertoire romantique. Dans l’extrait, ce dispositif a été utilisé en le déplaçant toutefois vers un autre style beaucoup plus contemporain. Certains éléments relèvent de la musique traditionnelle haïtienne. Le piano est habituellement le support du chant, qui utilise la mélodie. En ma qualité d’ancien percussionniste, j’aime bien utiliser le piano comme un instrument de percussion. C’est pour cela que, dans la main gauche, on ressent quelque chose de très motiviquen et de très directif qui traverse toute la pièce.

Ce rythme précis est un rythme « Congo » qui vient de la musique haïtienne. En termes d’échanges et de mélanges culturels, je précise qu’il a fallu que mon corps l’apprenne. C’est très difficile à réaliser, techniquement, pendant les trois minutes que dure le morceau. Cela se rapproche de la performance car ce n’est pas très pianistique. C’est là que la culture est « l’autre ». « Je est des autres » : je deviens quelqu’un d’autre après être passé par ce processus, par un apprentissage qui n’était pas donné au départ. C’est un mélange qui se réunit pour avancer, pour essayer de donner cette volonté intime d’avoir un son qui correspond à mon époque, qui correspond à quelque chose que j’ai envie de partager.

Malgré les apparences, ce que vous avez entendu est une forme ouverte. Il s’agit d’un hommage à la musique contemporaine occidentale. Il n’y a pas nécessairement une succession de « A, B, C, D, E » écrite à l’avance par le compositeur et nous gardons une certaine liberté à chaque interprétation. Sur un disque, il existe une version figée, une entité, mais la prochaine fois que nous jouerons ce morceau, nous ne le jouerons pas nécessairement de la même manière.

Je voudrais également partager le texte haïtien, qui est lui aussi une « hybridation ». Celui-ci a été écrit en français par un écrivain congolais Jean Bofane, puis traduit en haïtien, car nous voulions que tous les textes de ce disque soient entendus en créole, la langue d’Haïti. Ce texte date de bien avant la « crise migratoire » que nous connaissons aujourd’hui. Il contient beaucoup de références aux nombreuses vagues d’esclaves qui sont arrivées en Haïti. Ces dernières venaient beaucoup du Bénin, de la dynastie des Dahomey, une grande dynastie royale africaine.

Cette nuit, j’ai deviné ce crépuscule qui tombe sur les bords de nos océans
[Une musique commence à remplir l’atmosphère]
Ces silhouettes qui s’y découpent sans arrêt comme sur les parois d’un enfer Elles s’amassent toujours plus
Ombres pesantes Ils sont nombreux
Les cales en sont pleines
Ils ont des pirogues qui chevauchent la vague Les coques se brisent
Des lames découpent les êtres par l’intérieur On entend une femme gémir avec le vent Elle voudrait crier à l’aide.
Mais cela est étouffé comme tout le reste.
De l’eau salée s’engouffre par la trachée d’un homme vêtu en bleu Sombre
Sur une barque, un nouveau-né vagit sur le sein de sa mère. La surveillance maritime est là.
Le bébé ne doit pas être entendu
Le passeur, qui doit penser à tout, est obligé d’arracher l’enfant par le bras et de le jeter à la mer d’un mouvement ample pour que l’écume se referme sur lui et qu’il se taise
[La musique s’arrête]

Je suis musicien parce que je ressens la violence et que j’ai du mal à la dire ou l’exprimer oralement, c’est pour cela que je la joue. Je pense aussi que, par rapport aux droits culturels, un droit fondamental serait de marcher librement sur la terre. À l’intérieur de notre culture, la violence tout comme la beauté peuvent être ressenties comme relevant de l’extime. L’essence d’un travail artistique honnête est d’essayer de trouver, dans la forme et le contenu, la juste adaptation de tous les éléments qui existent dans notre propre culture et de les faire revivre. Parce que, d’une manière qui peut sembler étrange, la notion de culture comprend l’idée d’une évolution, qui est notre évolution à tou·tes.

Je pense qu’aujourd’hui il est à la fois nécessaire et difficile – au vu de cette charge historique dont nous prenons compte, pourtant importante à faire vivre – d’ajouter une voix supplémentaire à la longue voix de tout ce qui a déjà été créé. Afin de continuer à avancer, de se rassembler pour créer quelque chose qui nous ressemblerait plus que de refaire simplement ce qui a été fait à l’époque où nous étions colonialistes par exemple. Il faut essayer aujourd’hui de s’adapter à cette notion d’identité humaine. À partir de là, nous pouvons être beaucoup plus ouvert·es sur les autres et sur le monde.

En tant que musicien·nes, l’avantage est de pouvoir ressentir que la musique n’a aucune frontière, ce qui nous permet de voyager beaucoup. L’intérêt de la culture c’est cette diversité, qui doit sans cesse « s’interhybrider », « s’interactiver » et ne jamais se refermer. De toute façon, comme dans la nature, tout ce qui se referme meurt. En conclusion, je pense que la fermeture n’est pas le destin que nous voulons pour l’humain·e et que la seule issue est le partage, l’ouverture aux autres, le renouvellement de la vie ensemble.

Image : © Anne Leloup

1

Album complet à écouter ici.

2

La notion d’extimité est développée par Serge Tisseron dans L’intimité surexposée, Ramasay, 2001.

3

Courte pièce de musique vocale, de caractère populaire ou savant, chantée sur un texte en langue germanique.

4

Relatif à un motif.

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