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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Ici et ailleurs

Christian Ruby
Philosophe, enseignant à l’École supérieure des Beaux-Arts de Tours-Angers-Le Mans

12-12-2018

À la question de savoir ce que nous pouvons faire de l’idée de frontière, l’esprit du temps offre deux réponses, immédiates et symétriques : louer ou condamner. Il faudrait refluer vers les frontières ou il faudrait abolir les frontières ! Par négligence ou par calcul, on laisse à ces deux exigences – enfermement ou abolition – un pouvoir tel qu’il conduit à croire qu’on ne peut se tenir à l’écart de cette double escroquerie intellectuelle, aux immenses conséquences pratiques. D’un côté, l’abandon aux fascinations d’une communauté close sur elle-même et, de l’autre, une agitation en pleine déréliction, au mieux tournée en bienveillance et compassion.

Le titre de cet article, « Ici et ailleurs » est un emprunt à Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, 1974, un film tourné dans un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie en 1969.

« Frontière » n’est un concept philosophique, voire anthropologique, que sous les espèces de « limite » et de « partage », notions qui, dans certains contextes, notamment politiques, s’accompagnent de « fictions » destinées à faire passer l’artificiel pour naturel. Sous cette forme, « frontière » fait signe vers nos manières de traiter le continu et le discontinu, l’identique et le différent, le fini et l’infini. Ce terme passe aussi d’un domaine à l’autre et ne se voue pas uniquement à la politique. Il y a « frontière » possible entre l’intérieur et l’extérieur (architecturen et cosmologie), l’ici et l’ailleurs, le corps et l’âme, les domaines de la recherche et le partage des compétences dans les sphères intellectuelles, les États et les fictions politiques, l’humain et l’animal, l’humain et la machine, l’animé et l’inanimé, les morts et les vivants, etc.

L’humain et l’infini
Ce sont deux questions centrales qui nous lient à ce débat sur la frontière. La première : comment penser la frontière ? Et la seconde : qu’allons-nous en faire ? Ces questions ne nous poussent pas à fixer une essence de la frontière car une telle fixation ne ferait que redoubler les naturalisations dont la ou les frontière(s) fait ou font l’objet. La frontière n’est jamais qu’un instrument, un artifice dont les humains se dotent pour maitriser leur rapport à l’infini, à l’illimité. La seule option dont nous devrions finalement discuter concerne l’usage le plus légitime de la frontière dans l’obtention d’un partage égal et juste de l’usage soit de la seule surface que nous ayons à notre disposition – une terre unique pour tous –, soit des articulations de pensée et des conceptions du monde.

Commençons par tenter de penser la frontière. Ce qui est intolérable aux humains, c’est de vivre dans l’infini. Dans l’infini, l’humain n’est pas chez lui. De là des murs, des domaines de pensée, etc., mais aussi des fictions, par exemple, des ontologies (tout est fixe) ou des histoires (tout peut être transformé). L’architecte qu’il est peut cependant choisir entre fabriquer des murs pour s’enfermer ou fabriquer des murs pour accueillir. Et ce ne sont pas les mêmes murs. De même que l’on peut croire que le chercheur est celui qui sait et il est alors enfermé, alors que s’il cherche, c’est justement qu’il ne sait pas, et il veut s’ouvrir au déplacement des limites du savoir et à l’interaction des disciplines.

Les humains, semble-t-il, ont construit ces termes de « limite » et « d’illimité » dans un va et vient entre l’agriculture et la politique, tout du moins dans le contexte occidental. Les Grecs nous ont appris que les humains ne sont pas chez eux dans l’infini. Le horos, terme qui a donné plus tard « horizon », est d’abord le bord de la peau de mouton, l’extrémité au-delà de laquelle il n’y a plus rien. Le horos s’est fait mur, élévation de limites à ne pas franchir, celles de Troie qui séparent les Achéens des Troyens, et qui nous reviendront en latin avec le sillon tracé par l’araire de Rémus et Romulus pour fonder Rome. Mais ces limitesn ne sont pas uniquement celles des territoires. Quoi qu’il en soit, elles ont trois caractéristiques :
– éviter la démesure (hubris) ;
– se répercuter dans tous les ordres : limites entre les classes, limites entre les ordres de pensée (opinion/philosophie)… ;
– poser des « limbes » : cette bordure inconnue, cette région indéfinie, les extrémités de la terre mais aussi l’entrée dans l’au-delà, et un au-delà dont le franchissement est une possibilité réelle pour « l’âme », quitte à n’être plus située dans le même plan.

L’art de la découpe
L’idée de frontière renvoie fondamentalement à un partage. Elle définit un certain espace du commun, un régime de la découpe des territoires physiques, matériels et intellectuels. Cet espace est à la fois un régime des corps et un régime des géographies de l’esprit. Il détermine des circonscriptions, des séparations, des démarcations entre les éléments séparés face auxquels un choix doit être fait : soit l’indifférence ou la peur réciproques, soit la contiguïté paisible, soit la disposition de seuils et de passages, soit le mélange (mais il est toujours postérieur à la césure), etc.

La frontière fixe des formes de visibilité, de pensabilité, de dicibilité dont on peut étudier la généalogie, mais aussi l’art. Un tel art du partage, en effet, fait droit à deux pratiques opposées : soit celle de la clôture et de l’exclusion, soit celle du passage et de la transgression. Parfois les deux se mêlent si on est attentifn. En tout cas, le partage sépare et réunit à la fois.

Les frontières ne sont pas des faits bruts et naturels. Elles relèvent de conventions humaines et d’institutions de partage. […] Et comme toute convention, elles peuvent être défaites, déplacées et muées en jeu d’accueil et de transformation.

Mais il faut analyser cet art de plus près encore lorsqu’il devient une fonction des États modernes et que ces derniers, sans plus se référer aux limbes, découpent des territoires et des cadastres qui deviennent des frontsn, avec leur cortège d’art de la guerre et de dimension esthétique et/ou fictionnelle qui circonscrit l’être en commun, à coup d’académies et d’écoles de pensée. L’idée de frontière est ici polémique, plutôt que définitionnelle. Elle renvoie à la guerre qui les fixe et à la logique policière des séparations : non seulement inclusion et exclusion, mais aussi, à l’intérieur des territoires, déploiement des sans-papiers, sans-domicile, etc., qui sont autant de vérifications de ce qu’on peut faire à l’extérieur. En général, pour mieux s’en séparer, celui qui exclut racise l’extérieur. Et il se rend aussi aveugle aux franges qu’il rend invisibles : les nomades, les trans-, etc.

Cet art de la limite, de la découpe politique et conceptuelle, ne cesse d’être vécu comme un art de la borne et des cartographies intangibles. Cette confusion de la limite et de la borne fait tout le drame de notre époque, en termes de « racines », « repères », etc. Rappelons que la borne est une limite conçue comme infranchissable, tandis que la limite est une ligne souple qui mérite remaniements, transformations, dépassements, etc. On peut donc aussi percer les murs…

Une double fascination
Il nous appartient, effectivement, de traiter la frontière non pas comme une ligne posée mais comme une ligne construite, un artifice, avec lequel il faut s’organiser, qu’on veuille le légitimer ou le critiquer. Ce qui est intéressant, ce sont d’ailleurs les controverses à la frontière et sur la frontière. Les récits de vie autour de celle-ci indiquent comment elle donne sens à des actions et des relations, des dangers et des contacts, des clôtures et des ouvertures, mais aussi comment certains s’enferment en elle, en utilisant au besoin des cris de ralliement autour de la frontière, et comment d’autres peuvent la transgresser.

Contrairement à un lieu commun, la limite (à la différence de la borne) n’est pas négative, ne constitue pas un empêchement, n’enferme pas l’humain, puisqu’elle peut être remaniée. Elle est plutôt la condition de l’illimité, de sa réalité comme de sa pensée, au sens, cette fois, d’un illimité humain. La limite est constitutive de l’humain et de sa capacité à faire l’histoire (c’est-à-dire à remanier les limites). Elle ouvre l’humain sur l’autre. À condition de comprendre, en ce sens, qu’on peut limiter sans clore (ce que fait la borne qui refuse l’autre) : toute limite peut être dépassée, transformée.

Il suffit de lire Typhon de Joseph Conrad et de regarder les vidéos de l’artiste Aernout Mik pour saisir que si l’on ne comprend pas ainsi les frontières, on se perd soit dans une fascination de la borne soit dans une fascination du sans-limite. Comme on le sait, de nos jours la fascination de la borne est devenue identitaire. Elle enclot, elle rejette et peut d’ailleurs produire de la maladie : celle des corps qui ne peuvent jamais passer ailleurs et qui sont obligés de se figer dans le silence et l’aphasie.

La fascination du sans-limite, de « l’océanique » aurait dit Lautréamont (réfuté par Jean-Paul Sartre), se fait fascination de l’absolu, de la toute-puissance. Et l’on sait que nous lui devons de nos jours les stars de la mort et les héros de la pureté enfermés dans leur rhétorique de la vraie vie sans limites. Le sans limite, fût-il jouissif, est mortifèren. Deux fascinations qui assignent et empêchent de vivre.

La présence subjectivante de la limite
Si telle est la frontière, instrument et artifice, recouverte de fictions, que pouvons-nous en faire ? Je crois que l’essentiel pour l’heure tient à ceci :
– se demander comment la frontière est frontière et pourquoi nous attribuons de l’autorité aux frontières. Qu’est-ce qui les rend efficaces ?
– transformer les esthétisations de la frontière en visibilité des passages, ce qui revient à se demander ce qui peut déstabiliser leur efficacité.

Il faut partir de ceux qui font bouger les frontières : les nomades, les migrants, les chercheurs, les ouvriers dans le processus de travail, les écrivains, les artistes (qui nouent des courants différents, des trans-, dans l’invention et la redéfinition de leurs pratiques, la redistribution des rapports entre les arts), etc.

Mais aussi comprendre que le partageable n’est pas nécessairement la part enlevée à l’autre (comme la part de marché). C’est plutôt le coopératif, le participatif ou le solidaire. À cet égard, le partageable n’est pas un partagé (en parties séparées). Il est un « participable » ou une possession simultanée ou encore un exercice simultané : le service public est partageable, le commun est partageable (la langue commune est partageable), etc.

Et surtout, comprendre que la frontière la plus centrale, dans notre société passe entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas, du moins ceux qui affirment qu’ils sont les seuls à comprendre et qui indiquent aux autres qu’ils ne comprennent pas, ne leur laissant que la part du cri. C’est à partir de là que nous pouvons entreprendre de désincorporer la frontière, de nous désassigner en creusant des écarts avec ce qui est, en affirmant une multitude de puissances déniées, en posant de nouveaux noms qui imposent de nouvelles configurations au monde dans lequel nous vivons, en faisant voir ce qu’on ne voyait pas, etc.

Assumons la présence subjectivante de la limite, celle qui permet d’envisager sans cesse de reconstruire et de partager les territoires, les domaines, les activités autrement et à d’autres fins, et pourquoi pas en vue d’une vie sociale et politique démocratique en archipels. Là réside la possibilité de poser le problème de la justice, dont nous sommes partis en début de cet article.

La question est donc à la fois de comprendre que la frontière relève d’un ensemble d’énoncés (politiques, cartographiques, récits vécus, littéraires, cinématographiques,…) et de chercher quelle scène créer pour qu’il devienne clair que les frontières relèvent de choix politiques ou conceptuels que l’on peut interrompre. Pour qu’il apparaisse que ce sont des règles politiques ou conceptuelles qui entretiennent les frontières, dessinent des figures identitaires, articulent les exclusives à la jouissance du rejet, et de « l’urgence » (sans réfléchir) de « se protéger ».

Les frontières ne sont pas des faits bruts et naturels. Elles relèvent de conventions humaines et d’institutions de partage. Elles sont construites afin de favoriser la gestion des équilibres entre les parties fabriquées, la distribution et la redistribution des parts. Ces faits sociaux n’existent qu’avec les humains. Et les données pour les établir ne sont justement pas données… mais obtenues par un travail humain et technique. Et comme toute convention, elles peuvent être défaites, déplacées et muées en jeu d’accueil et de transformation.

 

Image : ©Élisa Larvego, Alex Breyley, campement des bénévoles, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

 Il y a évidemment des hybrides : le salon se situe à la frontière de l’intime et du social, de l’intérieur et de l’extérieur, du labeur et de l’amusement, de la souffrance et de la liesse…

2

Le limes (prononcé [li.mès]) est le nom donné par les historiens modernes aux systèmes de fortification établis au long de certaines des frontières de l’Empire romain.

3

Pensons au style encyclopédique : on peut s’arrêter aux seules définitions, ou tenir compte des corrélats qui formulent des passages.

4

Issu du latin Frontaria, « frontière » est dérivé de front, faire front, front d’une armée (ce qui donne frontalier, frontal, fronton, affronter, etc.). La frontière est cette ligne où un pays fait front à son voisin, en le transformant en ennemi potentiel ou réel. Ce qui suppose que la frontière est agissante, elle est susceptible de définir le voisin soit comme ennemi, soit comme ami.

5

Symétriquement : Daesh et l’opération « justice sans limite » de George Bush (ce qui suppose : ni bord, ni frein, ni interdit).