©Axel Claes
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Dossier

Ici ou ailleurs

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

01-12-2020

Nimetulla Parlaku nous rappelle dans ce texte que le chez-soi est avant tout une question de domination et qu’il n’est ni toujours, ni pour tou·tes synonyme de confort et de sécurité. De la ségrégation intrinsèque à la naissance des États-Unis – dont l’actualité nous rappelle qu’elle n’est encore que trop présente –, à la colonisation par les États européens d’une grande partie du reste du monde, la réalisation d’un chez-soi fut pour d’aucun·es le fruit de longues luttes quand d’autres considéraient être chez eux·elles où qu’il·elles aillent. Ce texte questionne ces rapports historiques de dominations et invite à l’altérité.

Une longue attente entre des espaces de vie scindés par une rupture, peut-être est-ce là qu’il faut commencer à questionner notre raison d’être. Dans un interstice, une parenthèse, un moment suspendu. Peut-être. Sous les coups de boutoir irrépressibles d’une pandémie aussi imprévue que prévisible, la question prend plus d’acuité. Nos certitudes chamboulées font place à un flot de questions pétries d’angoisse.

Le monde, notre monde change, qui pourrait le nier ? Le vertige d’un basculement prochain nous guette. Les masques, ces grimaces qui garantissent la sérénité d’une vie sociale tolérable, tombent. Le visage couvert, nous ne pouvons plus parler qu’avec les yeux. Et que disent-ils ? Ils s’interrogent, sans fard, tentent de comprendre, se cachent, parfois, derrière les verres fumés d’une réalité virtuelle qui lentement se dissipe. L’autre redevient nous-même dans cette absurde course à la survie. La mort s’invite dans toutes les conversations. Rester chez soi a été un bien curieux exercice, une contrainte morbide ou une parenthèse savoureuse pour plus de la moitié de la population humaine. Ce fut une synchronisation rare qui laissera des traces dans les esprits et remet au gout du jour une interrogation essentielle : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que partageons-nous encore qui donne sens à notre humanité ?

La morgue des nanti·es devient intolérable, les règles inquiètent, l’avenir est à nouveau ce qu’il a toujours été, une insondable illusion où tout ce que nous avons construit pourrait disparaitre en une fraction de seconde. Pour reprendre un dicton africain, nous marchons à reculons vers l’avenir, le passé est devant nous et le présent qui nous enveloppe devient visible quand il s’éloigne de nous.

La seule quête qui semble réelle et fondée est celle de la vérité. Car le roi est nu. C’est le grand sevrage des illusions. Et devant l’étendue aride d’un quotidien de carnaval grotesque et épuisant, une inextinguible soif de compréhension et de changement se propage. Les inégalités, qu’elles soient fondées sur la race supposée, le genre, la classe sociale, s’exacerbent sous le feu constant d’une critique sans concession. Mais la polarisation n’est plus induite par des flux magnétiques mouvants, signes d’échanges vigoureux et de questionnements au sein d’une société tissée de liens pérennes. Elle est le reflet d’un monde soumis au dogme binaire où les nuances ne sont plus de mise et où la rupture est une fin en soi. Covid ou pas covid, noir ou blanc, homme ou femme, droite ou gauche, pour ou contre…

Dans le sidérant concert de dialogues de sourds qu’est devenue l’actualité, le sentiment de sécurité d’un lieu à soi semble bien précaire. Le vent du chaos souffle sur nos doutes et pourrait bien nous envoyer sur les chemins méditer le sens de la vie et les caprices du destin. Comme ces millions de réfugié·es, de migrant·es, ces personnes errantes qui ont perdu leur chez-soi et ont disparu, depuis la pandémie, de notre horizon médiatique.

Pourtant, si comme dit le poète « l’époque est dure, […] dame fortune souffle comme un spectre mais c’est autour des méchants qu’elle voltige… »n, elle n’est pas dénuée d’espoir. Mécanismes de domination mis à nu, rouages du pouvoir analysés, culture de l’impunité dévoilée… Les tripes de notre société globale s’étalent au grand jour. La prise de conscience s’en facilite. Chacun·e s’interroge, réagit depuis sa petite part du monde, cet endroit où il ou elle se sent à la maison. Car c’est là que tout commence, que l’impossible mensonge imaginé d’une supériorité quelconque se heurte à la vérité du quotidien.
Là, l’autre est pareil·le à nous-même dans ses besoins, ses angoisses, sa fragilité. Le reste est une fable qui sert les puissant·es. Imaginez, par exemple, comme aux États-Unis, que l’idée que les Afro-Américain·es sont inférieur·es aux blanc·hes ou constituent un groupe racial relève d’une charade élaborée sous le régime esclavagiste sudiste et entretenue après son abolition pour consolider une nation déchirée par une guerre civile opposant deux modèles économiques. Les esclaves affranchi·es par les Yankees triomphant sur les Rednecks ont vite dû faire profil bas, ranger leurs ambitions et se cantonner au bas de la société. Le rôle social qu’on leur réservait ne souffrait aucune exception. Le Ku Klux Klan glorifié par D. W. Griffith dans le film Birth of a nationn, œuvre magistrale de propagande, socle idéologique des suprémacistes blanc·hes, est un instrument de terreur redoutable et redouté. Pas une maison habitée par des Afro-Américain·es qui ne reçoive un signe, coup de fusil, boite aux lettres incendiée, pour signifier aux habitant·es que leur chez-soi n’est pas un refuge qui les protège. Dans ce pays qu’on pourrait qualifier de société de castes, la ségrégation, l’actualité nous montre à quel point elle est encore présente, à quel point elle est une affaire de sang. La « One-drop rule », règle de l’unique goutte de sang de certains États sudistes, classait comme Afro-Américain·e toute personne dont l’arbre généalogique recelait une trace d’ascendance africaine. On comprend mieux, dès lors, la présence de militant·es à la peau claire dans les groupes les plus radicaux en lutte contre un apartheid qui va au-delà des apparences.

le pays est porté à l’intérieur de nous, il est rêvé tout autant que vécu. L’extérieur énigmatique, inconnu, étranger est une terre hostile qu’il faut soumettre à sa loi. C’est cette folie qui a guidé les pas d’une civilisation qui se sentait chez elle où qu’elle aille.

De singuliers parcours comme celui de Jessica Krugg, qui affirma avoir un ancêtre africain pour prétendre à des fonds de recherche universitaire et devint une figure emblématique de la communauté afro-américaine avant de dévoiler son imposture, nous éclairent aussi sur la complexité de la question raciale dans un pays où les multiples leviers de l’action politique sont efficaces quand ils sont actionnés par le poids d’un lobby ou celui d’une communauté reconnue de plein droit.
En ce sens et paradoxalement, sur ce plan, la société américaine est moins individualiste que bien des pays européens où le concept de communauté est encore délicat à manier. Et si le modèle de ségrégation par le sang n’est pas sans rappeler celui de l’aristocratie du vieux continent en tant qu’outil de distinction sociale et, par effet miroir, de consolidation de caste, il garde assez de souplesse pour se perpétuer et se transformer afin de lutter contre une hybridation des idées et un métissage des cultures qui mettraient en péril le modèle de société dont il est l’un des outils de contrôle.
Issue de l’aventure coloniale, la représentation de soi au sein d’un territoire et la place de chacun·e en tant qu’être agissant sur celui-ci forment le socle identitaire de la plupart des nations modernes, à quelques rares exceptions près.

Ainsi, la première expulsion au XVIe siècle des Africain·es et métisses d’Angleterre suivie d’une interdiction de séjour avait lieu alors que la Couronne anglaise, comme d’autres nations européennes, se déployait de par le monde, qu’elle peuplait ou dépeuplait au gré de ses intérêts. Déjà, se dessinait une conception hétérogène de contrôle des territoires qui ne pouvait s’épanouir qu’au sein d’un empire, ce que le Royaume-Uni ne tarda pas à devenir. Là, l’installation des marginaux·ales et délinquant·es du pays après le massacre total des populations natives ; ici, la distribution de terres de cocagne aux fermiers pauvres de la métropole au détriment des populations autochtones satellisées à la marge de la société naissante ; ailleurs, la création d’une caste de seigneurs, qu’on veille à ne pas laisser vieillir sur place afin de préserver, auprès des populations vernaculaires, l’image d’un peuple composé de mâles éternellement énergiques et dominateursn. Prise par le vertige que procure l’exercice d’un tel pouvoir, l’imagination, alors, cette force immense, pétrit l’idéologie, étaye le sentiment, bouscule le bon sens.

Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-France, Nouveau Monde, peuple sans terre, terre sans peuple, mission divine, supériorité de mœurs, la terre entière est devenue une friche mal peuplée, mal gérée, mal exploitée, l’arrière-cour de toutes les ambitions. L’ânonnement des élèves congolais·es de l’époque coloniale qui répètent en chœur le Notre Père et le Nos ancêtres, les Gaulois de leurs tuteur·ices en dit long sur la narration historique aberrante qui hantait l’esprit des colons et qui perdure encore de nos jours. Comme l’exprime si bien Chico Buarque dans son Fado Tropical , le pays est porté à l’intérieur de nous, il est rêvé tout autant que vécu. L’extérieur énigmatique, inconnu, étranger est une terre hostile qu’il faut soumettre à sa loi. C’est cette folie qui a guidé les pas d’une civilisation qui se sentait chez elle où qu’elle aille.

En vérité, le maitre de la maison est celui qui en raconte l’histoire. Christophe Colomb n’a rien découvert du tout, tout le monde en convient. Sa statue pourtant trône encore sur bien des places et sa réputation de propagateur de savoir, de science et donc de progrès perdure. Pourtant, il faudrait raconter le périple tel qu’il est advenu et non pas tel qu’il est relaté dans les manuels. Imaginez trois caravelles déjà bien abimées par une traversée hasardeuse arriver dans les eaux de la mer des Caraïbes. Là, les marins pouilleux, affamés, édentés par le scorbut découvrent le rivage d’une ile magnifique. Sous leurs yeux rougis de fatigue, un paysage indéchiffrable et superbe s’offre à eux : de petits monticules de terre séparés par des canaux de drainage et des bouquets d’arbres fruitiers portent des cultures vivrières et s’étendent à perte de vue jusqu’au pied des montagnes qui se dessinent à l’horizon. Les aventuriers génois et espagnols cabotent le long des côtes de Quisqueya qu’ils vont s’empresser de rebaptiser Hispaniola. L’ile est peuplée par les Taïnos et les Arawaks. Il leur a fallu mille ans pour s’installer confortablement sur cette ile après s’être extrait·es du bassin amazonien où la vie est autrement plus difficile que sous les alizés. Dans la forêt dense, le nomadisme n’est pas qu’une question de culture sur brulis. Il est aussi et peut-être principalement une fuite en avant pour échapper aux indésirables, serpents, scorpions, araignées… qui s’installent immanquablement parmi les humain·es sédentaires. Mais pour les Arawaks, tout ça n’est plus qu’un souvenir. Cela fait longtemps qu’il·elles ont asséché les marais pour en faire des terres de culture et qu’il·elles voguent sur de longues pirogues qui relient toute la côte ainsi que quelques iles avoisinantes. Il·elles ne possèdent pas de bétail et ont pour compagnon un curieux chien muet. C’est dans cet univers silencieux et délicat que vont débarquer les Espagnols, c’est là qu’ils vont lâcher leurs cochons, leurs vaches, leurs chèvres, leurs moutons, leurs chevaux, une part charnelle des valeurs constitutives de leur chez-soi idéal. Impossible à contrôler sur une terre sans pâturage, le bétail prolifère et détruit tout sur son passage avant de s’égayer dans les montagnes où il redevient sauvage. Cela prend une poignée d’années. Un basculement pour les populations autochtones qui sont décimées par la maladie et la famine. L’ouest de l’ile alors, dont le paysage a perdu l’empreinte des Arawaks disparu·es, est abandonné par les Espagnol·es. La luxuriance tropicale rend cette partie de l’ile inhospitalière jusqu’à sa transformation en usine à sucre par les Français·es dont la main d’œuvre africaine et asservie constituera le terreau de la population actuelle d’Haïti. C’est le nom de baptême que s’est choisi ce pays à son indépendance en 1804n. En souvenir des Arawaks et des Taïnos qui l’appelaient ainsi dans leur langue. En Haïti, il n’y a que des Haïtien·nes. Il n’y a pas d’« Afro-Haïtien·nes » ou d’« Afro-Américain·es ». Il y a des negs et des blans, des gens qui sont chez eux, les negs et des étranger·ères, les blans. Quelle que soit la couleur de peau des un·es et des autres. C’est leur vision du monde et c’est sans doute en partie pour cela qu’il·elles essuient depuis tant d’années, en plus des traditionnels ouragans, une vindicte constante de la part de tous les pays dont il·elles sont, sur ce plan-là, un contre-modèle.

Car être chez soi, c’est aussi une jeune fille blanche en balade un fusil sous le bras et deux chiens de garde qui courent à ses côtés. Sur son chemin, les noir·es s’écartent au pas de course jusqu’à un arbre où il·elles grimpent pour échapper aux molosses qui s’amusent à les poursuivre. Dans la nouvelle autobiographique de Doris Lessing Le soleil se lève sur le veld, la jeune fille qu’elle était se sentait chez elle en Rhodésie. Jusqu’au jour où sa curiosité la pousse à chercher la maison de l’ancien chef de la région où elle vit. Elle prend un sentier inhabituel qui l’éloigne du paysage familier de son enfance. Les cultures, la route défoncée, les arbres rachitiques, vestiges d’une forêt sacrifiée à l’exploitation minière, font place à un paysage intact protégé par l’État, une Afrique inconnue d’elle et à laquelle elle est totalement étrangère. La peur la saisit, une peur aussi ancestrale que la terre qui la porte depuis son enfance. Mais peut-être a-t-elle peur parce qu’elle va vers l’Autre ? Peut-être craint-elle cette rencontre ? Saluer courtoisement ces êtres qui, jusqu’ici, n’étaient que des objets, accepter leur hospitalité, gouter leur cuisine, voilà qui risque de la rendre étrangère aux siens. Car c’est là, par ce geste, par ce mouvement transgressif que le changement nait, dans cet élan égalitaire et respectueux qui dit que toute vie compte, toute.

 

Image : © Axel Claes

1

Badî Al-Zamâne Al-Hamadhâni, Le Livre des Vagabonds, traduit de l’arabe par René R. Khawam, Libretto, 2016.

2

Lire à ce sujet : Richard Brody, « The worst thing about Birth of a Nation is how good it is », The New Yorker, 01/02/2013.

3

Ce fut le cas en Inde avec l’Indian Civil Service, la plus haute fonction publique en Inde sous l’Empire britannique, dont les membres étaient triés sur le volet et devaient prendre leur retraite après 35 ans maximum de service. Ils étaient ensuite tenus de quitter le sous-continent indien.

4

André-Marcel d’Ans, Haïti, paysage et société, Karthala, 1987.