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Atelier 3 - Arts de la scène et droits culturels

Identifier les mécanismes d’exclusion pour réfléchir l’inclusion

Sophie Alexandre
Co-directrice du Kunstenfestivaldesarts

01-12-2020

Il y a vingt-cinq ans bâtir des ponts entre francophones et néerlandophones était une nécessité primordiale. Depuis, la réalité démographique de Bruxelles a bien changé, au même titre que le contexte de globalisation dans lequel elle s’inscrit. Un des enjeux majeurs aujourd’hui, dans le domaine de la culture mais pas seulement, est de créer du lien au sein d’une société très diverse et beaucoup plus complexe qu’auparavant. Dries Douibi, Daniel Blanga Gubbay et moi-même, qui avons repris à six mains la direction artistique du Kunstenfestivaldesarts (KFDA) après le départ de Christophe Slagmuylder en octobre 2018, avons pour objectif d’y contribuer !

Après notre nomination s’ensuit une période très intense de rencontres avec de multiples artistes et partenaires culturel·les afin de mettre l’édition 2019 du Kunstenfestivaldesarts sur pied. L’ambition est de marquer, dès les premiers instants, le changement de cap. Notre démarche est traversée continuellement de questions et réflexions qui se révèlent fortement liées aux droits culturels, sans que la question ne soit pourtant jamais abordée dans ces termes lors des discussions en interne. En effet, le KFDA se situe à la croisée de plusieurs politiques culturelles et, si le débat et la réflexion sur les droits culturels sont largement présents du côté francophone, la question est abordée différemment du côté néerlandophone.

QUI EST EXCLU·E DU FESTIVAL ? QUELS PUBLICS NE SONT PAS TOUCHÉS ?

Cette question centrale, loin d’être résolue, se situe au centre des préoccupations de l’équipe du festival. Plusieurs catégories de personnes – exclues du festival pour différentes raisons – ont été identifiées afin de proposer une offre adaptée et de mettre en place des outils pour mieux les inclure. Outre l’utilisation de bons de réduction Article 27 (manifestation culturelle pour 1,25 €), et de Paspartoe (dispositif de la VGC), les personnes en situation de précarité financière peuvent dorénavant bénéficier d’un ticket solidaire.

Au-delà de ces préoccupations financières, une vaste partie de la population n’est simplement pas informée de l’existence et de la programmation du festival. Atteindre et informer davantage ces personnes passe notamment par le recours au réseau de partenaires associatif·ves et culturel·les, tels qu’Article 27, Globe Aroma ou la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugié·es.

D’autres freins existent et l’équipe, en ayant pris conscience, s’est attelée à trou- ver des solutions pour les lever. Par exemple, le festival se situant en pleine période de ramadan, certaines mesures ont été prises afin de ne pas exclure les personnes pratiquantes de confession musulmane. L’horaire des représentations fut donc adapté en fonction de l’iftar – le repas au coucher du soleil lorsque le jeûne est rompu – et un en-cas fut prévu dans les foyers lors de certains spectacles au Théâtre 140 et au Gemeenschapscentrum De Kriekelaar. Cela n’a rien à voir avec le fait d’organiser une fête religieuse, comme un spectateur mécontent l’a alors laissé entendre, mais au contraire avec celui de ne pas discriminer une partie des publics en raison de ses pratiques religieuses. La question des horaires se pose d’ailleurs aussi pour les personnes âgées ou les mères au foyer qui ne peuvent pas facilement sortir en soirée. Quelques représentations ont été programmées pour ces personnes à 11 heures du matin en semaine, en collaboration avec le Gemeenschapscentrum De Kriekelaar.

Un des objectifs du festival est d’être 100% accessible aux personnes à mobilité réduite. Pour ce faire une analyse est en cours afin de réaliser des aménagements spécifiques. L’accès au festival pour les personnes en situation de handicap ne s’envi- sage cependant pas uniquement en termes d’accessibilité physique. Dans le but de pouvoir mieux accueillir les personnes malentendantes, une collaboration a donc été établie avec Arts & Culture – un groupe culturel actif au sein de la Fédération francophone des sourds de Belgique – et un projet de traduction des spectacles en langage des signes est en train de voir le jour.

Toujours dans cet esprit d’inclusion de chacun·e, notamment vis-à-vis des différentes communautés linguistiques, tous les spectacles sont systématiquement surtitrés en français et néerlandais. Dans le futur, ils le seront également en anglais. En effet, l’équipe a pris conscience que parler le français ou le néerlandais n’est pas forcément une évidence à Bruxelles.

QUI FAIT CE FESTIVAL ? QUI L’ORGANISE ? QUI LE PORTE ?

La deuxième question centrale est celle des partenaires. Le KFDA est un festival qui existe grâce à ses très nombreux partenariats et dont la réalité budgétaire s’avère bien différente de l’image qu’elle peut renvoyer à première vue. L’apport externe se révèle en effet énorme, bien qu’il ne soit jamais chiffré ! Sans le soutien et la générosité de ses partenaires, le festival n’existerait pas tel qu’il est proposé. Ils et elles contribuent à porter le projet, à le réaliser et lui donner sa forme, en étroite collaboration avec l’équipe du festival. La volonté du festival est de mettre sur pied des projets qui font sens pour tout le monde et qui ne pourraient voir le jour sans collaborations. La combinaison des expériences multiples se révèle extrêmement riche.

Plusieurs questions ont animé la réflexion sur ces collaborations : avec qui le festival est-il mis sur pied ? Quel·les sont les opérateur·ices culturel·les ou les associa- tions qui ne se sentent pas concerné·es par le projet? Lesquel·les ne font pas encore partie du réseau du festival ? Avec lesquel·les la collaboration pourrait-elle faire plus de sens ? Quelques exemples issus de l’édition 2019 méritent d’être soulevés ici.
Le centre du festival – QG du festival pendant trois semaines – s’est notamment déplacé pour l’occasion rue de Manchester à Molenbeek, de « l’autre côté » du Canal. Cela peut sembler anodin, mais il s’agit d’un geste symbolique fort car jusque-là le centre du festival s’était toujours situé dans le pentagone bruxellois. La collaboration avec Recyclart, le VK, La Raffinerie/Charleroi danse, Decoratalier et Cinemaximi- liaan a permis de mettre en lumière la dynamique émergente de ce quartier mais aussi de renforcer le lien avec les habitant·es. Le partenariat avec le Kriekelaar, situé à Schaerbeek s’est concrétisé dans la programmation d’un spectacle de la compagnie Nacera Belaza, qui allie la danse traditionnelle soufie à la danse contemporaine : une proposition pertinente par rapport au quartier dans lequel elle était proposée. Enfin, de nouvelles collaborations avec des espaces alternatifs et des collectifs ont permis de proposer une programmation plus variée, comme For All Queens avec Narratives of black queer folks.

La volonté à long terme est de diversifier le réseau de partenaires – de l’élargir par exemple aux centres culturels qui n’en faisaient jusqu’ici pas partie – afin d’atteindre de nouveaux publics qui ne sont pas encore en contact avec le festival.

Ce questionnement sur les partenaires qui « font le festival » – et donc indirectement aussi sur les personnes auxquelles il s’adresse – est étroitement lié à la question de l’équipe. Les profils étaient auparavant très « homogènes », évoluant dans des réseaux identiques. Or, un élément essentiel dans la garantie de l’effectivité des droits culturels est la décentration, qui ne peut être provoquée que par une diversité de profils (cultures, âges, genres, …) au sein des équipes. L’arrivée de Daniel et Dries – avec leurs propres parcours, profils et réseaux – a secoué la dynamique existante. Ils ont ouvert de nouvelles portes et ont permis d’ouvrir les yeux sur certaines réalités, de manière parfois assez confrontante. Ces grands changements au sein de l’équipe sont encore en cours et provoquent également une réflexion au sein des instances du festival (Assemblée générale et Conseil d’administration).

LA PROGRAMMATION

Il s’agit de la troisième question centrale, essentielle au sein d’un festival international tel que le KFDA, qui souhaite brasser les regards d’ici et d’ailleurs dans un projet politique qui aborde des enjeux de société et a le potentiel de toucher des publics aux profils culturels divers. En 2019, Dries et Daniel ont proposé une grande nouveauté : une manière nouvelle et inhabituelle pour les publics d’entrer en contact avec la pratique artistique, à travers le concept de « Free School », une école ouverte et gratuite. Il s’agit d’un espace consacré au partage de pratiques, de savoirs et de réflexions. Un lieu d’expérimentation pédagogique et de transmission. De nombreux·ses artistes considèrent ce partage et cet échange comme une nécessité artistique, plus qu’un enjeu secondaire de leur travail.

Concrètement, la première édition de cette « Free School » a représenté dix jours d’ateliers, de cours et de rencontres, concentrés dans le temps et dans l’espace au Centre du festival, à Molenbeek. Les diverses activités proposées étaient gratuites et ouvertes à toutes et tous. Les formats et modalités d’inscription variaient entre « safe space », ateliers ouverts, engagement sur plusieurs jours ou participation plus libre. Il est intéressant de constater que cette « Free School » a brassé des publics différents : professionnel·les, amateur·es, publics scolaires, secteur associatif et parfois publics spécifiques (pour lesquels un quota de places avaient été réservées d’avance) s’y sont retrouvés.

Lia Rodrigues, qui travaille dans l’une des plus grandes favelas de Rio de Janeiro, présentait Furia au National. Dans le cadre de la « Free School », elle a donné, avec ses danseurs, deux jours de workshops ouverts à tou·tes (amateur·es ou professionnel·les), y compris aux personnes à mobilité réduite.

Gerald Kurdian (Paris), un musicien performeur franco-américain, a quant à lui mené un projet (HOT BODIES – CAMP) avec des apprentis en cinquième année de mécanique automobile de l’Institut Saint-Joseph. Ils ont imaginé et construit une habitation pour un monde post-capitaliste dans la carcasse d’une vieille voiture. Pour ce faire, Gerald a mené avec eux des discussions collectives sur les notions d’utopie, de survie et d’écologie, tout cela dans le cadre de leur cursus. Ils ont conçu ensemble leur habitation du futur en transformant la carcasse qui a ensuite été exposée à Recyclart pendant la durée de la « Free school ».

Toujours dans le cadre de la « Free school », les deux activistes Rachael Moore et Isaiah Lopaz ont proposé un workshop intitulé The Politics of Sexuality. Elles consi- dèrent qu’il n’y a pas de discours neutre et que l’héritage laissé par l’éducation sexuelle classique a un impact sur le corps noir, que le regard colonial a constitué en territoire à conquérir. Dans cet atelier, réservé aux personnes de couleur non-blanche, elles ont amorcé une discussion sur les politiques de la sexualité et une nouvelle éducation sexuelle. Il est parfois nécessaire de revendiquer une certaine forme d’exclusivité pour créer une « safe zone » pour certaines minorités. La non-mixité permettait dans ce cas d’éviter de reproduire les inégalités de notre société. Cette idée « d’exclure pour mieux inclure », peut paraître contradictoire avec des idéaux de non-discrimination, mais il s’agit ici de discriminer la « majorité », le groupe dominant.

Dans un autre registre, Nobody’s Dance est un concept de plateforme open source créé par Eleanor Bauer, pour que des danseur·ses aussi bien professionnel·les qu’amateur·es puissent échanger des savoirs et outils pratiques autour de la danse (forme particulière d’échauffement, méthode de composition, expérience, etc.) L’intention qui sous-tend Nobody’s Dance est de faciliter les communications dans un contexte différent que celui de la gestion des ateliers et des créations. Chaque participant·e a la possibilité de suggérer une pratique soumise à un processus d’interactivité, selon un programme que le groupe instaure chaque jour. Dans cette perspective, le procédé devient celui de « personne », niant délibérément toute notion de propriété et d’individualisme.

La première édition de la « Free School » du Kunstenfestivaldesarts fut un énorme succès, avec un total de pas moins de 1 200 participations. Ce projet sera donc réitéré dans les années à venir, notamment avec une tentative de monter un projet au niveau européen.

En conclusion, les expériences diverses menées au sein du festival, autour de l’inclusion et de la reconnaissance des minorités invisibilisées, constituent le début d’un trajet, toujours en cours, riche et intense !

Image : © Anne Leloup

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