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Dossier

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

18-12-2019

Pour Hamedine Kanen, l’idée de mouvement ne se limite vraiment pas à un souvenir, à la mémoire de cette route qui l’a mené il y a dix ans de la frontière sénégalo-mauritanienne à la Belgique, au centre de demandeur·ses d’asile d’Yvoir puis à Bruxelles. Ancrée profondément en lui, il s’agit plutôt d’une attitude face à la vie, se conjuguant au présent et au futur, qui le pousse à saisir sans cesse les opportunités se présentant sur son parcours et à devenir, par exemple, via un jeu de rencontres fructueuses, cinéaste et artiste. Considérant les frontières comme des points de passage plutôt que comme des limites, préférant les formes ouvertes et non finies qui permettent de continuer à avancer, cet ancien bibliothécaire et dévoreur de livres conçoit aussi ses projets artistiques à venir comme des possibilités qui lui sont offertes pour se documenter et se frotter à des réalités et des pans de savoir encore inconnus pour lui.

Propos recueillis par Philippe Delvosalle, rédacteur à PointCulture

 

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ? Nous raconter un peu d’où vous venez et comment vous vous êtes retrouvé à être aujourd’hui un artiste en Belgique ?
Je m’appelle Hamedine Kane et je suis artiste et réalisateur. Je vis à Bruxelles. Je suis en Belgique depuis dix ans. Ce sont les rencontres que j’ai faites ici qui m’ont amené à me confronter à certaines pratiques artistiques, au cinéma puis aux arts plastiques.

Pour le cinéma, cela s’est passé au centre d’accueil d’Yvoir où je me suis retrouvé dans le cadre de ma procédure de demande d’asile. J’y ai rencontré le réalisateur Benoît Mariage qui y animait un atelier de cinéma avec les résident·es. C’était ma première expérience avec la caméra, avec l’image, etc. J’ai suivi tout le processus d’écriture du film. On avait des séances d’écriture du scénario, de repérages, de casting, puis de tournage, de montage, etc. C’était une vraie rencontre entre quelqu’un qui ne connait rien dans un domaine et un professionnel de ce même domaine, une rencontre à travers la pratique et la fabrication d’un objet. En l’occurrence cet objet est un film qui se nomme Douche froide est qui raconte les vingt-quatre premières heures d’une jeune Camerounaise en Belgique, qui essaie de prendre une douche mais n’y arrive pas…

Ce travail m’a beaucoup intéressé et je me suis demandé pourquoi ne pas en faire un métier. J’en ai parlé à Benoît qui m’a proposé de m’envoyer sur les tournages de ses étudiant·es en dernière année à l’Institut des arts de diffusion (IAD) qui fabriquaient leurs films d’école. J’ai suivi pas mal de tournages comme ça, juste en observateur, en donnant des petits coups de main sur les plateaux… Alors que j’étais encore à Yvoir, je me suis acheté une caméra et j’ai commencé à filmer tout ce qui se passait dans le centre d’accueil comme une sorte de journal de bord au quotidien.

Les arts plastiques, c’est venu avec une deuxième rencontre. À un moment, j’ai quitté le centre d’accueil à Yvoir et je suis arrivé à Bruxelles. Là, j’ai rencontré des ami·es qui habitaient au Quai des charbonnages à Molenbeek, un groupe de jeunes artistes français·es qui après leur diplôme aux Beaux-Arts sont venu·es vivre et travailler, installer leur logement et leur atelier dans cette maison. C’étaient des plasticien·nes ; les choses se fabriquaient là…

On allait beaucoup voir des expos. C’était un peu un cercle de jeunes artistes ambitieux·ses qui voulaient « faire leur trou » à Bruxelles. Je me suis intégré dans ce groupe, d’abord en tant qu’observateur, puis – à force de voir faire, à force d’aller voir des expos, de lire des choses, d’être curieux – je me suis dit que moi aussi je pouvais « faire ». Je suis donc complètement autodidacte et tout ce que j’ai appris, je l’ai appris par des rencontres et en faisant.

Les images que vous avez tournées quand vous étiez à Yvoir,vous les avez utilisées, montées ?
Je ne les ai pas encore utilisées. Mais j’ai un projet dans lequel elles vont pouvoir s’intégrer. À la base c’était plutôt l’idée de documenter la découverte d’un lieu un peu comme si tous les jours tu écrivais un petit texte sur les humeurs, les réflexions, la pensée du jour. C’était un journal en images. J’ai un temps complètement oublié ces images – aussi parce qu’elles correspondent à un moment très particulier de ma vie : je venais d’arriver ici et la vie dans un centre d’accueil, ce n’est pas particulièrement facile. On est dans un village très reculé dans le Namurois, en Wallonie, on est 600 personnes, on est à six dans une chambrée… Cette vie demande une adaptation. J’ai ressorti ces images l’année dernière alors que je faisais une sorte de bilan de mes dix ans passés en Belgique. Et… elles ont bien vieilli ! On les a inscrites dans le premier montage d’un film qui fait une heure et demi. L’idée est de faire l’aller-retour entre ces images très personnelles et d’autres d’un tournage plus professionnel – je faisais aussi le making of du tournage avec Benoît. On avait un film dans le film. C’était intéressant parce que le cadrage et la manière dont on appréhendait l’espace n’étaient pas pareils. C’était aussi une école : pendant que le film se faisait, qu’on était en train de réfléchir et de prendre position sur une réalité donnée – comment les gens vivent l’exil dans un centre d’accueil –, j’apprenais à filmer, à construire une image, etc.

Il y a une inégalité flagrante dans la liberté de mouvement selon le pays où on vit, qui se rajoute aux inégalités économiques de départ…
Peut-être que j’en demande beaucoup mais à mes yeux les migrant·es (qui décident de partir parce que c’est la guerre ou la misère ou tout simplement parce qu’il·elles ont envie de bouger) vivent dans des mondes très intéressants à penser et à traiter.

La ville passe devant eux toute la journée, les trams, les voitures… Pourtant on ne les voit plus, ou on les voit sans les voir. Ils n’existent plus que comme assignation.

Il y a les mondes dans lesquels il·elles arrivent, les pays d’accueil… même si actuellement c’est très compliqué et qu’il n’y a pas vraiment d’accueil. Il y a le monde dans lequel il·elles aspirent à vivre. Il y a là tout un processus : comment le traiter ? Comme une sorte de feuilleton à la télévision où plus on montre les choses, plus la réalité s’éloigne ? Les migrant·es deviennent des ombres très lointaines qu’on voit passer à la télé. Et d’ailleurs dans la réalité, c’est pareil. J’ai beaucoup observé ce qui se passe par exemple au Petit-Château : on est dans un territoire d’exception où les gens ont un statut très particulier. La ville passe devant eux toute la journée, les trams, les voitures… Pourtant on ne les voit plus, ou on les voit sans les voir. Ils n’existent plus que comme assignation.

Une de vos vidéos est un peu la transcription en images de ce que vous venez d’exprimer : vous avez filmé les gens devant le Petit-Château, mais d’assez loin. On voit surtout les voitures, les trams qui passent devant eux…
C’est l’idée : dire qu’il y a un paradoxe aujourd’hui dans le fait que tout bouge (les marchandises, les capitaux, les gens) et en même temps certains individus sont dans une position de mobilité réduite. Je n’essaie pas de traiter le sujet de façon frontale ou idéologique – bien sûr, j’ai une idée derrière et une position très forte, je ne m’en cache pas – mais plutôt de faire appel à une sorte d’imaginaire, d’humanisme et de rigueur de la pensée.

Il est très important que des gens qui vivent des processus d’exil et de migration puissent eux-mêmes se positionner sur ces questions d’une façon intellectuelle, littéraire, artistique, créative et même politique.

Quand vous vous demandez comment traiter de ces sujets autrement que par le « feuilleton des ombres » du journal télévisé, peut-être qu’une des solutions se trouve dans la création artistique et l’expression des personnes qui sont en situation de migration ?
Il est très important que des gens qui vivent des processus d’exil et de migration puissent eux-mêmes se positionner sur ces questions d’une façon intellectuelle, littéraire, artistique, créative et même politique. Que ces personnes puissent définir ce qu’elles sont en train de vivre, les concepts, la pensée, le langage et décortiquer tout ça par leur vécu. La difficulté et la crispation du traitement de la question migratoire en Europe vient de la distance qui existe entre celles et ceux qui arrivent et celles et ceux qui sont là. La non-rencontre, ou la distance, ou l’assignation. Mon intuition est qu’une des manières de faire que cette rencontre se fasse est de passer par le cinéma, par l’art, par la littérature.

Sinon, ça passe aussi par le travail des acteur·rices de terrain. Ces rencontres sont possibles, elles se font. Il est faux de dire que l’Europe n’est que rejet. Le rejet existe, on constate tous les jours les drames en Méditerranée, la présence des lieux d’enfermement et d’empêchement partout en Europe, mais c’est une réalité politique qui dépasse un peu le.a simple citoyen·ne. Dans leur positionnement individuel, humanitaire et humaniste, dans leur façon d’habiter le monde, certain·es Européen·nes font preuve d’un véritable engagement.

J’aimerais parler d’Alpha, qu’on retrouve dans votre film Alpha et la Jungle et à vos côtés dans le documentaire radio Le Chemin des dunes.
Le parcours d’Alpha est très intéressant parce que la rencontre avec son désir d’expression artistique s’est faite pendant qu’il était sur la route, pendant qu’il essayait de venir en Europe. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup dans ce travail artistique à Calais – la construction d’une maison (la maison bleue) propice à la rencontre, la fête, l’échange – c’est que c’est quand même un territoire très dur. À un moment, on était dans une sorte de tension extrême, de violence très dure de l’État face aux gens qui vivaient là. Alpha a eu l’idée de créer un lieu de passage un peu obligatoire dans la Jungle et, via son travail artistique, de favoriser la rencontre. Au-delà du côté joli et sympathique, d’une attirance un peu naturelle vers sa démarche, cela veut surtout dire que ce n’est pas parce qu’on assigne les gens dans les camps qu’ils cessent d’exister. Les choses ne sont pas figées, finies, parce qu’on les enferme quelque part. Une sorte de régénérescence est possible. Alpha a rendu ça à la Jungle. Il y avait une tension assez exaltante aussi : les gens là-bas étaient dans des intensités de vie fortes justement parce qu’ils étaient en mouvement. Calais n’était pas une destination, Calais faisait juste partie du trajet, n’avait pas vocation à être le bout du rêve.

Ils sont bloqués là, veulent aller plus loin, prennent des risques fous pour essayer de passer, certain·es en meurent. Et, en même temps, il y a l’invention d’une sorte d’utopie, la création d’un lieu où il y a une bibliothèque, une école…
C’est ça qui est un peu miraculeux. De faire de ces territoires d’exception quelque chose de plus vivable et de plus intéressant. En même temps, la question de la distance n’est pas évidente. Même pour moi qui ai vécu un processus de demande d’asile et d’intégration dans un nouveau pays, quand je suis à Calais, il est difficile de trouver la bonne distance pour comprendre les choses. Tu ne pourras pas tout comprendre parce que tu n’es pas en train de vivre leur situation. Tu sais que tu vas manger chaud et dormir dans un lit le soir. Cela fait une grosse différence. Les besoins de base n’étaient pas offerts à Calais. Mais dans la cour d’Alpha, tout le monde avait la possibilité d’être accueilli·e. Cela n’a l’air de rien mais dans cette Jungle, dans ce « non-territoire », pouvoir juste s’installer dans une cour, prendre un café, discuter, écouter de la musique… c’est déjà quelque chose. On mangeait aussi très bien, Alpha cuisinait sénégalais ou mauritanien, et il y avait aussi de super restaurants afghans ou pakistanais. On faisait le thé, des projections le soir.

Ce que les gens vivent là fera partie d’eux. C’est ça que l’Europe doit comprendre : que les conditions d’accueil déterminent l’inscription dans un territoire et le rapport au pays d’accueil. Ce n’est pas de la politique, c’est la vie. Le temps politique est très court, très fini, et le temps de la vie de quelqu’un qui s’inscrit dans un nouveau corps, un nouveau territoire, est beaucoup plus long et implique beaucoup plus de choses.

Dans Le chemin des dunes, il y a un passage qui m’a à la fois étonné et fort touché, c’est comment, en deux phrases très contrastées mais contiguës, vous évoquez à la fois la douleur de votre arrivée et de votre installation ici et une certaine reconnaissance envers la Belgique.
Effectivement, la douleur parce que cette rencontre est comme une petite naissance, le premier contact entre deux corps qui doivent s’apprivoiser, s’adapter. Il faut pouvoir enlever quelque chose pour pouvoir y mettre autre chose, en termes d’imaginaire mais aussi de vécu. Arriver dans un nouveau pays, c’est difficile. Il y a toutes sortes de vexations. On n’imagine pas la violence de la confrontation à l’administration : comment on te traite, comment on te regarde, comment on te diminue. Tu deviens un numéro, un dossier, un affabulateur potentiel. Tu n’as pas ton mot à dire, tu n’es que « demandeur » de quelque chose. Le rapport au corps est très violent, on te nie en tant que personne qui peut aussi penser.

Et vous n’êtes identifié que via le statut temporaire par lequel l’administration vous considère : un demandeur d’asile.
Tu n’a plus ni passé, ni avenir. C’est pour ça que dans mon travail le mot « devenir » est très important. Les devenirs sont des possibles. Et les devenirs s’exercent – ou deviennent réels – par la capacité à t’extraire des assignations que l’administration, les idées reçues, les politiques t’ont fixées. C’est là qu’il faut écouter celles et ceux qui sont en train de vivre les processus de migration et d’intégration, écouter leur capacité à s’extraire de ces assignations. Certain·es sont capables de se surpasser, c’est une sorte de rébellion même si ça n’arrive pas tous les jours. D’autres sont pris·es dans cette machine redoutable et s’y perdent complètement. Mon travail m’aide aussi à ne pas sombrer. À ne pas être ce qu’on attend de moi. Pour moi, aujourd’hui en Europe, l’exil et les migrations sont vraiment un impensé. Alors que depuis que le monde est monde nous partons, nous migrons, l’être humain est en mouvement. Et ce qui est tragique, c’est que cet impensé coute des vies…

Dans la rencontre avec le pays d’accueil, il y a aussi un problème de rapport au corps. Le corps noir a une vraie identité dans les pays européens majoritairement blancs. Il y a un regard qui est une véritable assignation. La manière d’appréhender ce corps dans l’espace public européen peut être très violente. Qu’est que le corps d’un·e jeune noir·e dans l’espace public, dans les transports en commun ? Quel est le rapport de l’Occident avec ce corps ? On le naturalise même si on ne le dit pas : on le pense comme « noir », « africain ». Ça devient un corps fantasmé.

Sans du tout essayer de minimiser cette réalité, j’imagine quand même qu’elle ne se vit pas de la même manière à l’échelle du territoire européen, que prendre un bus à Bruxelles ou à Yvoir, ce n’est pas pareil ?
Bruxelles est une grande ville, c’est aussi pour ça qu’elle m’intéresse : c’est une ville assez cosmopolite, de passage, de rencontres… Il est plus facile de s’y insérer, de disparaitre dans le flux, de faire sa vie sans trop se faire remarquer. À Yvoir, c’est plus compliqué, on est vraiment une exception. Mais tout ça, au final, m’a aidé dans mon travail. C’est à la fois une expérience et un acte de résistance. La question est de savoir si on peut dépasser tout ça, comment même les choses douloureuses peuvent nous servir.

La version complète de cet entretien est accessible sur le site de PointCulture.

 

Image : Des enfants de familles haïtiennes rapatriées de République dominicaine du camp de Parc Cadot (Anse-à-Pitres, sud-est Haïti) jouent sur un terrain proche du camp en pleine relocalisation (22 avril 2016 © Pierre Michel Jean)

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« Il n’est de frontière qu’on outrepasse » est le titre d’un texte de l’écrivain, poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) dont Hamedine Kane s’approprie un extrait pour la voix off de son film Habiter le monde (2016).

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Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
Édito

Anne-Sophie Sterck,
NIMIS groupe

Levons le camp !

Claude Fafchamps

Introduction
Les campements : espaces de résilience des mondes tsiganes au début du XXe siècle

Un article d’Adèle Sutre

Né hier

Une nouvelle de Basel Adoum

Qui fait vivre le « système camp » ?

Entretien avec Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann et Sarah Testa du NIMIS groupe

« La terre n’appartient à personne » – Récits des centres fermés en Belgique

Pauline Fonsny et Anaïs Carton

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

Ô mon frère en exil

Un poème de Hassan Yassin

D’un camp à l’autre – Iphigénie à Kos

Un article de Maria Kakogianni

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Un article de Roland de Bodt

Le business des camps

Un article de Thibault Scohier

Camps de réfugié·es : un instrument dans une politique globale de contrôle des migrations

Entretien avec Clara Lecadet

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl, photographes membres du Kolektif 2 Dimansyon.

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl

Encart – La frontière entre Haïti et la République dominicaine. Tentative de contextualisation
La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Un article de Baptiste De Reymaeker

Du camp à la ville

Un article de Nimetulla Parlaku

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

Les camps, une gestion des réfugié·es qui questionne

Entretien avec Alice Corbet

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

« On a gagné le campement » – Des formes de la halte aux régimes de négociation de la présence voyageuse

Un article de Gaëlla Loiseau

Kolektif 2 Dymansion