Louis Pelosse
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Dossier

Il se passera ce qui se passera si quelque chose doit se passer

Entretien avec Nicolas Mouzet-Tagawa, metteur en scène, scénographe

22-07-2022

Les institutions culturelles sont de plus en plus soumises à des logiques marchandes et de concurrence, comme l’analyse Stéphanie Aubin, dans l’article « Système de brutalités ». Au-delà des structures, des artistes décident aussi de freiner et de faire autrement. C’est le cas de Nicolas Mouzet-Tagawa. Son spectacle Le Site, est le résultat de quatre années de temps choisis, d’errance, de latence, de temps d’entre-deux. Ce furent aussi des temps de rencontres et d’échanges avec ses collaborateur·ices, acteur·ices, éclairagistes ainsi que des membres de l’Autre « lieu ».

Propos recueillis par Emmanuelle Nizou, coordinatrice artistique à La Bellone

Au départ de cette recherche, il y a la construction d’un espace dans le théâtre. Peux-tu décrire cet espace ?
Lors de mes études à l’INSAS, j’ai commencé à récupérer des cadres de vieux décors et à créer un dispositif mouvant. De là est né un premier spectacle, Chambarde, en 2017. Le Site reprend le même dispositif, renouvelé, récupéré, recyclé : un ensemble de panneaux posés sur un système de billes qui forment des murs, des perspectives et des lignes. C’est une sorte de labyrinthe reconfigurable à souhait qui a pour fonction de fabriquer du point de vue. L’espace du Site, c’est ce labyrinthe qui a presque une vie propre.

Comment travailles-tu avec les personnes qui t’accompagnent dans la création ? La durée du processus induit-elle une manière spécifique de travailler ?
Notre manière de travailler permet de chercher avant de déterminer l’idée même d’un spectacle. Une des conditions pour travailler avec telle ou telle personne dans l’équipe, c’est le fait qu’elle me permette de ne pas savoir. Traduire le processus de réflexion sur un plateau – en termes de sensations, de couleurs, de formes – prend du temps. Car on ne veut pas savoir à l’avance ce qui va advenir. L’errance n’est pas un défaut d’efficacité, c’est un principe en soi qui permet de chercher. C’est juste du temps.

Le Site, c’est un travail sur le point de vue ? Tu te réfères notamment à une histoire de la perspective, de la Renaissance ?
Je suis obsédé depuis des années par le principe de perspective, par la manière dont on nous a appris à regarder les choses. Merleau-Ponty dit qu’un·e enfant a plus de facilité que nous devant un tableau cubiste parce qu’il ou elle n’a pas appris à voir la perspective. De même, Hockney critique la perspective comme forme dominante de la perception : « Mon œil ne marche pas comme ça, quand je regarde quelque chose, ça bouge tout le temps. » Il travaille donc des compositions impossibles avec divers points de fuite qui se contredisent les uns les autres. Partant du fait qu’il y a vraiment une différence entre ce qu’on croit savoir représenter et la manière dont on regarde, on s’est interrogé·e : est-ce que la vie ne serait pas absente du tableau dans la manière dont il est représenté ? Au même moment, les Gilets jaunes, absents des scènes politiques, se mobilisaient dans l’espace public.

Le Site a traversé la période du Covid où on a parlé de moment de suspension du temps. Est-ce que cette période a eu une influence notable sur ce qu’est devenu Le Site ? Saurais-tu la nommer ?
Oui, je suis sûr que cette période de Covid a eu une influence. Il y a quelque chose qui se passe dans Le Site qui ressemble au Tango de Satan de Bela Tarr : les personnages sont dans une misère folle et on leur promet une immense demeure. Ils partent donc en exil à la recherche de cette Terre promise. Mais ils y sont très mal reçus, dans une ferme où il fait très froid. Covid ou autre, il y a un ensemble d’enjeux que l’on a traversés depuis deux ans et qui se sont agglomérés dans un récit lors de la fabrique du spectacle. Donc je découvre que ça parle d’exil, de migration, et aussi de ce que c’est qu’un temps d’errance, un temps de latence, un temps d’entre-deux. Le Site s’est laissé contaminer par ça.

Est-ce qu’on peut aborder l’expérience avec l’Autre «lieu» ? En mai 2021, lors d’un atelier à La Bellone autour des pratiques participatives, nous avions interrogé la médiation et le rapport à l’institution. Comment peut se placer la médiation dans un processus de création assez long qui échappe à l’efficacité et à l’intention ?
Lorsque l’on reçoit pour Le Site un peu d’argent de la Culture pour faire des choses avec des publics, la production me demande pourquoi je suis réticent : il y a toujours, ce me semble, un risque d’assigner des personnes à des places. Avec l’équipe, on se dit que notre dispositif gagnerait à être activé et partagé par d’autres entre deux répétitions, que cet espace peut devenir « public » au lieu de rester vacant. Car même un décor est en vacance/s. Et les espaces vacants, il faut les occuper. C’est comme ça que je suis allé rencontrer différents groupes, dont l’Autre « lieu », une maison d’accueil de jour pour des personnes qui ont dans leur parcours un certain rapport à la santé mentale. Je rencontre d’abord Sara Meurant, qui y travaille : elle me demande ce que je veux y faire, je lui réponds que j’avais surtout envie de les rencontrer. « Ce que je sais, c’est que je ne veux pas faire d’atelier de théâtre ni de spectacle sur la folie. » Elle me dit : « Super, remplis une carte de membre et deviens membre comme tout le monde ! » Je commence à fréquenter l’endroit, à faire des activités, à rencontrer ses membres. Je ne sais pas qui est usager·e, qui travaille, on ne se pose pas la question et personne ne me pose la question de pourquoi je suis là. Je vais à l’Autre « lieu » parce que ça fait du bien à ma vie, ça la change, et ça faisait longtemps que j’attendais de rencontrer un tel lieu. Je prends part au Labo, un groupe de parole et d’échanges qui sera aussi censé faire émerger la prochaine campagne d’éducation permanente. Je saisis qu’il y a une politique extraordinaire : c’est un endroit qui recherche des intrus·es tout le temps, part du principe que l’intrus·e va forcément amener quelque chose. Mais que tout le monde est un·e intrus·e. Lorsque tu vas à l’Autre « lieu », personne ne te demande si tu es légitime d’être là, tout le monde a surtout envie de réfléchir à ses propres questions ou à la question du soin.

Est-ce que tu peux préciser ce que vous faites au sein du Labo ? Des sujets sont amenés sur la table ? C’est un groupe lié à la philosophie ?
En termes de processus pur de discussion-réflexion, ça pourrait ressembler à la manière dont on travaille sur Le Site. Quand je suis arrivé, il y avait un échange autour des quasi-personnes, que l’on est les seul·es à voir, que ce soit un·e mort·e qu’on a perdu, ou quelqu’un·e qui nous visite en rêve ou le loup sous le lit… Et de là, la discussion a filé d’un point à un autre de séance en séance : de la question de la quasi-personne à la croyance, de la croyance à la vérité, de la vérité à l’expérience, de l’expérience à la norme. Ça allait de rebond en rebond, et ça se laissait digresser. C’est seulement au bout de huit mois, un an qu’on a commencé à parler de la prochaine campagne, à nommer et orienter un peu plus.

Donc cette idée qu’il puisse ne rien se passer entre moi comme artiste et cet endroit, et de me sentir à l’aise de vivre avec cette absence d’intention, m’a fait quasiment oublier qu’on avait quelque chose à faire ensemble.

C’est ainsi que la campagne 2022 sur la légitimité a émergé ? La légitimité des savoirs expérientiels, des savoirs vécus ?
L’expérience est toujours revenue au centre, et est devenue un savoir commun et entendu au sein d’une communauté voulant rééquilibrer les savoirs… À un moment, il était question de réinjecter de la force et de la légitimité dans le fait qu’une personne a un point de vue sur ce qui lui arrive. Qu’est-ce qu’être objectif ou subjectif ? Le caractère objectif d’un point de vue serait valorisé alors que son caractère subjectif serait plutôt dévalorisé. Et puis, Aurélie Exh, qui y travaille, a proposé que le groupe vienne quelques jours pour expérimenter dans Le Site, en tant qu’espace. J’étais impressionné mais très heureux. On s’est dit : « Ok, on en parle au groupe, et on part sur le principe qu’on ne présage pas de ce que l’on doit faire. » Le groupe était partant, la seule chose qui m’a été demandée, c’est d’entrer dans Le Site debout, car ça faisait huit mois qu’on était autour d’une table.

Combien de fois le groupe est-il venu ? Avez- vous passé du temps ensemble ?
Le groupe est venu trois fois sur trois semaines. J’avais témoigné à l’équipe du Site de ce que je vivais à l’Autre « lieu », je leur avais dit que je souhaitais le leur faire visiter et proposer une expérience. La première fois, dix personnes sont arrivées, à l’époque on travaillait avec des pelotes de laine. Tout à coup, une pelote est tombée, et une demi-heure plus tard, tout le monde s’est retrouvé à tisser les fils dans l’espace, jusqu’à aller dans le bureau de la directrice, de la coordination, en régie pour faire du lien entre la scène et la salle. On a tissé tout le théâtre, fait une performance pendant quatre heures, durant laquelle on se parlait quand on se croisait. Après manger, on est retourné·es dans l’espace et on a parlé de ce qu’on avait fait, autant du tissage lui-même que de lien social. On avait fait une forme qui n’essayait pas de dire quelque chose, on regardait plutôt comment la forme nous avait fait parler.

Lors de l’atelier à La Bellone où nous avions fait un focus sur ton travail, vous aviez parlé d’« égalité radicale » avec Léa Drouet. Est-ce qu’il te semble que ce partage d’expérience au sein d’un tel dispositif, a permis de créer cette égalité radicale ? 
Le terme d’« égalité radicale » appartient à Léa, je ne le maitrise pas. Je veux plutôt créer les conditions pour qu’il y ait une « rencontre radicale ». Est-ce qu’il y a égalité dans cette rencontre ? J’espère, en tout cas celle-ci peut s’avérer conflictuelle. Elle l’a d’ailleurs été : au bout d’un moment quelqu’un s’est levé et est parti. Une des actrices a eu peur, il a fallu se rassembler et gérer, autant les actrices et les acteurs, les personnes de l’équipe que celles de l’Autre « lieu ». Mais ce qu’on a mis en place et qui m’a touché, c’est qu’on n’avait aucun temps d’avance sur les personnes qui venaient là. C’est pour ça que je dis « rencontre radicale » : s’il y avait une rencontre possible, c’était parce que le travail au sein du Labo et du Site avait des points communs. Même s’il y avait des enjeux distincts : d’un côté celui de faire émerger une campagne d’information, et de l’autre celui de faire un spectacle. Donc les conditions de cette rencontre, je dirais que c’est : inviter, manger, prendre soin. Et ne surtout pas problématiser autour de leurs questions sur la folie. Puis aussi : pratiquer. Pratiquer avec le risque que comme dans tout dîner, toute rencontre, quelqu’un dise : « ça ne m’intéresse pas ». Chaque fois qu’une personne disait quelque chose ou voulait faire quelque chose, elle pouvait modifier le cours de la journée. On ne faisait pas œuvre. Quelqu’un disait : « moi j’ai envie qu’on rembobine », et on rembobinait.

Fernand Deligny joue un rôle important dans ton parcours. Dans Le Moindre Geste, il ouvre un espace sans objectif fixe où il laisse les pensionnaires être et habiter. La caméra sert d’outil pour que des gestes émergent. Dans Le Site comme à l’Autre « lieu », vous créez des situations collectives, des espaces de relations d’où émergent des gestes, des expériences ? 
Oui. Créer une situation pour ne voir parfois que de toutes petites choses apparaitre… Un autre exemple : la costumière du Site, Zouzou Leyens, est arrivée un peu plus tard que le reste de l’équipe dans le travail. Un jour, je la regarde et je me dis qu’elle est en train de se placer dans le groupe : même quand elle regarde le plateau, quelque chose se rencontre entre elle et les comédien·nes. Je me demande comment on peut faire pour que chaque chose soit partenaire, créer une solidarité entre chaque élément, et que quelque chose se passe mais sans intention. Ce qui pour moi permet la rencontre et que des expériences émergent, c’est de démettre une attente. D’accepter qu’il se passera ce qui se passera s’il doit se passer quelque chose. À l’Autre « lieu », même si les activités mises en place le sont, à terme, dans un but d’accompagnement et de soin, il n’y a pas, au sein des expériences qui y sont créées, d’autre fin en soi que l’expérience. Donc cette idée qu’il puisse ne rien se passer entre moi comme artiste et cet endroit, et de me sentir à l’aise de vivre avec cette absence d’intention, m’a fait quasiment oublier qu’on avait quelque chose à faire ensemble. Cette méthode digressive est peut-être la condition d’une rencontre : il faut perdre un objectif. Et c’est aussi peut-être là que Deligny nous aide, dans l’idée de ce que c’est la radicalité et le temps.

Image : © Louis Pelosse