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Faire ville

Imaginaires de la ville

Baobab van de Teranga, artiste polyforme, polyphonique et animatrice pour Toestand/Allee du Kaai,
Effi & Amir, artistes visuel·les et réalisateur·ices documentaires,
An Vandermeulen, directrice artististique à Globe Aroma,
et Allan Wei, libraire et chercheur en géographie au laboratoire interdisciplinaire d’études urbaines
Modération : Vincent Cartuyvels et Sébastien Marandon (Culture & Démocratie)

12-12-2022

 

Sébastien Marandon : On oppose souvent raison et imagination, rêve et réalisme, principe de réalité et utopie. Il y a presque cinquante ans, Emmanuel Levinas a dit : « Scandale de la raison, capable d’ordonner un monde où l’on vend un homme pour le prix d’une paire de sandales. » Ce que le philosophe pointait, c’est la raison calculatrice et gestionnaire, faite de maximisation des profits, de réalisme et d’optimisation. Une raison capable de justifier des inégalités toujours plus importantes.
Aujourd’hui on a parfois l’impression qu’on nous demande de nous faire une raison au nom du meilleur des mondes possibles. « Se faire une raison », en français, cela veut dire se résigner, abandonner, ne plus rêver, accepter l’ordre et l’état du monde. Alors que dans le même temps on assiste à l’accélération des crises systémiques : crise du climat, crise des migrations et des frontières, crise économique et creusement des inégalités, crise religieuse et des identités, crise des imaginaires, où TINA (le discours du There Is No Alternative) semble vouloir bâillonner toute possibilité de penser autrement.
La table ronde : « Imaginaires de la ville », de manière modeste, consistera à tenter de faire voir, justement, et de faire entendre et sentir d’autres raisons, celles des personnes qui sont précisément victimes de la raison computante et calculatrice. Tenter de donner à voir, de rendre visible d’autres imaginaires, d’autres histoires, d’autres mises en forme, de laisser de la place aux rêves, d’ouvrir des horizons vers lesquels tendre.
À Culture & Démocratie, nous pensons que donner à voir des imaginaires, se raconter des histoires, donner toute sa place aux mises en forme sensibles du monde, c’est faire de la politique. Or, pour prendre position, il faut pouvoir s’ancrer et se situer face à la globalisation, face au discours qui homogénéise. Nous voulions donner du corps à notre discussion en partant de là où nous (les intervenant·es, les artistes de cette exposition) habitons : Bruxelles.
Bruxelles est peut-être une ville-laboratoire, parfaite pour nouer les contradictions entre ce local et ce global, cette raison et cet imaginaire, cette mondialisation, cette migration et cette diversité, cette nature et cette culture, cette inégalité et la participation. Chaque participant·e à notre table ronde est en lien avec Bruxelles et, à notre sens, propose une tentative de sortir de TINA, de tisser et de donner à voir des pistes alternatives, de toucher et de gouter d’autres imaginaires. Imaginaires sensibles et participatifs autour des questions de la migration avec les artistes Effi & Amir et An Vandermeulen de l’association Globe Aroma, plus activistes et conceptuels avec Baobab van de Teranga et Allan Wei autour des liens entre migrations, histoires et architecture, et les questions de nature/culture.
Je me tourne vers vous Effi & Amir. Vincent nous montrait tout à l’heure que toute architecture, toute ville est aussi une mise en forme du vivre et de l’habitern. Dans votre travail participatif L’hypothèse d’une porte, vous invitez des gens qui ne sont pas forcément visibles, vous essayez de donner à voir d’autres choses, de faire entendre les raisons de celles et ceux que l’on n’entend pas habituellement, et vous proposez d’autres façons de vivre et d’habiter.

Effi : Notre point de départ pour L’hypothèse d’une porte n’était pas de chercher à ce que les gens puissent s’exprimer et raconter leur histoire ou de récolter des voix et des récits qu’on n’entend pas. Même si cela peut en découler, ce n’était ni notre but ni notre manière de fonctionner. Nous cherchions davantage à créer un dispositif qui permette de changer les rapports de force et que les gens, y compris nous-mêmes, puissent utiliser à leur manière. L’idée était de se réapproprier un espace, en l’occurrence celui de La CENTRALE Lab, à l’intérieur duquel les personnes qui construisent le projet (c’est-à-dire nous et huit autres) puissent s’exprimer mais également créer le lieu tel qu’elles le souhaitent et y inviter d’autres personnes encore. Toutes sont des immigré·es à Bruxelles, la plupart dans une situation assez précaire. Nous étions en quelque sorte des « invité·es » qui ne l’ont pas été mais se sont imposé·es dans ce territoire. Ces personnes-là deviennent au moins pour un temps des hôtes, qui en invitent d’autres, en pensant que ce changement de position peut donner quelque chose de nouveau.

Nous cherchions davantage à créer un dispositif qui permette de changer les rapports de force et que les gens, y compris nous-mêmes, puissent utiliser à leur manière.

Sébastien Marandon : Je pense à votre film Sous la douche, le ciel, qui s’inscrit aussi dans la durée. Ce film retrace l’histoire de plusieurs personnages, dont Laurent d’Ursel, qui rêve de réaliser quelque chose de très matériel et terre à terre : construire des douches pour les personnes sans-abri. Il y a quelque chose de très beau dans ce film et cette démarche, qui rejoint ce que vous expliquiez de votre volonté de ne pas imposer un projet mais plutôt de le co-construire, d’être contaminé·es et de changer avec les gens qui travaillent avec vous. C’est cette délicatesse par laquelle vous laissez les choses ouvertes et par laquelle vous laissez le temps aux personnages de se présenter et de développer leurs imaginaires. Comment mettez-vous en forme les choses pour toucher et être touché·es, faire apparaitre et rendre visibles ces rêves qui ne sont pas forcément accessibles ou qui sont écrasés par ce que Vincent présentait dans son historique de Bruxellesn, cette ville gérée du haut ?

Effi : Dans le cas de Sous la douche, le ciel, c’est peut-être un peu différent de ce qu’on a fait dans le cadre de ce projet. Notre question était plutôt de savoir comment permettre des choses, mais nous n’avons pas construit le cadre du projet ni le projet lui-même. Il y avait une réalité qui préexistait à notre action. À La CENTRALE, nous avons initié le projet et créé son cadre. C’est une situation beaucoup plus délicate pour nous car nous risquons d’imposer beaucoup plus. De ce point de vue c’était plus facile avec le film, car nous suivions quelque chose qui se déroulait déjà. Mais ce qui est très juste dans ce que vous avez dit, c’est que la question de l’imaginaire était pour nous la question du film. On ne suivait pas Laurent d’Ursel ou DoucheFLUX, on s’intéressait à la question : « Est-ce que des citoyens et citoyennes peuvent imaginer d’autres choses et les réaliser ?» Il s’agissait plutôt de se demander comment on peut intervenir dans une réalité.

Amir : Le point commun entre les deux projets est la durée comme une sorte de cadre dans lequel nous nous attachions à suivre un processus. Avec La CENTRALE, on a fait une sorte de résidence pendant quelques mois. Dans celui de DoucheFLUX, le projet a démarré dès le moment où nous avons commencé à tourner, et nous avons mis un point final lorsque la première douche a été construite dans le bâtiment. Il y avait un point A et un point B, et entre les 2, un point d’interrogation qu’on sentait intéressant. On est parti·es avec plusieurs questions, et c’est ce qui nous a permis une ouverture : il n’y avait pas de cible ou quelque chose de prédéfini, nous souhaitions simplement accompagner, voir, témoigner de l’évolution du processus et l’exposer.

On peut parler de collaboration qui mette au même niveau les personnes prenant part au projet et celles qui sont invitées à imaginer et à créer dans cet espace. Mais c’est un processus qui exige du temps.

Sébastien Marandon : Dans l’installation d’Effi & Amir on est allongé·es et c’est comme si on rêvait, on a l’oreille collée à une voix qui nous raconte quelque chose. Une des phrases entendues est celle-ci : « Quelle attitude adopter face à une porte ? Se décourager, essayer de l’ouvrir de force ou attendre passivement qu’elle s’ouvre ? » An, votre association Globe Aroma est-elle aussi une porte qui s’ouvre et qui permet aux gens de créer ?

Amir : Pour nous, participer à quelque chose, c’est créer une sorte d’interface à laquelle les gens prennent part. Ce que nous avons cherché et choisi comme point de départ de ce projet est une hypothèse, qui se manifestait dans une sorte de texte, et le texte commence par un travail d’imagination. L’imagination était donc au départ du processus. On peut parler de collaboration qui mette au même niveau les personnes prenant part au projet et celles qui sont invitées à imaginer et à créer dans cet espace. Mais c’est un processus qui exige du temps, qui se construit peu à peu et se développe dans la durée. Raison pour laquelle nous avons ouvert nos portes dès le début du projet. Le studio était là. On n’a pas ciblé un résultat mais plutôt ouvert le processus aux spectateurs et spectatrices pour témoigner de quelque chose qui se construit dans le temps.

Effi : Pendant ces quatre mois, le processus de travail était aussi une exposition. Les visiteurs et visiteuses pouvaient voir comment le projet avançait, voir des traces de nos discussions, de nos idées et être témoins voire participant·es de ce processus.

An Vandermeulen : Ce n’est pas mon association – ça donne l’impression que je possède quelque chose que je ne peux pas posséder. L’association appartient à beaucoup de gens et surtout aux artistes et aux personnes qui viennent visiter et utiliser l’endroit. Nous sommes une organisation artistique en pleine transition depuis deux ans, et aussi longtemps que les gens qui sont là pour le moment y seront, nous resterons en transition. J’espère que nous n’« aboutirons » jamais, que nous resterons un laboratoire pour expérimenter autour de la gouvernance – Comment gérer une organisation ? –, mais aussi autour de la question : « Qu’est-ce qui est important dans une association comme Globe Aroma ? »
En effet, Globe Aroma est un atelier artistique pour les artistes, les personnes créatives et amatrices d’art, mais tous les gens qui viennent à Globe Aroma sont en déplacement, arrivés dans une ville qui leur est nouvelle, et qui cherchent des liens avec la scène culturelle. Les gens qui viennent chez nous sont des artistes qui avaient déjà une pratique artistique ou créative dans différents pays du monde. Ce que nous proposons, c’est une infrastructure qui leur permette de développer leur pratique. Nous n’avons pas de critères de sélection : si une personne dit avoir une pratique artistique ou créative, elle est la bienvenue. Ensuite – et c’est un lien intéressant avec Effi & Amir –, en dehors de l’atelier où nous soutenons les pratiques artistiques individuelles, nous organisons aussi des projets de co-création. Pour ceux-là on s’efforce de changer radicalement l’élément participatif. Souvent, des artistes viennent avec un certain cadre et travaillent ensemble avec un groupe de participant·es. Mais on est en train de redéfinir cette participation car à Globe Aroma, beaucoup échangent déjà des pratiques sans qu’il y ait de cadre. On essaie de définir collectivement ce cadre et de voir s’il y a des artistes qui auraient envie de faire connaissance pour créer d’autres projets. 

On a commencé à échanger sur les façons de rendre un espace accueillant, et tout le monde a participé. Quelqu’un·e a demandé à avoir un coin privé. Alors le groupe a dessiné des plans avec des coins privés et des murs mobiles sont apparus.

Sébastien Marandon : Pouvez-vous donner un exemple concret de cette participation redéfinie pour montrer à quel type de projet participatif cela pourrait s’opposer ? Qu’est-ce qui fait la spécificité de Globe Aroma ? 

An Vandermeulen : Je pense au projet Espace Fxmme. Globe Aroma existe depuis vingt ans et pendant ces vingt années le lieu a surtout été fréquenté par des artistes hommes. Évidemment il y a des artistes femmes ou non-binaires qui étaient là aussi, mais elles ne se sentaient pas toujours à l’aise. Espace Fxmme est là pour créer un nouvel endroit, pour que les artistes femmes ou non-binaires se sentent aussi accueillies. Mais on est vraiment en train de créer avec tout le monde dans cette plateforme Espace Fxmme, ce n’est pas l’organisation qui a construit ou imposé ce groupe. Les gens se sont réunis et nous ont demandé ce qui était possible pour la structure. S’il y avait un budget ? Si quelqu’un·e pouvait organiser une réunion et gérer la communication ? Globe Aroma est la structure de soutien, mais c’est dans le groupe même que les idées des projets naissent. Par exemple, on a commencé à échanger sur les façons de rendre un espace accueillant, et tout le monde a participé. Quelqu’un·e a demandé à avoir un coin privé. Alors le groupe a dessiné des plans avec des coins privés et des murs mobiles sont apparus. On avait aussi besoin de certaines connaissances, par exemple pour faire de la soudure, alors nous avons cherché et fait appel à des compétences extérieures. Mais toutes les idées viennent de l’intérieur. Il y a des artistes dans le groupe, donc pourquoi inviter des artistes avec déjà une pratique fixe à Bruxelles ? Comment rendre visibles et valoriser des pratiques qui existent dans Globe Aroma ? 

Sébastien Marandon : Dans l’idée d’imaginaire, il y a celle d’accepter d’être contaminé·e par les autres, d’accepter de changer. Il y a peut-être une ébauche de scénario, un peu écrit à l’avance, mais qui se module en fonction des rencontres. La structure, l’institution change aussi, en tout cas pour Globe Aroma. Cette idée de transformation des institutions est-elle généralisable ? Quelles contraintes y voyez-vous ? Comment créer ces dispositifs pour la ville, pour Bruxelles ? 

Effi : Cela me renvoie à quelque chose qui nous préoccupe beaucoup dans ce projet en général. Quand on travaille avec des gens auxquels on donne un nom (« déplacé·e », « migrant·e », « réfugié·e », « femme ») il y a déjà un malaise car c’est un détail biographique, qui peut être important mais qui ne fait pas de ces gens un groupe. Ils n’ont pas forcément de similarités, ni d’envies, d’opinions ou d’avis communs. Pour nous dans ce projet comme dans d’autres, la question était de savoir comment rester des individus avec ces titres imposés par des circonstances extérieures. Bien sûr il y a des contaminations, des ouvertures à la rencontre, mais ce qui est important c’est de chercher à multiplier les points de vue à l’intérieur d’un même projet. 

An Vandermeulen : Le nom même de Globe Aroma peut aussi rendre invisibles la variété des niveaux dans la structure, les besoins ou les pratiques individuelles. C’est difficile pour nous car Globe Aroma est toujours invitée en tant qu’organisation dans des programmation, des débats. Globe Aroma est une sorte d’ombrelle qui en fait recouvre une grande variété de pratiques, et c’est difficile pour un public ou un·e programmateur·ice artistique de prendre connaissance de toutes nos composantes. Si on pense à multipli.city ou au thème « Imaginaires de la ville », il est nécessaire de prendre le temps de plonger dedans et de découvrir toutes ces couches. C’est très important car le terme « projet participatif » peut être un peu opaque. Notre but est de valoriser, d’expérimenter, de mettre Globe Aroma et l’idée de participation de côté pour essayer de créer d’autres liens qui valorisent les pratiques individuelles. Mais nous sommes en transition et c’est la raison pour laquelle c’est moi seule qui suis ici en train de parler de notre utopie. 

Globe Aroma est toujours invitée en tant qu’organisation dans des programmation, des débats. Globe Aroma est une sorte d’ombrelle qui en fait recouvre une grande variété de pratiques, et c’est difficile pour un public ou un·e programmateur·ice artistique de prendre connaissance de toutes nos composantes.

Vincent Cartuyvels : Baobab van de Teranga, votre travail circule entre immigration, imaginaire et hospitalité. En parlant de cartographie d’une Bruxelles hospitalière, vous m’avez dit une chose qui m’a frappé : « Je n’ai pas de rêve mais je construis ici et maintenant, pour et avec celles et ceux qui en ont. » 

Baobab van de Teranga : An, tu as parlé des liens informels, y compris dans votre travail à Globe Aroma. Selon moi, notre travail consiste à fouiller dans l’informel et l’invisible, et à essayer de lui donner une forme artistique, d’en faire une production quelle qu’elle soit. C’est un travail d’archéologue où l’on rentre dans les différentes couches de la terre, ici de l’humain, pour faire quelque chose à l’intérieur. En ça, on fait le même travail.
Au sujet des rêves des autres et des miens, je ne pense pas avoir utilisé le terme d’immigration, avec lequel je ne suis d’ailleurs pas d’accord. Je les appelle soit en néerlandais mensen op de vlucht, ou en tout cas plutôt des personnes en exil. La manière dont je perçois ces humanités c’est dans le sens du voyage. Je vois des oiseaux: les oiseaux ont cette particularité de voyager ensemble, ce sont des flux qui bougent ensemble.
Dans la vie de tous les jours, je m’appelle Isabelle, mais aujourd’hui je suis Baobab car nous sommes dans une intervention publique et j’essaie de créer un détachement entre mes pratiques manuelles (quand je travaille avec les gens avec mes mains) et les contextes où je me présente devant des gens pour partager quelque chose. An dit regretter d’être ici pour parler pour tout Globe Aroma : moi je regrette d’être ici pour parler en face de gens qui ne sont pas forcément directement concernés. Je me demande comment créer un écho et une interaction.
Par rapport au TINA dont Sébastien parlait en introduction, je pense qu’il n’y a jamais eu autant de politique qu’aujourd’hui. Quand vous voyez un huissier ou un policier dans la rue, c’est du politique en action. En ce qui concerne les politiques migratoires, et étant donné qu’on est dans l’Union européenne, les États-nations n’ont plus que les frontières et la diplomatie internationale comme terrains de jeu. C’est pour cette raison qu’il y a énormément de guerres et pour cette raison aussi qu’il y a énormément d’argent dans l’agence Frontex, alors qu’il y en a très peu dans l’accueil des personnes soi-disant réfugiées.
Par ailleurs, je travaille dans le Quartier nord de Bruxelles. Ce quartier est en train de se faire dévorer par des opérateurs financiers, notamment Befimmo et des opérateurs qui appartiennent à des banques comme ING. Ce qui se passe dans ce quartier, comme l’ont dit Effi & Amir, c’est une question de perspective. Se demander « qui produit de l’espace urbain ? », c’est se demander qui a le privilège de décider la fabrique urbaine, en termes de gouvernance. C’est pour cette raison que ça me touche beaucoup d’entendre An parler de gouvernance dans leur organisation, car je pense que nous devrions toutes et tous repenser notre gouvernance aujourd’hui.
Aujourd’hui il y a deux enjeux dans le Quartier nord : le premier concerne les opérateurs privés qui achètent tout ce qu’ils veulent et qui refont les mêmes erreurs qu’il y a vingt ans. Le deuxième concerne un contrat de rénovation urbaine qui découpe le quartier. Ces contrats de rénovation urbaine sont une sorte de dérégulation du Code de l’urbanisme qui permet aux communes d’avoir un droit de regard total sur qui produit l’espace urbain. Même si nous toutes et tous à cette table déposons le meilleur projet possible pour un futur désirable dans le Quartier nord, nous ne serons pas choisi·es, nous resterons là à constituer des panels et à avoir des discussions, mais pas d’action parce que nous sommes dépossédé·es de la ville. 

Même si nous toutes et tous à cette table déposons le meilleur projet possible pour un futur désirable dans le Quartier nord, nous ne serons pas choisi·es, nous resterons là à constituer des panels et à avoir des discussions, mais pas d’action parce que nous sommes dépossédé·es de la ville. 

Vincent Cartuyvels : Allan Wei, dans un échange avant la rencontre, vous parliez du grand nombre de friches existant au moment où vous êtes arrivé à Bruxelles. 

Allan Wei : En effet, il y a une vingtaine d’années il y avait encore énormément de friches, des grands projets abandonnés ou mis au placard, des bâtiments en ruines : Tour et Taxis, la Cité administrative, les anciennes brasseries Wielemans, la caserne Prince Albert au Sablon, le bloc des Drapiers sur l’avenue Louise, l’ancienne école des Vétérinaires à Anderlecht, la Gare de l’Ouest, les innombrables usines dans l’axe du canal… Le cinéma Nova a tourné pendant vingt ans sur ce type d’espaces avec des projections de pellicules et des concerts (Pleinopenair) et a permis de les inscrire dans la géographie mentale d’une partie des Bruxellois·es.
Deux causes principales permettent d’expliquer ce paysage bruxellois de la fin du XXe siècle : la passion des classes moyennes supérieures pour les quartiers périphériques verts et accessibles en voiture (1970-2000) et la désindustrialisation qui a frappé Bruxelles entre 1960 et 2000 (emplois industriels hors construction en 1961 : 160 000. En 1997 : 40 000. Et en 2013 : 10 000).
Ces friches étaient des espaces neufs, des interstices entre deux phases d’occupation, de valorisation capitaliste de l’espace, et de fait, pour nombre d’entre eux, des espaces verts non-planifiés. Ces délaissés, souvent considérés comme un aspect négatif, comme la part d’ombre de cet urbanisme aménageur, ont permis la prolifération d’une nature « rudérale », une nature propre aux ruines, qui est l’expression historique de biotopes encore existants et vivaces aujourd’hui (zones humides/prairies/forêts pionnières) : un écosystème urbain spécifique. Il s’agit aussi d’une forme de nature sauvage (par opposition à « domestique ») au sens où les formes de vie qui s’y déploient sont plus ou moins indépendantes d’une planification humaine : elles résultent d’une co-évolution entre les espèces et l’occupation anthropique du territoire.
Ces friches se situent historiquement dans l’hypercentre et le long du Canal, dans les quartiers où vivent aujourd’hui les 20 % de Bruxellois et Bruxelloises qui n’ont pas accès aux jardins privatifs (un tiers des ménages a accès à un jardin), aux grands parcs léopoldiens, à la ceinture verte. Les espaces verts représentent 54 % du territoire bruxellois (8000 hectares) mais 42 % de ces espaces verts sont privés et leur localisation est ségrégante (le déséquilibre entre centre et périphérie, entre marais et forêt est constitutif du fait urbain bruxellois). Nous avons donc hérité d’une ville blessée par l’urbanisme de l’après-guerre, mais d’une ville passionnante, riche de possibles, d’une ville où les situations de fait compensaient les carences des pouvoirs publics et les projets immobiliers des promoteurs privés.
La situation a changé depuis le début des années 2000: la population bruxelloise augmente (+ 250 000 habitant·es), les centres urbains ont retrouvé une attractivité et la spéculation immobilière a investi les opportunités qu’offrait l’espace bruxellois (un centre urbain habité par des minorités pauvres avec de vastes espaces industriels défaits). La densification démographique (due à la croissance démographique et au rôle de Bruxelles comme cluster de primo-immigration), dans un contexte de graves inégalités d’accès au logement (marché locatif essentiellement privé, manque structurel de logements sociaux), les nouvelles formes économiques du secteur tertiaire ont entrainé la requalification (donc la bétonnisation et l’imperméabilisation) de ces espaces.
Il y a donc une pression sur ces espaces qui n’intéressaient que certain·es habitant·es praticien·nes (graffeurs, ornithologues et naturalistes, urbexn, ravers, activistes politiques, squatters…) et très souvent les riverain·es en tant qu’espaces verts de fait, en tant qu’espaces de liberté. Ce sont aujourd’hui des espaces menacés, convoités, des espaces en voie de disparitionn.

Il y a donc une pression sur ces espaces qui n’intéressaient que certain·es habitant·es praticien·nes (graffeurs, ornithologues et naturalistes, urbex, ravers, activistes politiques, squatters…) et très souvent les riverain·es en tant qu’espaces verts de fait, en tant qu’espaces de liberté.

Baobab van de Teranga : Il y a plein de choses sur lesquelles j’aimerais rebondir, mais je vais parler surtout du Quartier nord. Bruxelles est une ville internationale, c’est la deuxième ville la plus cosmopolite au monde après Dubaï… sans ses esclaves modernes travaillant dans des tours, ni sa politique internationale par contre. Il s’avère que Bruxelles constitue aussi un point névralgique dans la carte migratoire internationale des personnes d’Afrique de l’Est, notamment du Soudan et de l’Érythrée. Ce n’est pas encore dit dans les cours d’histoire car c’est difficile à assumer. Mais quand on est au Soudan et qu’on fait un trajet migratoire vers l’Angleterre, puissance coloniale soudanaise, l’idée est de passer par Bruxelles pour aller prendre le ferry au port d’Ostende et rejoindre l’Angleterre en 1h30. Évidemment on ne prend pas le ferry en payant son ticket mais en restant pendant 4, 5 ou 6 heures caché·e dans des camions, pour parfois y mourir. Et en attendant de prendre ce ferry, de tenter sa chance, tous les jours, ou plutôt toutes les nuits, l’idée est de vivre une vie grise, dans un entre-deux, un temps d’errance. Ce temps d’errance se passe à la gare du Nord de Bruxelles. C’est très localisé dans la gare, il y a même une parcelle spécifique où les personnes s’asseyent. Depuis quatre ou cinq ans, Médecins Sans Frontières et d’autres partenaires ont eu la bonne idée de créer un Hub humanitaire à proximité du Quartier nord, qui permet l’accès à une aide de première ligne et à une carte de santé.
Dans un rayon de quinze minutes à pied, il y a l’Allee du Kaai. C’est une friche, un lieu extrêmement désirable où il y a énormément de graffitis et aussi intéressant parce que c’est une « occupation temporaire ». C’est-à-dire un espace qui a une durée de vie limitée dans le temps et qui va permettre au propriétaire, Bruxelles Environnement, de produire un parc avec un pont pour rejoindre les quartiers nord depuis Molenbeek en mobilité douce. Cet espace se trouve dans une zone très contestée de Bruxelles puisque deux plans « Canal » ont été mis en place par Jan Jambon selon sa politique de droite dure. Dans le contexte post-attentat, son idée est de créer de l’habitat de haut standing afin d’expulser les terroristes. Désolée si c’est polémique, mais même si je m’exprime au second degré, c’est la réalité : on crée du logement de haut standing pour reléguer spécifiquement les familles qui habitent ce quartier. En témoigne la tour UP-Site sur le canal de Bruxelles, qui abrite les appartements les plus chers de toute la ville, dont certains à 1 million d’euros, et à côté de laquelle se trouve le parc Maximilien où dorment des personnes migrantes en exil. L’Allee du Kaai est donc un espace contesté précisément parce qu’il se trouve sur le canal, mais également parce qu’un parc, ça crée du « consensus ». 

On crée du logement de haut standing pour reléguer spécifiquement les familles qui habitent ce quartier. En témoigne la tour UP-Site sur le canal de Bruxelles, qui abrite les appartements les plus chers de toute la ville, […] et à côté se trouve le parc Maximilien où dorment des personnes migrantes en exil.

Sébastien Marandon : J’aimerais rebondir là-dessus avant de donner la parole à Allan à propos de la place des jardins. Effi & Amir, vous avez réalisé un film sur ce sujet ? 

Effi : Oui, notre film Chance est joué par quatre Soudanais ex-occupants du parc Maximilien. Un des protagonistes nous a dit très récemment : « On a colonisé le parc Maximilien, on s’est imposés là-bas de force, même la police n’a pas réussi à nous chasser. Il est toujours à nous. » Je pense que si la police ne parvient pas à les chasser, le plan urbanistique le fera. 

Baobab van de Teranga : Précision : lors du premier confinement, le 17 mars à 15h, la police a fait une opération très musclée dans le parc Maximilien pour expulser tout le monde. Et Allan, il y a un parallèle à faire avec les plantes invasives. 

Allan Wei : Oui tout à fait. Pour revenir aux parcs : ils ont participé à la constitution de l’urbanisme bruxellois dans son aspect de monumentalité. Ça a créé des aménités, et ça a permis de séparer les riches des pauvres, les ouvrier·es et les bourgeois·es comme par exemple avec le parc de Forest. Aujourd’hui des choses changent, essentiellement dans le champ de l’écologie. Il y a une dizaine d’années, ce qui était autrefois vu comme l’expression d’une utopie est devenu un objet de gouvernement, une série d’objectifs sur lesquels est mesurée l’action du gouvernement. De ce fait, l’environnement urbain devient relativement hospitalier. Entre autres, une ordonnance de 2004 et de 2013 réglemente l’utilisation de pesticides en milieu urbain et interdit notamment l’utilisation du glyphosate. Ce n’est pas interdit en milieu rural puisqu’il y a là un objectif économique. Cela a modifié la vision que l’on peut se faire de l’espace urbain comme un espace uniquement minéral.
Cependant un certain nombre de plantes ne bénéficient pas de ce renouveau et de cette vision positive : les plantes invasives ou les plantes exotiques. Pour celles-là, des programmes d’éradication de ces espèces ont été mis en place, avec des financements, des mobilisations de volontaires, et il existe des listes dressées au niveau européen, belge et bruxellois. 101 espèces sont considérées comme des plantes invasives, dont 44 sur liste noire et désignées comme étant des causes majeures d’atteinte à la biodiversité.
Deux d’entre elles sont très connues, tout d’abord le Buddleia ou Arbre à papillon, une plante ornementale qui a été introduite à la fin du XIXe siècle et qui s’est échappée en 1945. Le premier exemplaire a été retrouvé sur le chantier de la jonction nord-midi en 1947-1950. Cette plante n’a pas besoin de sol, elle peut se développer dans un espace purement minéral. Elle est donc susceptible d’être éradiquée, alors qu’elle pourrait devenir un arbre et même constituer des végétations spécifiques. L’autre plante qui se trouve sur cette liste noire est la renouée du Japon, qui pousse essentiellement le long des talus, des berges de rivière, sur des terrains très riches où il n’y a pas d’évacuation de matière organique. Grâce à son développement rhizomatique, dès qu’un petit fragment de racine est déplacé, par exemple au cours d’un chantier lorsqu’on enlève la terre pour construire des fondations, cette plante peut migrer et se développer ailleurs. Elle est pratiquement impossible à éradiquer. Parmi les plantes migrantes, difficilement assignables, ces deux plantes dites compagnes racontent des histoires sur ce qui est en train de se passer sur ce territoire et dans cette ville. Tant qu’elles sont dans un jardin botanique, ce sont des plantes exotiques que l’on peut admirer et valoriser, mais lorsqu’elles se développent et forment des populations monospécifiques, elles deviennent des plantes à éradiquer. 

L’existence des friches a influencé notre choix de travailler à Bruxelles. Pour nous c’étaient des terrains vagues en ville, du vide au milieu de paysages urbanistiques. Pour nous qui venions d’Amsterdam où chaque centimètre a été exploité et où il est difficile d’exercer son imaginaire, c’était un moment d’optimisme.

Effi : J’aimerais juste dire une petite chose au sujet du parc Maximilien et des plans urbanistiques, même si ce n’est pas mon domaine, et faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure : je pense qu’il y a des dispositifs qui permettent et d’autres qui interdisent. Depuis une dizaine d’années, tous ces espaces de liberté dans lesquels des dispositifs n’ont pas été nécessairement créés mais que les gens se sont appropriés sont progressivement soumis à des dispositifs qui dirigent ou bloquent, interdisent, réduisent les possibilités. 

Amir : L’existence des friches a influencé notre choix de travailler à Bruxelles. Pour nous c’étaient des terrains vagues en ville, du vide au milieu de paysages urbanistiques. Pour nous qui venions d’Amsterdam où chaque centimètre a été exploité et où il est difficile d’exercer son imaginaire, c’était un moment d’optimisme. Quand on voit ce genre de friches, ces terrains qui « ne sont pas développés », c’est exactement là que l’imaginaire commence à fonctionner. 

Vincent Cartuyvels : Une amie berlinoise m’a dit : « J’adore Bruxelles car c’est une ville qui montre ses blessures, comme Berlin. » Et une architecte française m’a dit : « Vous avez de la chance, vous les Bruxellois·es, vous pouvez encore inventer quelque chose ! » 

Baobab van de Teranga : À l’Allee du Kaai on a beaucoup souffert de la politique migratoire et d’expulsion des « plantes rampantes», c’est-à-dire de personnes qui sont en fait des êtres humains. J’aimerais casser le fantasme sur l’esthétique de la friche, du vide et de l’obsolescence. Dans les espaces où sont menés des urbex, où l’on peut venir se balader et apprécier des graffitis, si la gouvernance est bien faite, il y a aussi énormément de gens en rupture et qui sont relégués aux marges sociales. On travaille et on circule dans ces lieux avec des personnes en souffrance.
Je voudrais évoquer une histoire qui concerne Globe Aroma. Nous étions à l’Allee du Kaai, c’était l’hiver avant la fin du monde, il faisait froid et beaucoup en souffraient, pas uniquement les personnes en exil. Ce jour-là j’ai assisté à une agression extrêmement violente contre un de mes collègues que j’étais venue aider. La personne qui a agressé souffrait d’un syndrome post-traumatique, elle était dans une telle rupture sociale qu’elle en venait à agresser des personnes physiquement. Dans cette situation, ce n’est pas la personne elle-même qui est à blâmer mais bien le système. J’ai moi-même été très marquée par cette agression, j’ai perdu la voix pendant plusieurs semaines. Alors je me suis rendue à Globe Aroma et j’ai rencontré l’artiste Belo Franck avec qui j’ai fait du piano, de la guitare et du chant. C’est à ce moment-là que j’ai pu retrouver ma voix. Par la suite j’ai bien sûr écrit sur ce que j’ai vécu. Merci Globe Aroma . 

Aujourd’hui, on a une écologie cybernétique, une écologie du gouvernement basée sur des réalisations, des aides emblématiques : dès qu’il y a un espace vide, il faut l’investir, l’activer, qu’il y ait de l’animation, de la participation, des plaines de jeux, des festivals, n’importe quoi mais il doit se passer quelque chose.

Sébastien Marandon : Allan, vous vouliez revenir à la question des friches avec des exemples en particulier ? 

Allan Wei : Oui, je voudrais surtout parler de deux espaces qui sont aujourd’hui menacés à Bruxelles, même s’il y a des opportunités puisque c’est la région qui détient la maitrise du foncier. En réalité ces espaces nous appartiennent, ils appartiennent à Bruxelles. Il y a d’une part le marais Wiels et d’autre part la friche Josaphat.
Le marais Wiels est un espace de 2,5 hectares situé à Forest et la friche Josaphat couvre 25 hectares à Schaerbeek. Dans la friche Josaphat, 130 espèces d’abeilles sauvages et 33 espèces de libellules ont été identifiées. Ces espaces non calculés sont effectivement des refuges pour des personnes en souffrance et des espèces en souffrance, menacées de disparition. On parle beaucoup de réintroduction d’abeilles, on place des ruches, etc. Mais les abeilles domestiques sont en concurrence avec les abeilles sauvages, or l’espace urbain est l’un des derniers qui soit propice au développement des abeilles sauvages – c’est-à-dire pour la plupart des abeilles non collectives, singulières, qui vivent seules.
Pour le coup, aujourd’hui, on a une écologie cybernétique, une écologie du gouvernement basée sur des réalisations, des aides emblématiques : dès qu’il y a un espace vide, il faut l’investir, l’activer, qu’il y ait de l’animation, de la participation, des plaines de jeux, des festivals, n’importe quoi mais il doit se passer quelque chose. Un espace ne peut pas rester vide. On construit donc des parcs, des pistes cyclables, on donne des primes à la rénovation, on défiscalise les voitures électriques, etc. Mais quand il s’agit de décider de ne pas construire sur un espace, et donc de changer de paradigme, de logiciel, on continue avec la même logique d’urbanisation au motif de la pression démographique.
Bien que l’écologie soit devenue la doxa dominante, quand on se retrouve sur le terrain, dans des espaces concrets, le jeu politique et les accointances entre les politiques, les cabinets d’architectes, les promoteurs immobiliers et les administrations ne permettent pas réellement ce changement de paradigme. Sur les 25 hectares de la friche Josapahat, 1,4 va devenir un « bioparc », c’est-à-dire une réserve naturelle, un espace non construit. Sur le reste il y aura 1200 logements dont 300 logements sociaux. Ces deux espaces sont donc à surveiller dans les mois qui viennent car c’est maintenant qu’ils vont être développés. 

Sébastien Marandon : Avant de donner la parole au public, An, vous vouliez réagir à ce que disait Baobab à propos de son expérience de Globe Aroma ? 

An Vandermeulen : Oui, et aussi à ce que disait Allan sur le fait que dès qu’il y a un espace tout le monde a toujours l’impression qu’il faut faire ou organiser quelque chose. Quand Baobab est venue à Globe Aroma et a rencontré Belo Franck après l’incident à l’Allee du Kaai il y a deux ans, Globe Aroma était vraiment un lieu pour respirer, comme l’Allee du Kaai. Or beaucoup de personnes ont perdu leur capacité de résilience, souffrent de nombreux traumatismes et certaines ont développé des problèmes psychologiques importants. Mais il n’existe pas de réponse de la part de la ville de Bruxelles pour soutenir ces gens. À Globe Aroma nous avons dû décider un temps de fermer nos portes, car nous n’étions plus en mesure d’accueillir les artistes : cet espace était devenu un lieu de respiration via l’art mais cela a amené aussi beaucoup de violence. C’était très bizarre pour nous. Pendant la pandémie, tous les lieux de respiration étaient fermés et tous les endroits comme le Beursschouwburg par exemple, qui n’est pas considéré comme étant « un lieu pour respirer » mais comme un centre d’art, ont donné leur clé à différentes organisations qui étaient auparavant des lieux de répit. 

 

DISCUSSION

 

Tania Nasielski : J’ai trouvé très intéressante la relation qui s’est établie presque malgré nous entre la question du territoire et celle de l’utopie dans un territoire qui n’est pas prédisposé ou pré-attribué à quelque chose. Intéressante aussi la question des plantes invasives et tout le parallèle qu’elle permet avec l’idée d’invité·es désiré·es ou non désiré·es – je pense à L’hypothèse d’une porte, dans lequel il y a eu cette inversion de la relation hôte/invité·e et où des invité·es non désiré·es sont devenu·es les hôtes. Les personnes peuvent parler mais pas les plantes. L’artiste Caroline Coolen, qui vit en Flandre, fait un travail sur les chardons, des plantes non désirées, et établit un lien avec les personnes en migration qui sont un peu comme ces plantes. On décide simplement de les éliminer. Sur ce territoire de la friche qui permet l’imaginaire, qui ouvre au rêve et à l’utopie, et par ailleurs sur des territoires comme les centres d’art, généralement très programmés, qu’est-ce qu’un projet comme L’hypothèse d’une porte ou Globe Aroma permet aux participant·es de développer ? Lorsqu’on ressort de L’hypothèse d’une porte, ce changement dont nous avons parlé au début de la rencontre s’opère-t-il? Qu’est-ce qui change dans le discours des participant·es entre le début et la fin du projet ? L’ouverture d’une porte qui leur permet d’habiter un lieu a-t-elle aussi changé leur manière d’habiter la ville ? 

Effi : Juste une chose sur le lien entre plantes invasives et personnes migrantes : l’imaginaire populaire a déjà établi ce parallèle bien avant nous. Il y a une plante qui s’appelle Tradescantia zebrina mais qu’on appelle aussi misère ou encore « juif errant ». Elle pousse très vite et sur tout type de terrain, et il est difficile de s’en débarrasser. « Juif errant » est une dénomination populaire, et ce n’est pas le même terme en français. Mais c’est ainsi qu’on l’appelle en anglais, en hébreu et dans plusieurs autres langues. 

D’un côté nous avons reçu la clé, mais de l’autre côté ce lieu reste une institution avec un gardien, des horaires. Cela ne nous a pas permis de nous sentir complètement libres.

Amir : Sur la question des participant·es, sans parler en leur nom, pendant l’émission de radio que nous avons faite ensemble, je suis certain qu’un processus a été créé. L’un d’eux a dit à Effi que pour lui, même le fait de devoir construire ses questions et parler à la radio a amélioré son français. J’ai vu des participant·es qui, après un certain temps, ont commencé à prendre des initiatives. Quelqu’un a invité son psychologue à venir faire une interview avec lui. Ça a été pour moi un exemple très explicite de la manière dont les rôles peuvent s’inverser : réfléchir et trouver le courage d’inviter son psychologue, puis de se mettre devant lui, dans un cocon isolé du monde, et lui poser des questions. Le dispositif de la radio a permis à cette inversion des rôles de prendre forme.
Quant à habiter le lieu : dans le projet et spécifiquement dans ce qui s’est passé à l’espace Lab de La CENTRALE, nous avons été confronté·es à une situation hybride : d’un côté nous avons reçu la clé, mais de l’autre côté ce lieu reste une institution avec un gardien, des horaires. Cela ne nous a pas permis de nous sentir complètement libres. Par exemple, nous ne disposions que d’une seule clé pour accéder à l’espace. L’idéal aurait été de pouvoir ouvrir et sortir des interfaces d’organisation pour permettre justement ce genre de développement et d’investissement de l’espace. 

Effi : Oui, étant donné que la galerie était ouverte au public, même si nous étions en train de travailler, le gardien était présent. Il y avait des heures de fermeture en dehors desquelles nous ne pouvions pas rester. Elles ont été étendues pour nous mais ce n’était pas sans limites. 

An Vandermeulen : À Globe Aroma nous avons aussi des limites, comme au Beursschouwburg où les limites sont encore plus strictes ou à l’Allee du Kaai, etc. Mais il faut dire que c’est toujours bizarre d’être la personne qui construit ces limites. Certaines peuvent être très violentes pour les gens. Pourtant je ne connais pas de situations illimitées. 

Effi : Cela fait bien sûr partie des projets, ce n’est pas une critique, juste un constat que cette inversion des rôles et cette réappropriation restent de l’ordre de la fiction. Il existe un cadre dans lequel on joue ce jeu, et qui amène des choses réelles et concrètes, mais qui reste un jeu. 

Baobab van de Teranga : Il n’y a pas de gardien·ne à l’Allée du Kaai mais nous n’avons pas le statut de « centre d’art ». Si vous allez dans des espaces d’art institutionnels et que vous voyez des personnes chargées de la sécurité, vous verrez aussi que ce sont des personnes non-blanches – dont la présence aurait d’ailleurs été pertinente à cette discussion. Je vous conseille un livre fascinant qui s’appelle Debout-payé. L’auteur, Gauz, a vécu très longtemps en tant que sans-papiers en France, et a fini par obtenir ses papiers et travailler comme vigile. Il a écrit les chroniques de ce qui se passe dans la tête d’un agent de sécurité, qui souvent doit contrôler les sacs des jeunes filles des banlieues qui volent du vernis. Lorsqu’on travaille certains passages avec des agents de sécurité, ça crée des bouleversements parce qu’ils comprennent leur propre instrumentalisation et la façon dont on reproduit encore la question du corps noir comme corps viril, comme rempart à la violence. 

Nos imaginaires nous portent plus ou moins loin en fonction d’une réalité et de ce que nous considérons comme possible. Certains individus ont une force et un imaginaire incroyables en dépit de leur réalité.

Vincent Cartuyvels : Baobab, vous avez dit avoir travaillé aussi à Sarajevo, une ville blessée par la guerre. Vous avez vu des personnes et des collectivités qui avaient perdu tout imaginaire. Vous avez dit aussi que les hommes étaient davantage perdus que les femmes. Pouvez-vous nous parler de votre travail là-bas, le processus – avec ou sans cadre ? – pour retisser des imaginaires ? 

Baobab van de Teranga : Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, dans les Balkans au bord de la Méditerranée, fait partie de ce que l’on appelle l’ex-Yougoslavie, territoire qui a été déchiré, démantelé, écrasé avec l’Albanie et l’actuel Kosovo. Avec l’association Toestand, on organise chaque année un projet international depuis Bruxelles avec des jeunes. On s’autogère pour récolter de l’argent et du matériel, et on essaie d’avoir des correspondant·es qui s’organisent aussi. C’est comme ça qu’on est parti·es au Kosovo et en Albanie. On a travaillé pendant dix jours, on a réhabilité un bâtiment à 100 % et quand on est parti·es il y avait un centre social et culturel, ainsi qu’une structure formelle pour les organisations ou ONG qui existent pour la jeunesse locale.
À
Sarajevo j’ai beaucoup pleuré. C’est une ville qui porte encore les cicatrices de la guerre dans l’architecture. Il y a des impacts de grenades et des traces de la guerre partout. Ça produit quelque chose de compliqué, qui fait que la jeunesse de Sarajevo, avec qui on était en contact étroit, semble désensibilisée. Ces jeunes ne remarquent même plus les impacts de grenades dans les villes, ils et elles « vivent avec ». Mais la créativité est interrompue.
Nous avons construit le premier skatepark de la ville de Sarajevo, et nous avons occupé un bâtiment de l’université, situé à 300 mètres du Parlement national et de l’Ambassade américaine, donc dans un quartier assez intéressant. Ce bâtiment était en friche depuis vingt-cinq ans et personne n’avait eu l’idée de l’occuper. C’était un terrain de jeu pour les graffeur·ses depuis tout ce temps. Les jeunes de Sarajevo ne voulaient pas l’occuper, pensant que ce n’était pas une option. On leur a demandé ce que ça pouvait bien couter d’y aller, soulignant qu’il n’y avait même pas de porte dans ce bâtiment, qu’on pouvait juste y aller, passer le balai, faire deux, trois dessins sur les murs et organiser une réunion. C’est ce que nous avons fait, ça a marché, et aujourd’hui le bâtiment est accessible pendant minimum un an pour la jeunesse locale. 

Effi : Le lien entre imaginaire et espoir est évident. Il y a bien sûr des gens qui perdent l’imaginaire quand ils perdent l’espoir, les deux vont de pair. Nos imaginaires nous portent plus ou moins loin en fonction d’une réalité et de ce que nous considérons comme possible. Certains individus ont une force et un imaginaire incroyables en dépit de leur réalité. Je prends un exemple simple : j’habite Bruxelles depuis seize ans et je roule à vélo tous les jours. On ne m’a jamais arrêtée pour me demander de prouver que le vélo m’appartient, alors que mes jeunes ami·es noir·es, qui sont là depuis deux ans, se sont fait arrêter déjà dix fois et doivent le faire. Nos imaginaires seront donc forcément très différents. 

En Belgique ou en Europe, il existe aussi un processus de désillusion qui peut être très dur, et qui ne donne plus la possibilité d’imaginer quelque chose ou de recréer un imaginaire par rapport au passé. 

Amir : L’imaginaire a aussi pour résultat des illusions et des désillusions. C’est le cas pour les personnes qui se retrouvent ici. En Belgique ou en Europe, il existe aussi un processus de désillusion qui peut être très dur, et qui ne donne plus la possibilité d’imaginer quelque chose ou de recréer un imaginaire par rapport au passé. 

Sébastien Marandon : On approche de la fin de cette rencontre. Je propose de laisser à chacun et chacune la parole pour un mot de la fin. Allan ? 

Allan Wei : C’est toujours difficile de parler à la place des autres, et évidemment, quand on parle d’espèces non humaines, on se retrouve vite dans cette situation-là. Il y a des philosophes, comme Bruno Latour, qui parlent d’un « Parlement des choses », mais finalement la médiation est vite assurée par des experts et expertes, qui le sont en biologie mais rarement en relations sociales et en rapports de pouvoirs. Il y a effectivement toute une sémiotique non-verbale : toutes ces espèces produisent des signes, et ces signes s’adressent à quelqu’un. Encore faut-il qu’il existe des espaces d’agentivité où cette interaction peut avoir lieu, que ce soit en faisant, en cuisinant, en cultivant, en fécondant, en accompagnant, en prenant en image, etc.
En termes d’imaginaires, nous avons été bien servi·es ces deux dernières années, et je crois que les imaginaires négatifs sont assez puissants. J’attends le Sars-CoV 3 qui sera porté par l’avifaune… Dans les deux friches dont j’ai parlé, il existe près d’une centaine d’espèces d’oiseaux, dont plus d’une vingtaine migratrices pour chacune. Elles sont désignées comme portant les zoonoses, or celles-ci se développent dans le cadre des élevages industriels, là où se produit une accélération des mutations. Quand elles vont surgir, que le Sars-CoV 3 va arriver, ces espèces d’oiseaux seront rapidement pointées du doigt, et nous assisterons à la même paranoïa sur la personne non-vaccinée aujourd’hui que sur l’hirondelle qui passe et porte peut-être la prochaine zoonose. À un moment donné, des limites sont nécessaires, il est nécessaire de mettre en place des espaces réservés. Mais cela ne va probablement pas se produire. 

En termes d’imaginaires, nous avons été bien servi·es ces deux dernières années, et je crois que les imaginaires négatifs sont assez puissants.

Baobab van de Teranga : On ne devrait pas trop discuter, à trop parler on répète les mêmes choses, on perd la voix. Il faut surtout faire, quelle que soit la pratique artistique, la pratique culturelle, il faut faire. C’est dans l’action qu’on peut discuter et développer des espaces de parole, mais on ne peut pas uniquement parler pour parler car sinon même l’imagination devient stérile. 

An Vandermeulen : Quand on va quelque part il faut construire des relations et créer des connexions avec des gens. C’est un point de départ pour établir une sorte de cartographie subjective. Un bon conseil que je souhaite donner : essayez de créer des relations durables et seulement après, organisons des débats, et éventuellement des théories et des concepts. Tout commence avec la relation entre les êtres humains. 

Amir : On a parlé de relations qui se passent dans la durée. On a aussi parlé d’espace. Venant du monde de la vidéo qui exige toujours de l’espace et du temps, quand on parle d’imagination on est très proche de la question de la narration. Il y a quelque chose qui se développe et la possibilité de créer une narration ou polynarration d’une ville est très importante. 

 

 

3

L’exploration urbaine ou urbex (abrégé de l’anglais urban exploration) désigne le fait de recueillir des données sur des zones publiques délaissées du paysage urbain en vue d’y accéder et de les utiliser. 

4

Une version augmentée des prises de parole d’Allan Wei est disponible ici.

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