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Dossier

Je veux une histoire

Baptiste De Reymaeker
Membre de l’AG de Culture & Démocratie

21-04-2020

D’un côté, Walter Benjamin, qui écrit que « l’art de raconter est en voie de se perdre »n. De l’autre, Christian Salmon qui, dans un essai sur le storytellingn, affirme que des histoires on en entend partout, tout le temps – dans la publicité, la politique… Imprégné de ces lectures, Baptiste De Reymaeker a écouté les interventions de Bernadette Bricout, Boubacar Ndiaye, Regina Machado et La Churla lors du colloque anniversaire de la Fédération de Conteurs Professionnels de Belgique. Il propose ici un croisement de ces réflexions et analyse les interrogations qu’elles lui ont laissées.

Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur.

Alexis de Tocqueville

Dis-moi comment tu racontes
je te dirai à la construction de quoi tu participes.

Isabelle Stengers

 

La Fédération de Conteurs Professionnels fêtait récemment ses 15 ans d’existence. En plus d’avoir proposé une programmation de spectacles spécifiquement conçus pour l’occasion, elle a organisé une journée de réflexion. Poète·sses, griot·tes, psychanalystes, chaman·es, chercheur·ses étaient invité·es à venir raconter leurs pratiques face à un nombre important de conteurs et conteuses.

Je ne suis pas conteur. J’ai néanmoins assisté à la rencontre. J’y allais précisément afin de rédiger cet article. De ce que j’ai entendu, j’ai retenu que le conte est un art qui se réinvente, s’adapte ; qu’il est un art de l’oralité, qu’il accompagne la vie et l’Histoire : qu’il les couple. J’ai appris qu’il était pratiqué, cet art, dans toutes les cultures et depuis, sans doute, que les humains parlent. J’ai écouté les paroles sur nos ancêtres, sur cette transmission que le conte établit entre le vivant et la mort, entre le vivant et le vivant, entre les humains et leurs semblables.

Sylvie Loiseau, dans les Pouvoirs du conte, résume tout ceci parfaitement : « Dans les plis des grands contes sont demeurées, comme enchâssées, des informations relatives aux racines fondamentales de l’humanité. Les contes sont initiation, et incitation, totales, à l’humain. Par la mise en scène qu’ils en proposent, ils démontrent qu’il existe mille scénarii possibles de l’humain, des rapports à soi et aux autres, de la gestion des sentiments et des émotions, des conduites et des mises en actes. C’est à une compréhension large qu’ils invitent et initient : connaissance et compréhension d’autres groupes humains, à travers les contes du monde entier (contes arabes, d’Afrique noire, contes de derviches…), d’autres organisations sociales (tribus, royaumes, empires…) et d’autres savoir-faire humains (celui des artisans – orfèvres, tailleurs, brodeuses, fileuses –, celui des paysans, des bûcherons mais aussi des décideurs, rois et popes…), ouverture à des savoirs (connaissance des règnes – végétal, animal, humain – et de leurs relations, des grands équilibres écologiques, des cycles du vivant, de la naissance à la mort… et à la renaissance sous une autre forme…). »

J’ai toutefois été déçu. Déçu de la réponse qu’on me fit à la question qui me taraudait et qui me taraudait d’autant plus que l’expérience de ma présence à cette rencontre – Qu’est-ce que je fais là ? Est-ce qu’on me parle ? – venait la matérialiser. Ce n’était plus une question théorique, qu’on se pose parce qu’un penseur connu – en l’occurrence Walter Benjamin – se l’est posée, et que ça, je le sais parce qu’un autre penseur un peu moins connu – en l’occurrence Christian Ruby – me l’a dit. Je vivais cette question dans ma chair, en quelque sorte.

Assis sur ma chaise, j’ai fait l’expérience d’une fracture. En moi et vis-à-vis de tout ce monde qui m’entourait. Une fracture en quelque sorte entre deux humanités. Une humanité humaniste universaliste, optimiste (ou est-ce de la nostalgie d’optimisme ?). Une humanité des récits structurant, des symboles. Une humanité des racines et des transcendances. Une humanité à l’écoute de l’aura des choses. Une humanité lyrique (ou est-ce de la nostalgie du lyrisme ?). Une humanité réconciliée, ou qui du moins rêve de réconciliation. Une humanité un peu mystique – une humanité humaniste, donc, face à une humanité déchue – cassée en mille morceaux épars. Une humanité seule, bringuebalée. Une humanité triste. Sans accroches. Une humanité pressée : l’humanité, en somme, d’un jeune homme blanc occidental et citadin, perdu, assis au milieu de conteuses et conteurs qui, il en a la grossière impression, sont tou·tes des représentant·es de cette humanité humaniste qu’il ne parvenait plus à éprouver en lui.

J’avais lu quelques jours plus tôt, afin d’arriver informé à cette journée de réflexion, et parce qu’on me l’avait conseillé, ce que le philosophe allemand Walter Benjamin avait écrit au sujet de l’art de raconter. Dans son texte « Expérience et pauvreté », j’ai pu lire ceci :

« Dans nos anthologies se trouvait la fable du vieil homme qui, sur son lit de mort, fait croire à ses fils qu’un trésor est caché dans son vignoble. Ils n’avaient qu’à creuser. Ils creusèrent, mais aucune trace de trésor. Cependant, comme l’automne arrive, le vignoble donne une récolte qui n’a pas sa pareille dans le pays entier. Ils s’aperçoivent alors que leur père leur a transmis une expérience : ce n ’est pas dans l’or que réside le bonheur, mais dans l’ardeur au travail. Tant que nous continuions de grandir, d’un ton calme ou menaçant on nous a opposé de telles expériences : « Le blanc-bec, il veut déjà avoir son mot à dire. » « Tu en feras bien l’expérience un jour. » En plus, on savait exactement ce qu’était l’expérience : toujours les gens plus âgés l’avaient transmise aux gens plus jeunes. Brièvement, avec l’autorité de l’âge, sous forme de proverbes ; d’une manière prolixe, la parole facile, sous forme d’histoires ; parfois sous forme de récits de pays étrangers, qu’on faisait près de la cheminée, devant fils et petits-enfants. – Où est donc passé tout cela ? Qui tombe encore aujourd’hui sur des gens capables de raconter quelque chose avec honnêteté ? Existe-t-il encore aujourd’hui un endroit où nous viennent de mourants des paroles si stables, qui passent comme un anneau de génération en génération ! Un proverbe vole-t-il encore aujourd’hui au secours de quelqu’un ? De même, qui tentera seulement d’en finir avec la jeunesse en renvoyant à son expérience ? »

Je voulais savoir ce que toutes et tous, conteurs et conteuses, pensaient de cela. Pour Benjamin, l’art de raconter est en voie de se perdre, car « l’expérience devient de moins en moins communicable ». Et qu’est-ce que l’art de raconter si ce n’est pas celui de transmettre une expérience, c’est-à-dire de conseiller : « Conseiller, c’est moins répondre à une question que présenter une suggestion concernant la suite d’une histoire. »

Nous ne sommes plus capables ni de raconter des histoires, ni de les entendre, ni d’en échanger car nous ne sommes plus capables de vivre des expériences (de témoigner) des évènements, de percevoir dans une situation, quelle qu’elle soit, ses conditions de possibilités). Nous ne sommes plus capables de les transmettre, de les raconter pour qu’en ressortent des éléments de vérité… (Ce pessimisme c’est aussi celui du cinéaste Pasolini lorsqu’il constate la disparition des lucioles, manière poétique de dire que la poésie n’est plus possible, que la résistance au cours des choses est un échec.)

À la place de l’art de raconter, il y a d’abord eu le roman, puis l’information/le journalisme, puis la publicité, puis le storytelling. Mais le storytelling, n’est-ce pas justement le retour en force de l’art de raconter des histoires ? Pour Christian Salmon, « c’est une forme de discours qui s’impose à tous les acteur·rices de la société et transcende les lignes de partage politique, culturelles ou professionnelles, accréditant ce que les chercheur·ses en sciences sociales ont appelé le narrative turn et qu’on a comparé depuis à l’entrée dans un nouvel âge, l’âge narratif ».

Benjamin se serait donc trompé. L’industrie publicitaire nous raconte des histoires ; les hommes et les femmes politiques nous racontent des histoires ; les pasteurs, les curés, les imams, les rabbins nous racontent des histoires, les états-majors militaires nous racontent des histoires, les managers racontent des histoires à leurs employé·es et leur demandent de raconter leur histoire ; les réseaux sociaux permettent à chacun de se raconter : de publier leurs stories

Oui, mais non. Non car la fonction des histoires racontées n’est, aujourd’hui, ici en Occident, plus la même. On suit toujours Salmon qui écrit : « La fonction des récits a toujours été d’explorer les conditions d’une expérience possible […]. Les nouveaux récits que nous propose le storytelling à l’évidence n’explorent pas les conditions d’une expérience sensible, mais les modalités de son assujettissement. […] Sous l’immense accumulation de récits que produisent les sociétés modernes, se fait jour un nouvel ordre narratif qui préside au formatage des désirs. »

Pfff. Comment échapper à cette domination ? Comment faire renaitre, étouffée sous l’accumulation des récits, une forme de narration à nouveau libératrice, performative, génératrice de savoirs sur soi, les autres, le monde : une forme qui s’adresse, une forme qui conseille, une forme qui subvertit le quotidien ? Faut-il « se réapproprier l’art de conter nos histoires » ? Ou faut-il renoncer à cet espoir de résurrection ? Benjamin, pessimiste, considère cette disparition non comme un phénomène de décadence mais comme le résultat d’une évolution « qui, au cours des siècles et de façon progressive, a éliminé le récit du domaine de la parole vivante ». Toutefois, fidèle à sa proposition d’organiser le pessimisme, il remarque qu’alors que l’art de raconter se perd, une beauté nouvelle se rend sensible…
C’était toutes ces considérations, peu structurées, qui constituaient l’arrière-fond de ma question. Je ne pouvais pas développer. J’ai juste demandé un commentaire sur l’affirmation de Benjamin que l’art de raconter est en voie de se perdre. On m’a répondu que non, cet art de raconter, cet art de transmettre n’a pas disparu puisque devant moi se trouvaient des conteur·ses…

Je voudrais bien, moi, retrouver au contact d’un conte cette connexion avec les ancêtres, avec ma communauté, avec la Nature ou mon moi profond. Mais je n’y parviens pas. Ça ne va pas avec mon monde, avec la manière dont le temps file, avec l’espace tel qu’on le compartimente. Les connexions sont bouchées, les canaux fissurés… Les images ne sont que des images.

Et je voudrais savoir si, à propos de cette fracture entre cette humanité humaniste – qui semble encore capable d’entendre et percevoir la dimension presque magique, intemporelle, universelle d’un conte –, et cette humanité déchue, à propos de cette fracture – et l’écart qu’elle fait apparaitre est peut-être cette beauté nouvelle rendue sensible par la disparition de l’art de raconter –, je voudrais savoir si, à propos de cette fracture, il est possible de me raconter une histoire…

1

Walter Benjamin, Rastelli raconte… et autres récits, Points / Seuil, 1987, p. 145.

2

Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, LA Découverte, 2007.

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