Les organisateurs de la 6e édition du Festival Musiq3 (radio de la RTBF), qui se tenait à Bruxelles en juillet 2016, ont lancé un projet intitulé « Musiques d’exil ». Il vise à soutenir des musiciens réfugiés dans la pratique professionnelle de leur art. Dans ce cadre, l’acteur belge Abdelmalek Kadi a crée le spectacle Le Jardin des roses, avec le musicien syrien Khaled Alhafez, membre de l’ensemble Wadj, un quintet de musiciens syriens en exil.
Propos recueillis par Bernadette Heinrich
Vous venez de créer Le Jardin des roses, d’après le texte du grand poète persan Saadi, et vous avez fait appel à un musicien et chanteur syrien, exilé en Belgique, Khaled Alhafez. Quel sens donnez-vous à cette démarche?
Abdelmalek Kadi : D’origine marocaine, je suis arrivé en Belgique à l’âge de 5 ans. J’ai décidé d’y vivre et j’ai donc opté pour la nationalité belge. Avant d’être Belge, je n’avais pas le droit de voter, je trouvais ça profondément injuste de payer mes impôts en Belgique et de n’avoir rien à dire sur la gestion de ce pays. Maintenant, je vote mais je ne sais pas si ça change grand-chose.
Je suis comédien, metteur en scène, spécialisé dans l’enseignement de la voix. La proposition de collaborer avec Khaled Alhafez, membre du Wajd Ensemble, est venue de Benoît Debuyst, directeur du Festival Musiq3. Il avait fait le triste constat que, parmi les réfugiés, des musiciens étaient non seulement meurtris par l’exil mais aussi désespérés d’être coupés de leur instrument et de la possibilité de continuer à pratiquer leur art. Il a donc cherché des soutiens pour trouver des circuits professionnels. Il les a mis en contact avec des artistes d’ici qui pouvaient leur donner une place dans leur création.
J’étais en phase de création du spectacle Le Jardin des roses. Pour moi, cela a été une évidence. D’abord d’un point de vue artistique: je suis allé écouter un concert du groupe et j’ai senti très vite que cela était un choix juste. Khaled chante et joue du daf, un instrument traditionnel, avec un immense talent. Sa musique transpire Saadi. Les sons, les rythmiques apportent sur le plateau quelque chose de très fort, d’antique, proche de la tragédie. Cette voix soutenue par la percussion apporte une forme de magie au texte.
Ce choix se situe donc loin de l’œuvre de charité ou d’une solidarité « obligée ». Son apport est d’une grande richesse pour le spectacle et la qualité de sa musique creuse encore un peu plus profondément le sillon de la parole poétique. Cela dit, notre rencontre – Khaled Alhafed, musicien syrien en exil et moi-même, Abdelmalek Kadi, comédien, issu de l’immigration – suscite un questionnement. C’est d’emblée un geste politique fort.
Pourquoi le choix de Saadi et du Jardin des roses ?
C’est ici avant tout un choix artistique, le « choix de la poésie ». Pour moi, il est essentiel. Saadi est un grand poète persan qui a vécu à Bagdad au XIIIe siècle. Dans le contexte difficile que nous vivons aujourd’hui, le constat le plus désolant est que la parole se vide, elle n’a plus aucun poids, les discours sont creux. Chez Saadi, le contraste est frappant, ça saute aux yeux : la parole est forte, elle est subversive, elle agit directement, elle fait l’effet d’un coup de poing dans la figure, elle oblige à réagir, à réfléchir, à s’extraire de sa torpeur, à imaginer, à rire, à s’indigner, à critiquer, à ne rien gober, à vivre enfin. C’est une douche froide, elle réveille. Elle nous oblige à être actif, à participer de tout son être à ce qui se dit, à l’écouter, à le peser et le soupeser, et non à y adhérer aveuglément.
Saadi ne parle pas par le biais de grandes théories. Non, simplement des petites histoires, très naïves, accessibles, presque enfantines, qui nous font rire, nous déconcertent. Ces histoires contiennent de manière immédiate une grande théâtralité, ce qui ne pouvait échapper à un homme de théâtre.
Chose très importante pour moi, cette parole a une valeur poétique, en ce sens qu’elle permet l’expérience d’une réalité plus profonde et plus subtile qu’au quotidien. Elle nous pousse dans nos derniers retranchements et nous oblige à regarder au-delà des apparences.
Un voleur visite la maison d’un sage, mais n’y trouve rien.
Le sage est pris de désespoir en le voyant ainsi s’en aller
les mains vides.
Il jette alors au voleur la couverture dans laquelle il dormait
pour qu’il ne reparte pas bredouille.
Sache que les sages ne contrarient pas le cœur même de
leurs ennemis,
Ô toi, qui ne parvient même pas à aimer tes amis.
Partout dans le monde, on apprend aux enfants qu’il faut se protéger des voleurs, protéger sa propriété, au besoin en utilisant des armes. C’est la morale qui domine et qui suinte des séries télévisées. Elles exaltent les sentiments les plus bas chez l’être humain. Au fond, elles distillent la haine et le fiel. Saadi prend le contre-pied de cette morale. Chez lui, c’est le voleur qu’on plaint, il est presque la victime. En renversant la situation, Saadi crée un effet comique. Pourtant au plus fort du burlesque, il installe de la gravité en nous rappelant qu’il est facile d’aimer ses amis, mais qu’aimer ses ennemis, c’est autre chose. Saadi s’adresse à l’être humain dans ce qu’il a de plus noble, dans ce qui l’élève. Il en a une haute opinion. Comme d’autres grands poètes d’ailleurs : je pense à Rimbaud, Baudelaire, Shakespeare… Ils poussent le plus loin possible l’idée qu’on se fait de l’humain. Ils sortent ainsi de l’ordre établi. L’humain, c’est tellement plus beau que ce que vous nous proposez ! Il y a là inévitablement une subversion qui leur a valu à tous quantité de procès et de disgrâces. Les « grands » poètes ont ce regard aiguisé qui fait que, en une phrase, ils expriment toutes les nuances et toutes les dimensions de la vie. Ils sont prêts à tout sacrifier dans cette recherche d’une possible quintessence de l’humain.
Khaled, moi, vous et nous tous avons plus que jamais besoin de nous abreuver à cette source-là.
Il me plaît que cette pensée lumineuse, résolument humaniste ait été véhiculée dans une partie du monde dont il ne nous vient aujourd’hui que des images de violence, de destruction et de désolation, nous faisant oublier que dans ce tableau sombre, il y a peut-être une lueur d’humanité que nous devons aider à maintenir vivante.
Tammam Al-Ramadan, vous avez créé le Wadj Ensemble avec quatre autres musiciens en exil dont Khaled Alhafez, partenaire d’Abdelmalek Kadi dans Le Jardin des roses. Vous êtes maintenant le porte-parole du groupe. Parlez-moi un peu de vous.
Tammam Al-Ramadan : En 2010, à Alep, j’ai rencontré le chanteur syrien Khaled Alhafez. C’était mon voisin. Il connaissait très bien la musique traditionnelle de la ville d’Alep, une musique soufie, essentiellement orale, très originale et réputée dans le monde entier. C’est là qu’est née l’envie de créer un groupe musical essentiellement basé sur la connaissance et la transmission de ce répertoire classique, traditionnel.
La Syrie, et particulièrement Alep, est un haut lieu de tradition musicale au Moyen-Orient. Au Xe siècle, Alep devient la capitale de l’émir Saîf al-Dawla, mécène qui recueille le plus illustre savant musicologue de l’Islam médiéval, Fârâbî (auteur du fondamental Kitâb al-mûsîqî al-kabîr – « Grand Livre de la musique »). Au XVIIIe siècle, Alep et Damas étaient des points de passage du commerce vers l’Iran et l’Inde, et des grands centres administratifs. La musique, très présente, est traversée par de multiples influences profane et religieuses: rites syriaques, byzantins, turcs, arabes, soufis… Le répertoire est extrêmement riche. La musique syriaque est fondée sur une multitude de modes encore peu connus en Occident. Le chant, lui, est caractérisé par d’incroyables vocalises improvisées, une forme unique, qui s’est transmise oralement depuis le IVe siècle.
Il me plaît que cette pensée lumineuse, résolument humaniste ait été véhiculée dans une partie du monde dont il ne nous vient aujourd’hui que des images de violence, de destruction et de désolation.
À Alep, dans chaque famille, il y a au moins un musicien. Les concerts et les lieux de formation sont nombreux, et la ville est connue pour son redoutable public de mélomanes. L’héritage du passé est très vivant – je devrais dire était très vivant, car la guerre a tout arrêté.
Et le Wajd Ensemble?
J’ai donc baigné dans cet environnement musical. Mon père était musicien. Je joue du ney (flûte) comme lui. En 2010, j’ai terminé mes études musicales à l’Institut arabe oriental d’Alep et j’y ai été engagé comme professeur musicien. C’est cette année-là qu’on a commencé à travailler à quatre. Juste des répétitions, beaucoup de répétitions. En 2012, on a eu la chance d’être engagés à l’opéra de Damas et nous y sommes allés en tant que groupe. Wajd était né.
Wajd, c’est un nom symbole de notre musique inspirée du soufisme. Il faut savoir que pour les Soufis, la musique est essentielle. Elle exalte, elle accompagne toujours les poèmes, les prières ou les danses. Mais les instruments ont été maintes fois interdits, remis en cause par les courants fondamentalistes de l’Islam. C’est ce qui explique le caractère profondément oral de cette tradition, qui se jouait dans les mosquées, sans instrument. Le vendredi après-midi, encore aujourd’hui, enfin… avant la guerre, il y avait à Alep une mosquée où les chanteurs venaient après la prière juste pour chanter, et cela depuis 400 ans! Ils interprétaient de très grands morceaux de musique, sans instruments mais aussi sans partitions.
Donc wajd, cela veut dire simplement : « Ton absence me manque. » Je me sens wajd, cette personne me manque. Notre musique orale est très organique. C’est une suite de sensations dans l’instant. Si je me sens triste, le morceau que je joue transpirera ce sentiment. Ce nom, Wajd, fait étrangement écho à ce que je vis aujourd’hui. La Syrie me manque, les amis, mon père…
Et l’exil ?
À peine notre groupe constitué, la guerre a commencé. On avait des concerts à l’étranger et mes amis, comme beaucoup d’artistes, sont restés en Europe. Cela devenait de plus en plus dangereux. Toute l’activité musicale s’est arrêtée, la mosquée a été fermée. Les bombes, les avions… la ville s’est vidée. En 2013, je suis parti puis revenu. Mais en 2014, j’ai eu un visa pour un concert à Madrid, et j’ai décidé de quitter la Syrie. On avait joué à Calais. Les amis ont trouvé refuge en Belgique. Je suis allé les rejoindre. Je suis resté quatre mois dans un centre d’accueil en Wallonie et j’ai obtenu non pas le statut de réfugié mais une « Protection subsidiaire ».
Tous les quatre, et puis avec un cinquième, on a décidé de recommencer la musique ici en Belgique, avec le Wajd Ensemble : Khaled Alhafez, (chant), Tarik AlSayed Yahya (oud), Tammam Al-Ramadan (ney), Youssif Nassif (qanûn), Fawaz Baker (basse). Notre travail est resté le même – travailler la musique classique, traditionnelle – mais nous avons décidé de nous donner un objectif en plus.
Avec nos moyens de musiciens, nous voulions faire quelque chose pour sauver notre ville. Nous avons eu l’idée d’enregistrer un CD qui rassemblerait des morceaux de cette musique unique née à Alep, de sa tradition. J’ai eu la chance de rencontrer Benoît Debuyst, qui venait de lancer Musiques d’exil : il a cherché des financements et un lieu d’enregistrement – un grand soutien. On a mis 14 morceaux dans ce CD, mais on en a 400 ! Si on trouve des partenaires, peut-être qu’il y en aura d’autres.
La musique, c’est une langue internationale. Les gens d’ici aiment notre musique, ils viennent à nos concerts. Avant la guerre, chacun des musiciens du groupe avait déjà eu l’occasion de venir en Europe. Les échanges sont nombreux. À Alep, nous invitions régulièrement des musiciens de jazz français. J’aime cette musique très proche aussi de l’impro. Maintenant, en Belgique, des liens se sont créés avec différents artistes de toutes origines culturelles.
Nous jouons bien sûr pour gagner notre vie. J’ai 24 ans, je vais bientôt être papa : pas facile, le logement, la guerre, l’exil… Mais je ne veux pas parler de cela, car cela nous éloigne de notre projet. Aujourd’hui, notre but c’est de jouer pour que notre musique, notre ville, notre pays ne meurent pas.
http://kadiabdelmalek.weebly.com
Wadj Ensemble, Musiques d’Alep, Outthere Records, 2016