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Vents d’ici vents d’ailleurs

Juste un mot

Nicolas Roméas
Directeur de l’Insatiable (héritier de Cassandre/Horschamp)

01-01-2018

Le monde ce géant titube et manque de s’écrouler.
D’un trou en son centre coule un babil insupportable, surfait, très émouvant parfois, qu’on appelle art, charriant par tonnes les sédiments agglutinés d’anciennes questions informulées, de savoirs oubliés. Mots imprononcés devenus inaudibles, poussière, suffocation, soif, de grands pans de réalité se fissurent, des blocs tombent, fracas, de lourdes masses de savoir nous frôlent dangereusement, s’effondrent, s’amoncellent, braises, lambeaux de charpentes affaiblies brusquement détachées de peuples arrachés à leur imaginaire. Des cris qu’on capte mal où se mêlent l’urgence et la rage de séduire. Et cela tiendrait en un mot. Tout ce sang, ces blessures, cette perte et l’agonie d’un monde et l’inespérée renaissance aux limites du possible, ça tiendrait en un mot. Ce seul mot.

Ce mot trop grand, ce mot sans fin sans fond qui flotte sans but et sans boussole dans l’eau trouble de désirs inassouvis et obstinés, ce mot qu’on n’attrape ni par la queue ni par la tête, ce mot qui fend silencieusement la nuit des temps par-dessus les toits, les ateliers, les mansardes, les théâtres, ce mot dont on voudrait ne pas perdre la trace, qui veut toujours trop en dire et n’en dit jamais assez, ce mot qui ne veut rien dire en dehors de l’acte, mais qu’un rien porte à ébullition, qui déborde sans cesse, dont on cherche en vain à capter l’essence, qui vient lentement à nous dans cette musique subtile, sacrée, qu’on peut entendre au loin, très loin, derrière les bavardages, tous les bavardages, ce mot nous happe, nous perd, nous étourdit, et impose le silence, un désert. Puis la poussière retombe dans le soleil et ce sont ces instants où l’on pense que ça y est, c’est fini, et où l’on sent que ça recommencera. La paix est brève. Cependant, on s’entretuerait pour ce mot. Et même dans cet instant d’incertitude prolongée où le chœur sourd des peuples blessés donne l’alerte en un hurlement silencieux de chiens annonçant le séisme, dans cet instant d’avant l’orage, ce tremblement comme une chute profonde filmée au ralenti, quand le train fou perd sa route et que cela ne peut produire une parole mesurée et audible qu’on écoute avec attention, le jeu macabre continue, et ça glisse, ça tombe, ça roule vers l’abîme, la négation de l’humain, soubresauts, cris, râles, secousses, la limite est franchie, les fous marchent mécaniquement à l’envers. Et le train s’arrête en rase campagne dans la nuit. C’est ce que l’on perçoit fugitivement dans la pénombre. Un arrêt, un choc, un recul. C’est notre vie, il y a des témoins.

Et l’art, alors. Voilà ce qu’il devient, ce qu’il advient de ses outils lorsqu’ils sont réduits au spectacle, que la grâce est perdue, qu’on ne sait plus laisser entrebâillée la porte du sacré. Qu’elle se referme violemment sur nous. Le rituel se fige dans la pierre, on n’a plus à le vivre, la pierre, le béton, nous l’imposent. Comme Orphée figé en arrêt sur le seuil, devant la scène, la vitrine, l’écran, planté face au quatrième mur. Et comme Grégoire Samsa, on se transforme en spectateur. Alors, redoutant plus que tout ce qui ferait courir le risque de la relation dans ce qu’elle a d’infiniment bon et dangereux, on laisse fuir le savoir subtil et ineffable du rêveur, et sa voix, s’évanouir sa capacité de réponse. Et l’on ne court plus de risque, et l’on n’a plus aucune chance de toucher à l’inattendu, l’infime déplacement qui pourrait tout changer. Et quand le protocole se fige, le rituel n’a plus besoin de moi. Cette porte qui devait rester entr’ouverte est un mur. La cérémonie se déroule, identique, que je sois là ou non. Les règles ont pris la place de codes subtils, changeants, sujets à d’infinies interprétations.

L’insensibilité gagne insensiblement le corps collectif, se répand peu à peu et détruit doucement la vie. Une atmosphère de bien-être tragiquement mensonger, l’hystérie paniquée des dits puissants gagne et s’installe dans la hâte de l’oubli. On s’use, on fait du surplace sous les yeux de Méduse, comme dans ces jeux vidéo où le sol colle aux pattes. On ne peut plus dire, on ne peut échanger. Certes, rien ne l’interdit, mais rien ne bouge sous le voile, l’air stagne, plus de vent lointain de la mer, la menace s’épaissit, poisseuse, inéluctable. Engourdissement du corps social, paralysie des âmes, l’hystérie gagne, des portes claquent comme des mitraillettes, les corps s’évitent et les regards se fuient. Plus ils parlent de progrès – ils en parlent encore – plus l’air immobile se charge de cette molle terreur et plaque sur les visages ces sourires plastiques qui servent à masquer l’angoisse. La grâce, alors, on n’aura plus de mots pour la dire. Ni place, ni geste, ni regard. Il faut se faire entendre, recourir à un vocabulaire spécieux, donner le change, se référer pour être entendu à ceux dont il est entendu que la parole est entendue. Car il faut paraître savant, d’une science qui dissimule sa déficience derrière de lourds concepts. Trop suspect d’émotion, le savoir du presque rien précieux qui allume en nous la folle certitude d’être vivant est pourchassé sans trêve par la part vulgaire de l’humain qui plombe et tire vers les fonds. Loin de l’inestimable presque rien. L’ouverture vers l’infini du haïku. Deux ou trois mots de Lao Tseu, une blague céleste, rejoignant une source harmonique et précise où tinte le diapason de l’âme.

Parlons d’art si vous voulez, j’entends ce mot, encore, mais ne parlons pas de beauté. Cette imagerie défectueuse pue le make up, la poudre de riz frelatée. Breton la voulait convulsive, nous la désirons éruptive. Jetons ce mot. Il faut ressentir l’arrachement au faux, le retour à la grâce, qui est légère, toujours.
Or l’ineffable se tient là, dans un coin, fantôme falot, joyeux, timide et un peu triste, qui ne sait où aller. Ce dont on a besoin, le souffle, ce qui ne peut vraiment se dire. On le suggère, quand on peut. Ce geste inachevé qui menace à chaque instant de disparaître.

On croit pouvoir, encore, faire un usage habile de ce mot au prestige usé jusqu’à la corde qui s’avance pompeusement vers nous dans ses brumes, avec sa patine surannée et légèrement grotesque. Malgré ce que Duchamp et Dubuffet nous glissèrent furtivement à l’oreille, malgré ce qu’Artaud fit jaillir en déchirant le rideau du sommeil, malgré ce que chacun ressent en secret, on le croit mort, inoffensif.
Pourtant, comme le disait Joseph Delteil, c’est là que court la mémoire des sans-terre que nous fûmes. Tentative de rappel à l’usage des nomades que nous sommes restés, je songe à Pina Bausch. Mémoire encore vivante, esprit sans prêtres ni sacrements. Notre seul bien, dis-tu. L’art, on l’enferme dans un écrin de verbiage et d’argent. On croit possible d’en faire un produit acceptable. Il faudrait qu’il perde le sens, presque oublié, d’une bienveillante et soudaine ouverture aux profondeurs. Ce qu’il redit sans cesse, c’est que nous avons une humanité à construire. Et les barrières, sophistiquées, se dressent contre l’inattendu. La science y pourvoit, la technique. Que reste-t-il, hormis l’inattendu ?
L’autre homme sait cela, d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’ailleurs et notre ailleurs aussi, c’est l’ennemi. Vois la façon dont ils traitent les Tsiganes, même les femmes, leurs enfants étonnés dans les bras. On détruit les nomades pour tuer la mémoire. Et ce qui est traqué c’est l’innocence, Kafka en a parlé. Longtemps ce fut une angoisse diffuse et parfois l’épée de Damoclès fracassa notre crâne.
Non, ne parlons pas d’art. À quoi bon recoller les morceaux friables d’un vocable hors d’usage que Dada fit voler en éclats ? Parlons de ce principe actif apte à produire une réaction, nouvelle à chaque fois. Nous avons connu ça enfant, nous avons travaillé dur à nous en séparer. Chaque mot est un piège mouvant, et la patine, poussière des siècles. C’est encore là, qu’en faire. Nous y étions, le plus infime mouvement de l’air. L’instant où ça bascule, infinitésimal. Loin des masques grimaçants de la beauté, des maquillages, loin des empires. Le souffle témoigne de la vie et la propulse. Un être, une brindille, puissant comme un caterpillar. Ça t’allume comme une ampoule. Chacun peut y aller, ça produit cet effet sur l’être, ça l’allume en dedans, la chaleur gagne, on n’y peut rien. On est des gens sensibles, mon pote, des filaments, on s’allume vite, on pourrait prendre feu, il faut maîtriser, entretenir la flamme, que la chaleur circule. C’est physique, la présence de l’autre, une lampe. De l’huile et une flamme. On en sort autre. C’est ce qu’on dit. Mais si, c’est vrai, ça marche, camarade. Il y a l’amour, la ferveur, et ce qu’on appelle art. Cette jouissance ne vient d’aucun objet, aucun spectacle, elle a lieu entre les corps et les esprits, chargés de l’électricité qui produit la folle étincelle.
Les mots sont des mutants dans un monde chancelant. Beaucoup sont morts, ou invalides. Faut-il parler d’« art » pour décrire ce qui sert à maintenir en vie des qualités humaines qui sans lui ne trouveraient aucun espace pour s’exercer hormis la relation amoureuse et, peut-être, la religion ? Émerveillement, trouble indicible, émotion sans pareille. Faire vivre l’humain inutile dont cette civilisation ne veut pas. Dépossession. Leurs contrefaçons ne peuvent produire un homme, deux guerres l’ont annoncé. Toute trace d’autre, le bel inconnu, en soi-même inconnu, guettée, traquée, détruite. Quand il ne lui reste d’autre place que la folie, ce qui fait l’Homme n’a plus valeur d’usage.

Alors, comme ces pellicules de plastique qu’on a tant de mal à détacher des aliments industriels, le voile se déchire avec peine. Et l’art ne nous intéresse pas. Ce qu’il y a c’est ce qui échappe, la présence. Contre l’homme aux semelles de vent, accumulations d’existences vidées, fourmilières pesantes où il meurt à peine né. Rien ici n’est propice, nul passage pour cet air spécial grâce à quoi l’on respire.
On cherche le chemin, la mèche qui s’enflammera et mettra le moteur en route. Il n’y a pas que le savoir, il y a l’oubli. Là se trouve la puissance. Nous remplaçons l’effet par nos prières, nous psalmodions, nous nous en persuadons pour en faire une réalité à laquelle on veut croire parce que l’on imagine que l’autre y croit et nous aimons cette croyance.

Ce mot, dont Dubuffet prétend qu’en le nommant on le détruit. Ce mot qui emplit brusquement et par intermittence un vide immense, profus, ivre, où flottent des souvenirs de feu, porteur d’infimes traces mystiques dont l’imprécision fait la force. Ce mot qui tourne sans fin comme un fou autour d’un champ de forces étrangement nommé culture, on bricole, on trafique, on creuse, on cherche sous les mots la matière de l’esprit, du souffle. L’outil. On voudrait casser les murs invisibles, mais il est certain qu’une vie n’y suffira pas. Derrière la déferlante des rumeurs mercantiles et de l’information devenue folle, on entend distinctement dans la nuit le sourd martèlement d’interminables cohortes de soldats éteints.

Et par instants, le phare du sens perce le brouillard de la route.
Ce mot aphasique ne sait plus ce qu’il nomme. On croit pouvoir en faire usage dans un temps qui nie l’aventure qu’il propose, ce rêve d’humanité qui tient vivant, ce monde imaginaire aux précieuses contradictions qui à chaque instant menace de se défaire, ce tissu élimé qui nous tisse, lie chaque humain à l’autre à son insu, à l’inconnu, brume d’où jaillissent par flashes ses appels de phares dans la nuit, rappel insistant et crypté de ce que nous sommes. L’invention. On veut nous priver de cette merveille. Le temps martèle qu’il n’est pas à nous, qu’il n’est plus, même par effraction, notre ami. Les rushes de la mémoire attendent leur table de montage.

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