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Dossier

La chanson de Vergara et Benzakin

Entretien avec Angel Vergara et Joël Benzakin
Propos recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie,
avec la collaboration de Marie des Neiges de Lantsheere, stagiaire à Culture & Démocratie

20-04-2017

"Chante maintenant, chante ta chanson,
il n’y a plus que ça à faire."
Samuel Beckett

Du 6 octobre au 10 décembre 2017 aura lieu à Louvain-la-Neuve la neuvième biennale d’art contemporain, produite par le Centre culturel d’Ottignies Louvain-la-Neuve. Cette neuvième édition, confiée à deux commissaires – Angel Vergara (plasticien) et Joël Benzakin (curateur et critique d’art) – s’intitule « Oh les beaux jours – Pour une esthétique des moyens disponibles ». Les œuvres d’une cinquantaine d’artistes, présentées dans l’espace public, questionneront les limites du monde à l’ère de l’anthropocène*, tout en proposant un « retour sur Terre », une réflexion sur l’idée de communauté. Nous avons rencontré Angel Vergara et Joël Benzakin pour nous faire une idée plus précise de leurs intentions.

« Oh les beaux jours ! », le titre de la biennale, est emprunté à une pièce de Beckett, et lié à une citation d’un poème de Verlaine, « Colloque sentimental » : « Ah ! les beaux jours de bonheur indicible/Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible./ Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !/ L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. » Tant chez Beckett que chez Verlaine, on est dans le registre du désenchantement, de l’espoir déçu. Cette biennale le sera-t-elle aussi ?

Angel Vergara et Joël Benzakin : Non, pas seulement. Ce titre, indépendamment des références, a pour intérêt d’être ambigu. Il navigue entre optimisme, désenchantement et constat (peut-être ironique). Les œuvres présentées lors de cette biennale reflèteront la diversité des positions que nous pouvons avoir par rapport à l’état du monde.
En nous référant à une pièce de théâtre, nous indiquons aussi la multidisciplinarité de cette biennale qui intégrera, aux côtés des arts plastiques, des arts de la scène – théâtre, musique, etc.
Le sous-titre « Pour une esthétique des moyens disponibles » est plus précis sur nos intentions et indique le dénominateur commun à l’ensemble des œuvres choisies. C’est une interrogation sur le système de l’art que nous souhaitons porter, plus que sur l’anthropocène ou sur l’idée de communauté ; une interrogation sur le système dominant tel qu’il apparaît au grand public, véhiculé par les médias, mais aussi sur les politiques culturelles qui abandonnent leurs obligations au privé. Un système qui domestique l’art et en fait un produit de consommation de luxe, le séparant ainsi de la vie réelle. Nous voudrions montrer qu’il existe des pratiques périphériques, résistantes, dissidentes ou complètement étrangères à cette sphère de l’art surmédiatisée. Nous voudrions montrer comment des artistes interrogent et portent un regard critique et singulier sur le monde et sur leur propre activité de créateur.

Ce n’est donc pas une biennale d’art contemporain qui traite de l’anthropocène : je me serais trompé de sujet, cet entretien devant paraître dans un dossier dédié à la thématique Nature/Culture ?

L’anthropocène est un prétexte. Cela donne le cadre général dans lequel nous souhaitons que se déploient les réflexions des artistes invités. L’anthropocène acte un changement d’époque. Il fait apparaître des discours scientifiques, philosophiques, politiques qui interrogent nos limites humaines : celles de la croyance en une extériorité salvatrice, celles de la toute-puissance de la raison, voire celles de notre existence.
À partir du constat de ces limites, quelles sont les propositions qui permettraient de retrouver les moyens de penser les modalités d’un vivre-ensemble ? Non pas dans le sens de « cohésion sociale », mais dans le sens philosophique, d’une recherche sur l’institution d’un Commun.
L’art n’échappe pas à cette interrogation sur les limites. Nous venons de décrire celles du système marchand qui enferme l’art dans une bulle réservée à une élite, qui éloigne les artistes du public. À l’opposé, nous souhaitons défendre un art qui s’adresse à ce peuple qui nous manque. Un art de première nécessité. Un art qui se manifeste avant tout comme un sport de contact et qui s’affirme symboliquement comme un geste gratuit.
D’une certaine manière ce qui arrive à l’art et aux artistes au sein d’un système marchand tout puissant – perte de la réalité, inconscience des seuils –, c’est ce qui arrive plus généralement aux humains entrés dans cette ère géologique qu’ils ont eux-mêmes créée : l’anthropocène, où ils vont subir les conséquences d’un dépassement des limites.

Vous avez conçu l’exposition en deux mouvements : d’une part celui des constats – l’état du monde à l’ère de l’anthropocène – et d’autre part celui des propositions que vous réunissez sous l’idée d’un « retour sur Terre ». Qu’entendez-vous par là ?

Nous avons emprunté l’expression à la philosophe Émilie Hache qui, par ces mots, tente de caractériser l’expérience que l’humanité est en train de faire ou doit accepter de devoir faire : il n’y a pas d’autres planètes à coloniser, nous devons réapprendre ce que veut dire penser, agir, connaître, imaginer ou encore habiter sur Terre.
C’est l’affirmation d’une nécessaire et urgente réappropriation de notre espace, de nos manières de vivre, d’habiter ensemble. Réappropriation qui ne peut se concevoir sans un renversement de nos imaginaires, une relocalisation de la pensée. Il ne s’agit pas d’un repli identitaire ou communautaire mais d’une manière de reconsidérer, à partir d’espaces plus circonscrits conçus comme des champs d’expérimentation, nos pratiques du Commun.

L’exposition aura lieu dans l’espace public. Vous recherchez donc une certaine proximité avec le public. Comment comptez-vous vous y prendre ? Intégrez-vous dans la conception de votre exposition une réflexion sur la médiation ?

Les œuvres seront en effet présentées, disséminées dehors, en circuit, sur les murs et dans les vitrines. Nous avons travaillé en intégrant d’emblée les caractéristiques de cette ville-îlot, majoritairement piétonne, un peu utopique.
C’est une exposition organique : lors de l’inauguration de la biennale, l’ensemble des œuvres choisies ne sera pas « installé ». L’exposition sera évolutive. Une grande majorité des artistes sont invités à créer une œuvre originale pour la biennale. Nous n’allons pas puiser dans du déjà réalisé. Tout au long de la biennale, des œuvres apparaîtront, disparaîtront, se métamorphoseront. Elles seront peut-être vandalisées, même détruites. Nous en prenons le risque.
Plus qu’un ensemble d’œuvres, nous souhaitons réunir une somme d’expériences auxquelles seront conviés les habitants de Louvain-la-Neuve et d’autres publics. Ils ne seront pas de simples spectateurs. Les œuvres présentées proposent interaction, relation, possible appropriation, et si certaines d’entre elles sont provocantes ou choquantes, elles sont à l’image de toute rencontre souvent sympathique et parfois antipathique.
Comment, autour d’une œuvre, des liens peuvent se tisser, une communauté, même éphémère, peut-elle émerger ? Voilà une des questions sur laquelle les artistes invités se pencheront. Nous ne sommes pas allés au-delà dans la réflexion sur la médiation. Ce travail n’est pas de notre ressort mais de celui du centre culturel et de son directeur, qui ont mobilisé l’UCL et un nombre important d’acteurs locaux dont c’est le métier.
Cela ne veut pas dire que nous nous désintéressons de ce volet « médiation », mais nous estimons ne pas être les mieux placés pour en assurer toutes les ramifications. Par contre, nous avons rencontré et rencontrons encore de nombreux interlocuteurs locaux pour construire avec eux le propos de cette exposition.

Des expositions ayant pour cadre général l’anthropocène, il y en a déjà eu. Je pense à la biennale de Taipei, conçue en 2014 par Nicolas Bourriaud, intitulée « La grande accélération ». Qu’est-ce qui distingue votre biennale de ces autres expositions ?

La plupart de ces expositions ne parviennent pas, selon nous, à dépasser le côté illustratif et alarmiste du propos en montrant des œuvres comme, par exemple, celle, ridicule, d’Olafur Eliasson pour la COP21, à savoir un immense morceau de banquise amené au cœur de Paris afin d’y fondre… L’exposition de Nicolas Bourriaud est symptomatique d’un problème assez courant en art contemporain, à savoir l’écart entre le discours théorique et la sélection des œuvres. Si Nicolas Bourriaud développe un propos théorique sur le concept d’accélération en phase avec celui du sociologue Bruno Latour qui a beaucoup travaillé cette question – propos avec lequel nous pourrions être d’accord –, la sélection d’œuvres semble être un hymne à l’avenir des technologies dans la création contemporaine…
La biennale que nous mettons en place se fait avec les moyens disponibles. Nous essayons de privilégier un travail de proximité avec les artistes et les habitants, et toute notre discussion illustre bien ce qui distingue notre projet des expositions conçues de façon plus traditionnelle.

Pouvez-vous nous décrire une œuvre qui sera présentée ?

Il s’agit d’une performance, d’un happening qui aura lieu lors de l’inauguration, un grand banquet auquel seront conviées une centaine de personnes volontaires. Il y aura une sorte de concours récompensant celui qui mangera le plus lentement possible, sans s’arrêter. Cette œuvre montre à la fois le côté participatif et convivial de notre projet. Elle indique aussi la nécessité d’une autre temporalité à déployer, un ralentissement propice à entamer une réflexion sur nos limites à l’ère de l’anthropocène et les modalités d’un possible retour sur Terre…

 

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