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La conférence gesticulée : Une forme nouvelle de théâtre incarné

Entretien avec Franck Lepage

08-06-2019

Franck Lepage est un militant de l’éducation populaire, notamment connu pour avoir créé le concept de « conférences gesticulées ». Il a été jusqu’en 2000 directeur des programmes à la Fédération française des Maisons des jeunes et de la culture et chargé de recherche, associé à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire en France. En 2007, il a été l’un des fondateurs de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé (auto-dissoute en 2014). Il crée une première « conférence gesticulée » en 2006, un spectacle mêlant des éléments autobiographiques de son expérience professionnelle et des références académiques (en sociologie notamment), lui permettant de développer une vision critique du rôle de la culture institutionnelle. Il réitère le principe en 2010 avec un nouveau spectacle ayant pour thème l’enseignement et l’éducation. Par la suite, il accompagne d’autres personnes au sein de coopératives d’éducation populaires, traitant de divers thèmes liant expérience personnelle et analyse critique dans des formations aux « conférences gesticulées ». C’est dans le cadre de l’une de ces formations organisée par la Province de Namur en 2018, et à laquelle j’ai participé, que cette interview de Franck Lepage a eu lieu. J’y ai personnellement trouvé une forme particulièrement intéressante pour pouvoir partager mes questionnements de fond. Forme qui permet de ne pas se retrouver en situation d’expert pompeux et ennuyeux qui renverrait un message descendant mais plutôt comme passeur de vécus.

Propos recueillis par Fred Janus, membre de l’AG de Culture & Démocratie, formateur en Hautes Écoles, musicien et conférencier gesticulé

Qu’est ce qui est à l’origine de la conférence gesticulée ? Pourquoi cette forme ?
Pour que cette forme émerge, il a fallu beaucoup de convergences et de hasard ; on ne se lève pas un matin en se disant : « Tiens, je vais inventer la conférence gesticulée. » Ça ne marche pas comme cela. Parmi les histoires, les forces, les fils que j’ai repérés pour tenter cela, il y a tout d’abord une lointaine expérience de la scène. J’avais fait des études de théâtre et j’ai arrêté pendant quinze ans. De cette expérience, il y a le constat qu’on ne meurt pas sur scène. On peut y souffrir, se liquéfier, avoir le trac… mais on n’en meurt pas, c’est important à signaler. Et je l’avais apprivoisée.

Ensuite, il y a la rencontre avec l’éducation populaire (« éducation permanente » pour vous en Belgique) et notamment un important travail de réflexion avec Luc Carton (alors inspecteur de la Culture en FWB), un long travail de redéfinition de ce que devrait être ou de ce que serait l’éducation populaire qui en France a été pervertie dans des mouvements d’animation socioculturelle. Des années de réflexions, de séminaires… débouchent sur l’idée que l’éducation populaire, c’est le travail de la culture dans la transformation sociale et politique, à condition de ne pas entendre culture au sens artistique. Il ne faut pas la réduire.

C’est le travail des représentations, de comment on s’imagine cette société, comment on la comprend : est-ce normal qu’il y ait des riches et des pauvres ? Comment ça fonctionne ? Quels mécanismes ?

C’est travailler sur l’idée que fabriquer de la culture entre nous, cela ne peut se faire qu’à partir de notre expérience d’un système capitaliste durci et qui s’affole et où la domination devient de plus en plus violente, avec des attaques contre les libertés et les protections ; et surtout le triomphe de l’École de Chicago à travers l’Union européenne, ce rêve fou, insensé d’une société totalement marchande exempte de toute forme de service public, une utopie qui postule qu’une société où tous les rapports seraient marchands serait une société pacifiée, alors que nous savons que ce qui fait une civilisation, c’est le service public, c’est-à-dire de décider ensemble et se mettre d’accord sur le fait que certaines fonctions doivent échapper au rapport marchand : un hôpital, une école n’ont pas à être rentables. Le triomphe d’une société néolibérale va entrainer une accélération du processus de destruction civilisationnel et il devient de plus en plus visible que tout le monde subit des logiques d’oppression, d’exploitation et d’aliénation quel que soit aujourd’hui le champ considéré, qu’il s’agisse du travail social, du champ culturel, du milieu éducatif, de l’entreprise, du nouveau management etc., c’est une logique de destruction du Sujet.

C’est plus que jamais le moment de fabriquer de la culture entre nous, c’est-à-dire nous expliquer comment cela marche dans nos secteurs (culture, travail social, santé, enseignement, …), c’est cela que fait le mouvement des conférences gesticulées : fabriquer de la culture à partir de notre expérience de la domination en vue de lutter, de nous battre contre ce projet complètement fou d’une société dédiée au tout marchand.

C’est cela qu’on décide d’appeler l’éducation populaire. Sachant que personne ne peut la définir, c’est une formule, un drapeau, comme l’a écrit Laurent Chataignier dans sa thèse sur le sujet. Chacun peut en proposer une lecture. Nous en proposons une mais d’autres voient cela autrement (c’est les colonies de vacances, c’est l’épanouissement de l’enfance)… L’éducation populaire n’est pas fixée comme concept, c’est cela qui fait sa force. On peut en faire ce que l’on veut ; on peut dire que c’est un mouvement social, de l’éducation politique, de la conscience de classe…

J’ai travaillé pendant plus d’une quinzaine d’années dans les cabinets ministériels, et là j’ai vu la domination se mettre en place au plus près du pouvoir. J’ai assisté à la naissance de la Politique de la Ville qui est une obscénité sans nom. Et puis, j’ai été licencié. Je me suis retrouvé avec une masse de savoirs dont je ne savais pas quoi faire. Ainsi, cette masse d’expériences et de savoirs, – la catalyse, la synthèse, l’étincelle de ces éléments – va faire qu’une proposition complètement incongrue, inattendue apparait, celle de monter sur scène et de proposer du théâtre politique selon ma définition au plus près de là où la domination se met en œuvre.

C’est cela que fait le mouvement des conférences gesticulées : fabriquer de la culture à partir de notre expérience de la domination en vue de lutter, de nous battre contre ce projet complètement fou d’une société dédiée au tout marchand.

Il aurait fallu 72 heures très rationnellement. Un gars qui avait un théâtre à Avignon m’a proposé d’essayer une heure au moins, une heure pour voir. Une heure ce n’est pas suffisant car alors c’est un spectacle. Et ce n’est pas ce que je voulais faire. Mon fantasme était de dire tout ce que je sais, que ce soit une purge, un nettoyage que de livrer tout cela jusqu’à ce que le dernier spectateur soit parti. Pourtant une opportunité m’était donnée de jouer dans un théâtre en plein cœur d’Avignon, place des Carmes, moi qui pleurniche toujours qu’il n’y a pas de théâtre politique. Même si ce n’est pas cela que je voulais faire, le défi est relevé et immédiatement il s’est passé quelque chose. Cette forme de scène est repérée, il y a eu le bouche-à-oreille, les gens se sont mis à venir voir et les articles dans la presse m’ont décrit comme un ovni théâtral, une forme non-identifiée mais qui a provoqué un engouement immédiat très étonnant.

Et puis cela ne s’est plus jamais arrêté. À partir de là, on décide à quelques-uns de sortir de l’animation socioculturelle et de créer un mouvement de coopération d’éducation populaire radical pour pouvoir se regarder dans une glace au moins une fois, on crée donc une société en se refusant de créer une ASBL. On refuse les subsides. On crée une société pour faire de l’éducation politique. Tout le monde nous dit, ça ne marchera pas. Or cela marche au-delà de toute espérance. Et on se lance en groupe dans des formes d’éducation politique.

Ma conférence gesticulée suscite le débat au sein du groupe car on se méfie beaucoup d’un spectacle qui attirera les « cultureux ». A contrario, cela amène d’autres gens qui s’intéressent à ce que l’on fait et s’inscrivent à nos stages. Pour rester fidèles à nos principes, l’idée est que chacun fasse sa propre conférence.
Et on se retrouve avec cet objet hybride qui consiste à aller militer sur scène en racontant son vécu, c’est sérieux et rigolo à la fois. D’une session de formation sortiront 23 conférences absolument remarquables. On comprend à ce moment-là qu’on a mis le doigt sur une forme qui parle à tout le monde, appropriable par tous et qui ne nécessite pas au préalable d’école de théâtre. À partir de là, on va se mettre à réfléchir à une formation et à développer un ensemble de notions, de méthodes…

En quoi cette forme permet-elle de toucher les publics, les gens et d’atteindre l’objectif ?
Parce qu’elle est contagieuse et elle donne à voir que tout le monde est porteur de savoirs politiques, que toute personne qui voit une conférence gesticulée a priori se dit immédiatement qu’il peut aussi le faire mais en plus en a envie. C’est l’astuce de la forme scénique qui la rend séduisante, beaucoup plus qu’une forme classique de transmission de savoirs (professoral, colloques, lectures…) ; c’est utiliser une forme scénique à un moment où le théâtre était en crise, dans une impasse, un moment où tout le monde cherchait un théâtre « politique » et personne ne le trouvait. On pourrait curieusement dire deux choses opposées : on pourrait dire qu’on retourne à l’essence du théâtre ou alors qu’on s’éloigne définitivement du théâtre. Il y a là débat.

Parvenez-vous aussi à toucher les gens qui ne viennent pas au théâtre ?
Oui, grâce à YouTube. Au début on a totalement sous-estimé ce média mais les gens qui viennent physiquement sont en nombre limité. La démarche d’aller voir un spectacle est considérable, c’est compliqué.

On constate que les gens mettent nos conférences sur YouTube, les regardent, les partagent et réclament cette forme. Il y a une sorte de phénomène de contagion qui s’amplifie.

Ce qu’on fait dans les conférences gesticulées quand on parle du travail social, de l’école, de la parentalité, c’est s’efforcer de dire de la façon la plus juste possible des choses importantes à des gens concernés par elles. C’est incarné, à la différence d’une conférence classique, c’est un retour à l’origine du théâtre, il y a un effet d’identification et de contagion. C’est aussi un moyen de défense, il y a une forme de résistance, il y a une dénonciation par le jeu ; des gens se soulèvent et disent « je résiste et je vais vous expliquer comment je résiste » et cela, c’est énorme. C’est différent du théâtre public français subventionné d’État, officiel, qui est dans une logique où l’on ne travaille pas sur le message transmis, où c’est l’art pour l’art, la religiosité de l’art qui a un caractère sacré. S’il y a message, on parle d’art didactique et quand l’art veut dire quelque chose, alors c’est du socioculturel. C’est pour cela qu’on oppose très violemment éducation permanente et démocratisation culturelle. Arrêtons de diffuser les œuvres de la bourgeoisie au bon peuple.

Un article gesticulé, ce serait quoi ?
Il faut le dés-expertiser, il faut s’incarner dans l’écrit, il faut aussi en rire, il faut être insolent. Ce que réalise le système culturel dans le capitalisme du XXème siècle, c’est de faire une différence très nette entre ceux qui sont habilités à produire du sens et ceux qui ont juste le droit de le recevoir. La conférence gesticulée reste une infraction à cette frontière. Depuis quand monsieur et madame tout le monde montent sur scène et nous racontent leur vie, interrogent les politiques publiques décidées par l’État et hissent cela au rang d’œuvre ? C’est quoi ce truc ? Alors qu’il y a en a qui font des années de théâtre et qui ont un diplôme. L’astuce est d’avoir subverti les conventions scéniques, cela en devient un objet légitimant.n

 

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

1

Pour aller plus loin lire Franck Lepage, L’Éducation populaire, Monsieur, ils n’en n’ont pas voulu… Inculture(s) 1, Éditions du Cerisier, 2007.

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