À l’été 2015, au cœur de la crise migratoire, des centaines de migrant·es ont occupé un lycée désaffecté dans le quartier populaire et multiculturel de la place des Fêtes, situé dans le nord-est de Paris. Ces migrant·es étaient essentiellement des hommes, pour la plupart originaires du Soudan, d’Erythrée et d’Afghanistan. Ce « mini-Calais » en plein Paris est devenu le point d’arrivée des migrant·es dans la capitale. Ce lieu, toléré par la Ville de Paris dans un premier temps, a fonctionné en autogestion avec l’appui d’un collectif de soutien.
C’est d’abord en tant qu’habitante et parent d’élève que j’ai été confrontée à cette situation. Mon fils entrait en classe de sixième dans le collège immédiatement voisin. De sa salle de classe, il avait vue sur ce qui se passait là. Et en tant que mère, je n’étais pas rassurée. J’étais traversée de sentiments mêlés, entre compassion envers les migrant·es, peur, et colère envers les pouvoirs publics qui toléraient un squat dans un quartier comme celui-là, déjà délaissé, en face d’un collège défavorisé.
En tant que sociologue, j’ai décidé de mener une enquête sur la manière dont le quartier réagissait à l’évènement. Sur eux·elles – les migrant·es – et nous – les habitant·es. Il me semblait qu’il y avait là une situation quasi expérimentale pour tenter d’analyser ce qui se passait plus largement en Europe : une arrivée soudaine et perçue comme massive de migrant·es, sans politique publique claire pour les accueillir. Qu’est-ce qui fait que certain·es s’engagent auprès des migrant·es quand d’autres les rejettent ?
Collectif La Chapelle en lutte et Maison des réfugié·es
L’occupation du lycée désaffecté s’inscrit dans la suite d’une mobilisation qui a commencé sur les trottoirs du 18 ème arrondissement de Paris, sous le métro aérien à la station La Chapelle. Un campement de rue s’y était formé depuis l’automne 2014, qui rassemblait essentiellement des Soudanais·es et des Érythréen·nes. Le dispositif d’accueil des demandes d’asile étant saturé, ils n’avaient d’autre possibilité que d’attendre sur les trottoirs. Le 2 juin 2015, ce campement a été brutalement démantelé, et des habitant·es, témoins des violences policières, se sont organisé·es en collectif avec les migrant·es. Puis des campements de rue se sont reformés, la mobilisation s’est étoffée, des assemblées générales, traduites dans différentes langues, ont été organisées sur les trottoirsn. Une page Facebook a été créée. Les relations entre ce collectif et la Ville de Paris se sont tendues, tout comme celles avec les associations traditionnelles d’aide aux migrant·es. Le collectif leur reprochait inaction et collaboration avec un État défaillant et maltraitant.
En occupant le lycée désaffecté de la place des Fêtes, ce collectif a revendiqué la création d’une Maison des réfugié·es, qui serait un lieu de premier accueil pour les nouveaux·elles arrivant·es. Aux Érythréen·nes et aux Soudanais·es se sont joint·es des Afghan·es venu·es d’autres campements. Les chambres étaient réparties par nationalité et même par ethnie. Chaque communauté avait élu un représentant, et chaque chambre avait son délégué. Le représentant des Afghan·es jouait un rôle important parce qu’il était le seul à pouvoir parler avec tou·tes : outre les différentes langues de l’Afghanistan et l’anglais, il parlait l’arabe. Les repas étaient préparés dans une grande cuisine collective, grâce aux dons, mais les Afghan·es préféraient cuisiner dans leur chambre. L’occupation a rapidement été très médiatisée. Des centaines de bénévoles, souvent de jeunes étudiantes, sont venu·es de toute la région pour aider à l’entretien du lieu et proposer des cours de français, des permanences juridiques, des permanences infirmières, des accompagnements. Pour ces jeunes soutiens, l’occupation a été un moment de politisation. Des contacts ont été pris avec les grandes écoles et les universités pour scolariser les demandeur·ses d’asile en rupture d’études, indépendamment de leur situation administrative et à l’encontre parfois de l’avis des tutelles.
L’autogestion a relativement bien fonctionné durant le premier mois puis elle s’est avérée difficile avec l’augmentation du nombre d’occupant·es et les tensions qui ont commencé à traverser le collectif. Il arrivait en moyenne cent nouvelles personnes chaque semaine. La multiplication des dons, grâce à la médiatisation, attirait d’autres occupant·es et nourrissait des trafics. Et les habitant·es les plus proches étaient les témoins impuissant·es de la dégradation de la situation.
Le bâtiment occupé dans son environnement urbain
L’évènement a dans un premier temps clivé le quartier, et il a conduit, dans l’immeuble immédiatement voisin, à la scission de l’Amicale des locataires. Une association locale, qui avait obtenu de la Ville de Paris qu’une médiathèque soit construite à cet endroit, dans ce quartier dépourvu d’équipements, a été traversée également par de vifs débats. Et les élu·es de cet arrondissement situé politiquement à gauche, mis·es devant le fait accompli par la Ville de Paris, étaient tiraillé·es entre leurs valeurs d’accueil des migrant·es et les engagements pris envers les électeur·rices. La plupart des habitant·es, quel que fut ensuite leur positionnement envers les migrant·es, ont ressenti la décision de la Ville de Paris comme méprisante et cynique. Certain·es disaient que la Ville avait sauvé sa saison touristique en rendant les migrant·es invisibles ; elle les tolérait à partir du moment où il·elles étaient à l’écart, au pied des logements sociaux.
La place des Fêtes est un quartier populaire de longue date, terre d’accueil de différentes vagues d’exilé·es depuis la fin du XIXe siècle, qui abrite aujourd’hui environ 25% d’immigré·es. La moitié des habitant·es aux abords de la place vivent en logement social. Beaucoup sont ouvrier·ères ou employé·es, même si le quartier abrite également une part non négligeable de cadres dans le parc privé ou le logement social intermédiaire. Le taux de chômage et le taux de familles monoparentales sont nettement plus élevés que la moyenne nationale. Les écoles du quartier sont classées dans le réseau d’éducation prioritaire parce que de nombreux·ses élèves sont boursier·ères. Beaucoup d’entre eux·elles sont issu·es d’immigrations récentes, et quelques-un·es sont sans-papiers. Alors que l’ensemble de la capitale s’est embourgeoisé au cours des années 1990, ce quartier a, lui, connu un relatif déclassement. Le discours tenu par certain·es voisin·es fut donc : « Pourquoi met-on toujours les problèmes ici ? Pourquoi les beaux quartiers ne prennent-ils jamais leur part ? »
Parmi les personnes sensibles à la cause des migrant·es, nombreux·ses étaient ceux·elles qui craignaient une instrumentalisation de la situation par le Front National, qui s’est effectivement empressé de distribuer un tract dans les boites aux lettres quelques jours après la rentrée scolaire. Inquiet, un élu écologiste, médecin généraliste dans le quartier, engagé de longue date auprès des sans-papiers, confiait : « Il n’y aurait rien de pire que de dire aux habitant·es : vous n’aurez pas la médiathèque parce qu’il y a les migrant·es… »
Solidarités locales : entre cause des réfugié·es et cause d’un quartier
C’est pour tenter de faire rempart à ces inquiétudes que dans la barre immédiatement voisine du lycée occupé, suite à la scission de l’Amicale des locataires, un groupe d’habitant·es a décidé de s’organiser à l’intersection d’une double cause : celle des migrant·es, considéré·es comme de nouveaux·elles voisin·es, et celle d’un quartier fragile dont il fallait préserver la cohésion. Ce groupe informel s’est baptisé Solidarité migrants place des Fêtes. Le groupe a réuni activement une quinzaine de personnes, engagées quasiment au quotidien, qui informaient de leurs actions 80 personnes fédérées sur une liste mail. Il s’agissait de faire pression sur les élu·es et sur les institutions afin qu’il·elles interviennent pour assurer des conditions de vie décentes aux occupant·es du lycée. L’approche était plus pragmatique que celle du collectif La Chapelle, nettement moins radicale du point de vue de la cause globale des réfugié·es. Il s’agissait aussi de travailler à une relative acceptation locale de la situation, en déconstruisant les fantasmes et les rumeurs qui circulaient parmi le voisinage. Mais la situation continuant de se dégrader, il a fallu assurer l’apport alimentaire, prévenir les bagarres, gérer l’urgence. Puis organiser des rendez-vous entre les représentants des migrants et les autorités afin qu’ils négocient eux-mêmes les conditions de l’évacuation une fois qu’elle a été ordonnée par le tribunal du fait de l’insécurité et de l’insalubrité.
Je me suis intéressée aux trajectoires des personnes engagées dans ce groupe de voisin·es et aux raisons de leur mobilisation. Parmi elles, nombreuses sont celles qui ont été touchées par les regards et les mots échangés avec les occupant·es parce que cela résonnait avec leur propre histoire familiale d’exil, qui avait concerné leurs parents ou leurs grands-parents. Comme s’il y avait là quelque chose à réparer aussi à l’intérieur d’elles-mêmes, dans ce qui leur avait été transmis.
Pour ce qui concerne les personnes les plus actives du groupe, l’engagement solidaire s’inscrivait aussi dans la suite d’engagements locaux. C’était essentiellement des femmes, dont les enfants étaient au collège, investies dans les associations de parents d’élèves depuis une quinzaine d’années. Elles appartenaient aux catégories intellectuelles et artistiques, et présentaient leur décision de scolariser leurs enfants dans les écoles publiques du quartier, culturellement mixtes et socialement défavorisées, comme un choix politique. « Une politique du quotidien », disait l’une d’elle. « La mixité sociale, ça ne se théorise pas, ça se pratique », disait une autre. Dans les années 2000, ces femmes avaient déjà eu l’occasion de se mobiliser pour des familles sans-papiers menacées d’expulsion, dont les enfants étaient scolarisés avec les leurs. Elles avaient eu à se battre également un an avant l’occupation du lycée pour obtenir le maintien du collège dans le réseau d’éducation prioritaire : la mobilisation avait duré plusieurs semaines et s’était soldée par une victoire. Ces engagements citoyens du quotidien se sont donc réactivés très rapidement au moment de l’occupation du lycée, d’où leur relative efficacité. C’est la possession d’un fort capital social local (ou capital d’autochtonie) qui a permis de faire rempart au choc de l’évènement, et qui a donné le sentiment d’avoir une prise relative sur l’environnement.
L’hostilité aux migrant·es : des habitant·es à l’identité sociale fragile
En parallèle de mon enquête auprès des habitant·es solidaires, j’ai voulu recueillir le point de vue d’habitant·es hostiles, pour comprendre ce qui les différenciait des précédent·es. Ces habitant·es ne se sont pas mobilisé·es collectivement et leur inquiétude est restée confinée dans les couloirs et les allées. Peut-être l’expression de la solidarité dans l’espace public a-t-elle empêché qu’il·elles ne se fédèrent, imposant une forme de politiquement correct. Leur colère a toutefois pu s’exprimer à travers le vote, lors des élections régionales de décembre 2015. Dans le bureau de vote voisin, le Parti socialiste alors au pouvoir a été particulièrement sanctionné, ce qui s’est accompagné d’une augmentation des voix pour le Front National, pour l’extrême-gauche et pour les écologistes.
Les inquiétudes de ces habitant·es sont à mettre en relation avec leur vulnérabilité, qu’elle tienne au vieillissement physique pour les plus âgé·es ou à une fragilité sociale pour les plus précaires. Cette vulnérabilité s’accompagne d’un relatif isolement sur la scène locale, qui contraste avec le capital d’autochtonie dont disposent les habitant·es qui se sont engagé·es auprès des migrant·es. En ce qui concerne les personnes âgées de la place des Fêtes, arrivées dans les années 1960 au moment de la construction des immeubles, l’occupation du lycée a pu réactiver un sentiment de dépossession lié à l’affaiblissement des réseaux de sociabilité du fait de leur vieillissement et du renouvellement de la population.
Les personnes hostiles avaient en commun de s’être senties menacées dans leur identité sociale par la cohabitation forcée avec les migrant·es, comme si, pour elles, c’était eux·elles ou nous. Ce sont parfois des images d’envahissement, de destruction que ces personnes ont mobilisées pour rendre compte de leur expérience. Une femme âgée a eu le sentiment que le quartier avait été « violé ».
Une femme originaire de l’ile Maurice, cadre moyenne au chômage, âgée de 38 ans, naturalisée, confiait ainsi, en associant également à son propos ses voisin·es, juif·ves loubavitch : « On se sentait envahi·es. Imaginez, vous construisez une maison, vous voyez les bulldozers arriver. On se disait si eux ils ne partent pas, il faut qu’on parte nous. C’était ça le drame, c’est que leur arrivée mettait en cause notre présence à nous. On reste là où on se sent des racines. Et peut-être que quand les migrant·es sont arrivé·es certaines personnes se sont senties déracinées. Et ils nous renvoient une image de nous… Est-ce qu’on aime cette image ou pas ? Si on n’est pas en adéquation, on ne va pas rester. » Pour comprendre sa perception, il faut la penser en rapport avec la fragilité qui est la sienne depuis qu’elle a perdu son emploi et la mettre en perspective avec toute sa trajectoire : une ascension miraculeuse, grâce à l’école, depuis une baraque sans eau ni électricité où elle vivait seule avec sa grand-mère avant de pouvoir migrer en France.
Remobilisations
Après l’évacuation du lycée, fin octobre 2015, le groupe Solidarité migrants place des Fêtes, conscient de ces fragilités locales, a décidé de continuer à s’investir pour le quartier. Plusieurs des membres de ce groupe se sont impliqué·es dans l’Amicale des locataires de leur immeuble, avant de mettre en œuvre un Café associatif qui se réunit, depuis 2016, une fois par mois dans l’espace public. L’enjeu est de sortir de l’entre-soi, de permettre aux différentes catégories d’habitant·es de se rencontrer. De manière plus globale, le quartier est finalement sorti renforcé de cet évènement : la vie associative locale s’est intensifiée, les interrelations se sont multipliées, ce qui constitue une ressource pour d’autres luttes à mener.
En ce qui concerne l’ex-lycée, trois mois après l’évacuation, il est devenu sur décision de la Ville un centre d’hébergement officiel pour 140 demandeur·ses d’asile sans susciter d’hostilité. Il va prochainement être transformé en médiathèque et Maison des réfugié·es ; celle-ci sera un lieu d’information, non d’hébergement.
Quant au collectif La Chapelle en lutte, fragilisé par les tensions qui ont jalonné l’occupation, il s’est scindé en trois groupes. Deux associations d’aide aux migrant·es, dont l’une est présidée par un réfugié, et un nouveau collectif, La Chapelle debout. La mobilisation s’est poursuivie autour des autres campements qui ont continué de s’implanter dans le nord de Paris, même au moment de l’ouverture par la Ville d’un centre humanitaire de 2016 à 2018. Une autre occupation a eu lieu à l’université Paris 8, qui a duré plusieurs mois. En 2019, le collectif La Chapelle debout a accompagné le mouvement des Gilets noirs – appellation inspirée par celle des Gilets jaunes. Il·elles ont manifesté contre les expulsions à l’aéroport Charles de Gaulle avant l’été, et occupé symboliquement le Panthéon en juillet pour revendiquer leurs droits, avant d’être violemment expulsé·es.
Conclusion
À partir du cas étudié, j’aimerais introduire une réflexion plus globale en guise de conclusion.
La crise migratoire est devenue une crise politique et morale : c’est une crise des politiques d’accueil. Elle met à mal les démocraties qui, inquiètes de la montée des populismes, renoncent à leurs valeurs. Norbert Elias, qui a fui l’Allemagne nazie pendant l’entre-deux-guerres, considérait que tout groupe, toute société fonctionne sur des logiques d’exclusion des outsiders par les insiders. Il estimait toutefois que l’exclusion des outsiders n’était pas une fatalité et proposait une autre voie : une accélération de l’intégration d’ensemble. Il me semble que c’est la voie qui a été choisie par une partie des habitant·es de la place des Fêtes. Imposant une forme de politiquement correct concernant l’accueil, il·elles sont parvenu·es à contenir les discours de rejet et les lignes de fracture. Le quartier en est ressorti grandi à ses propres yeux, cité en exemple dans les médias, et renforcé. Il a augmenté son capital symbolique et intensifié son capital social. Et on peut considérer qu’un quartier plus cohésif assure d’autant mieux sa fonction d’intégration des nouvelles populations.
Babels, De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps, Le passager clandestin, 2017, p. 113-138.