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Dossier

La croisée des chemins : fin ou faim démocratique ?

Isabelle Ferreras, professeure à l’Université de Louvain, maitre de recherches du FNRS, membre de l’Académie royale de Belgique, senior research associate, Labor and Worklife Program, Harvard University

25-09-2018

Le capitalisme, comme tout système d’action humaine, a toujours eu besoin, pour être légitime, de justifications, d’un équipement moral fourni aux individus qui s’y engagent. La sociologie, comme discipline scientifique, a cherché depuis l’ouvrage pionnier de Max Weber paru en 1905 sur l’éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme, à éclairer ce phénomène. Plus récemment, on se souvient du « nouvel esprit » du capitalisme défini par Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) qui identifiaient dans les pratiques de néo-management de la fin du XXème siècle la récupération par le capitalisme de la critique artiste – la critique de l’organisation taylorienne du travail, fondée sur l’application de principes édictés par le bureau des ingénieurs, sans autonomie, sans projet, sans marge de liberté laissée au travailleur, sans inspiration. Aujourd’hui, alors que le capitalisme n’a jamais été aussi puissant sur nos vies, la critique s’est radicalisée et il convient de se mobiliser pour lui trouver une issue constructive. Faute de quoi, c’est à l’effondrement de la démocratie politique que décideurs économiques, représentants syndicaux, responsables politiques et société civile dans son ensemble risquent d’assister.

L’heure n’est pas à la passivité car la critique est devenue politiquen. Les personnes au travail sont informées par une attente : l’intuition critique de la justice démocratique au travail. De manière cohérente avec notre idéal de vie démocratique, les personnes au travail estiment avoir un avis légitime sur les questions qui les concernent. Or, le fait que la décision appartienne aux seuls apporteurs de capital heurte de plein fouet le sens de la justice démocratique des travailleurs. Aujourd’hui, dans bien des organisations, les personnes au travail se trouvent prises au piège d’une contradiction flagrante entre idéal démocratique, fondé sur le principe de l’égalité, qui reste aux portes de l’entreprise et organisation du champ économique, où seuls les apporteurs de capital ont le droit de prendre les décisions – c’est le principe du capitalisme : seuls ces derniers sont détenteurs du droit politique de gouverner l’entreprise commune. C’est ce que les spécialistes du droit des sociétés appellent pudiquement la démocratie « actionnariale »…

Marquées par le vote d’extrême droite et la montée des mouvements xénophobes et des replis identitaires, ce n’est pas tant d’un espoir de fin de la démocratie que témoignent les opinions publiques que de la récupération par certaines forces politiques d’une immense faim de démocratie, c’est-à-dire l’attente de pouvoir peser sur son présent et son avenir. Devant le manque de perspectives offertes à la jeunesse, la destruction de notre environnement, le chômage, les biens publics constamment menacés de baisser en qualité ou exclusivité (justice, enseignement, santé, etc.) dans un contexte d’inégalités croissantes où l’espérance de vie augmente à présent en fonction du niveau des revenus, les personnes attendent de pouvoir peser sur leur destin individuel et collectif. A contrario, elles se voient retenues dans un scénario unique (le mantra néo-libéral There Is No Alternative), soumises aux forces du marché dont seuls des leaders forts semblent pouvoir les délivrer. Cette situation rappelle dangereusement le diagnostic que l’historien et économiste Karl Polanyi avait avancé en 1946 à propos de la victoire d’Hitler en 1936. Dans une Allemagne aux prises avec un chômage de masse, une pauvreté rampante, des forces du marché qui lui semblaient hors de contrôle, le peuple allemand a cherché « en dernier ressort » un bouc émissaire – innocent –, et un leader fort dans le but désespéré de résoudre ces problèmes. C’était la « solution fasciste face à l’impasse atteinte par le capitalisme libéral », au prix de « l’extirpation de toutes les institutions démocratiques » (Polanyi 1946).

Les mouvements ouvriers et syndicaux se sont battus pour l’émancipation des travailleurs. L’émancipation ? À l’origine, ce terme latin nous parle de la sortie de l’état d’esclave durant l’Antiquité : c’est-à-dire son avènement à l’état d’être libre, égal dans sa capacité à peser sur son destin individuel mais aussi égal dans sa participation à la détermination du destin commun. Il est urgent de poursuivre ce projet : la planète, notre maison commune, est en danger ; nos espaces publics sont délégitimés car ils fonctionnent avec la plus grande des difficultés : des pans entiers de notre vie – au travail – restent des zones de non-droit démocratique. En effet, nos milieux de vie que sont les organisations de travail sont des entités politiques encore aux prises avec le principe non-démocratique. Et cette contradiction produit des pathologies de plus en plus inquiétantes.

La critique « politique » du travail est bien repérée par les entreprises qui souhaitent un haut degré d’innovation : depuis les années 2000, ces organisations horizontalisent leur ligne hiérarchique – chez Google il n’y a plus que 3 niveaux de hiérarchie. Certaines, sous la houlette de « leaders libérateurs » ainsi auto-proclamés, se mettent en position de libérer le travail du management en vue de « libérer l’entreprise ». Le régime productif de services qui caractérise notre économie contemporaine (plus de 80% de l’emploi dans les services) est fondé sur le traitement des ressources immatérielles – l’information – en vue de produire de la connaissance utile au « changement de l’état du bénéficiaire ». Voilà la définition du service, selon l’économiste Gadrey, précurseur dans l’étude du passage du régime industriel à celui des services : changer l’état du bénéficiaire. De l’enseignant à l’infirmière, de l’informaticien au pilote d’avion, de la caissière de supermarché au consultant, la diversité des fonctions de services nécessite des travailleurs pleinement intéressés par leurs tâches si l’on souhaite que le travail soit bien fait, qu’il rencontre son objectif.

Il est donc urgent de reconsidérer le « vieux » projet de la démocratie économique. Voici comment le reprendre : l’entreprise est bien plus qu’une société anonyme, cet instrument juridique au service des actionnaires. En réalité, l’entreprise est devenue une véritable entité politiquen. Elle a d’ailleurs aujourd’hui nettement plus d’influence que la plupart des « élus du peuple ». Nous savons le pouvoir croissant des entreprises – en particulier transnationales – sur nos vies quotidiennes : Volkswagen se mêle de nos poumons. Apple échappe à nos contributions. Caterpillar exporte nos emplois. Ryanair nous garantit le réchauffement climatique. Uber remplace nos chauffeurs de taxis par des travailleurs payés à la pièce et désactivables à la minute. Google s’associe au Pentagone. Monsanto veille sur nos cancers. Enfin, au cas où nous douterions encore que tout cela fut politique, nous savons même à présent que Facebook intervient dans nos élections.

Mais les entreprises ne sont pas seulement des entités politiques de par leurs externalités. Elles sont faites de parties « constituantesn » : tous les jours, les apporteurs en capitaux et les investisseurs en travail, débattent, concertent, investissent, délibèrent sur la stratégie, sur la qualité, sur le juste et l’injuste des services de l’entreprise. Et à la fin de la journée ? Les actionnaires décident. Seuls. Ceci heurte de plein fouet l’attente de justice démocratique des investisseurs en travail. À juste titre, ceux-ci ne comprennent plus pourquoi on leur demande leur avis pour élire leurs représentants au Parlement ou leur bourgmestre, tout en leur demandant d’obéir, subordonnés qu’ils sont, au top manager de l’entreprise. Ils veulent un travail qui a du sens. Ils veulent contribuer à la décision. Et dans le cas contraire, ils s’abstiendront partout. Ou se radicaliseront.

Tous les jours, les apporteurs en capitaux et les investisseurs en travail, débattent, concertent, investissent, délibèrent sur la stratégie, sur la qualité, sur le juste et l’injuste des services de l’entreprise. Et à la fin de la journée ? Les actionnaires décident. Seuls. Ceci heurte de plein fouet l’attente de justice démocratique des investisseurs en travail.

L’économiste Thomas Coutrot vient d’établir ce lien en examinant les résultats du premier tour des dernières élections présidentielles françaises n: les communes dans lesquelles les personnes subissent en plus grande proportion un travail répétitif, sans autonomie et sans capacité d’initiative sont aussi celles dans lesquelles l’abstention et le vote pour l’extrême droite ont été les plus élevés…

Polanyi, l’analyse des causes de la montée du fascisme, le recours à l’homme fort, le péril de la fin de la démocratie… Nous avons la responsabilité de nous désengager de cette voie. Nous en avons la capacité. Laisser la direction des entreprises aux seules mains des propriétaires des parts de la société anonyme est devenu inefficace et inefficient. Dans une économie de services, tous les managers le disent : la valeur ajoutée provient de la motivation, de la créativité, de l’innovation des collaborateurs et collaboratrices. Le mouvement des entreprises libérées en fait la preuve par ses profits en haussen.

Il y a 60 ans était introduite, en Allemagne, la Mit-Bestimmung (la cogestion par 50% de représentants des actionnaires et 50% de représentants des travailleurs composant une Chambre unique) : une formule monocamérale de gouvernement de l’entreprise qui a fait ses preuves mais également son temps. Imaginée dans les années 1930 par des juristes allemands pour faire avancer la citoyenneté dans l’entreprise, elle fut imposée en Allemagne de l’Ouest par les alliés au sortir de la Deuxième Guerre mondiale afin d’affaiblir l’influence du patronat allemand dans le secteur métallurgique. L’objectif noble était de faire des concessions aux syndicats pour mieux résister au communisme. L’objectif moins avouable des négociateurs britanniques en particulier était – ironie de l’Histoire – de freiner la compétitivité de l’industrie allemande. On a vu le résultat ! L’industrie allemande, cogérée par les travailleurs et leurs syndicats, est le plus puissant tissu industriel européen. Il faut intensifier ce mouvement de l’Histoire en passant du monocamérisme au bicamérisme. Nous devons oser envisager de démocratiser le gouvernement des entreprises.

Dans l’histoire de la démocratisation des entités politiques, une innovation institutionnelle s’est avérée cruciale : le bicamérisme. Depuis 25 siècles, les entités politiques ont toutes vu leur transition du despotisme d’une minorité (les propriétaires de terres ou d’actions) vers la démocratie passer par un moment bicaméral. La proposition du « bicamérisme économique » consiste à confier la direction de l’entreprise, l’élection du ou de la PDG, ainsi que le choix de la mission et des fins de l’organisation à une double majorité : celle des représentants des propriétaires des parts de la société anonyme et celle des représentants des investisseurs en travail. En d’autres mots, respect de la rationalité instrumentale des apporteurs de capital et extension du domaine du suffrage universel pour les investisseurs en travail au travers d’une double majorité. Ensemble, dans un parlement à deux chambres, ces représentants discuteront des projets de l’entreprise comme de la répartition des bénéfices, mais le vote sera enregistré par chambre, afin de vérifier qu’une majorité dans chacune d’elle soutient ces décisions. Plus de soixante ans après l’Allemagne, plutôt que de nous enfoncer dans la délégitimisation de la démocratie politique, nous avons la capacité d’approfondir le projet démocratique de la société européenne. Nous pouvons nourrir cette faim démocratique et en même temps, relancer la dynamique de la motivation et de l’innovation dont l’économie européenne a besoin.

Image : ©Merkeke, Voyage Italie>Suisse>Belgique, étude pour La mémoire aux alouettes, 2001

1

Voir Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses de Sciences Po, 2007. Il est utile de se référer aux travaux de Julien Charles (2015), d’Alexis Cuckier (2018), de Thomas Coutrot (2018), de Berrebi-Hoffman et Lallement (2018) qui éclairent cette réalité de perspectives complémentaires.

2

Voir Isabelle Ferreras, Firms as Political Entities, Saving Democracy through Economic Bicameralism, Cambridge University Press, 2017.

3

Voir Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, PUF, 2012.

4

Voir Thomas Coutrot, « Travail et bien-être psychologique. L’apport de l’enquête CT-RPS 2016 », Étude DARES #217, Mars 2018.

5

Voir : HOW Report, 2016.

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