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Dossier

La culture à l’épreuve des féminismes

Nadine Plateau
Membre de l’asbl Sophia et de Culture & Démocratie

26-06-2019

En préambule à ce dossier, cet article fait un bref historique des luttes féministes dans le secteur culturel depuis les années 1970. Alors que de nombreux obstacles structurels freinent et invisibilisent la création des femmes, la culture apparait vite comme un enjeu de libération féministe. Nadine Plateau voit dans les récentes réactions aux évènements qui ont secoué le secteur culturel (campagne #MeToo, affaire Weinstein, etc.) le début d’un réel agir transformateur. Toutefois, elle plaide pour que ces évolutions, au-delà du féminisme, profitent à toutes les minorités, pour un secteur culturel plus inclusif et ouvert à toutes formes de diversité.

Quand, au début des années 1970, l’artiste américaine Mary Beth Anderson s’empare de la Dernière Cène de Léonard de Vinci et colle sur une reproduction du chef-d’œuvre, en lieu et place des têtes du Christ et des apôtres, les photos d’artistes contemporaines, elle pose le geste propre au nouveau féminisme : elle politise le sexe, ce qui veut dire qu’elle constitue le sexe – au sens du rapport asymétrique et hiérarchique entre les femmes et les hommes (le genre) – en un problème social et politique à résoudre. L’oppression des femmes n’est plus un donné mais un construit, il est donc possible d’agir. Et Mary Beth Anderson de le faire en intervenant ici dans le champ de la culture en tant qu’espace symbolique où nos représentations de nous-mêmes, des autres et du monde prennent forme et sens. En quelques coups de ciseaux, elle inverse cet espace historiquement dominé par une minorité d’hommes, nourri de leurs expériences, de leurs savoirs et de leurs discours. L’inversion, qu’il faut entendre ici non comme un objectif à atteindre mais comme une stratégie, fait apparaitre l’incongruité de l’entre hommes, arrache à l’évidence ce qui paraissait naturel. La présence de seules femmes autour de la table non seulement rend manifeste un monde exclusivement masculin, mais surtout elle transforme radicalement notre perception et notre compréhension de cette (s)cène quasi primitive de la culture occidentale qui interdit aux femmes de prendre part au festin.

Très rapidement, même si l’agir féministe répondra en priorité à des urgences telles les violences à l’encontre des femmes, le champ de la culture, parce qu’il est parcouru au même titre que les autres champs sociaux par une logique de (re)production de la hiérarchie sexuée, apparait aux pionnières comme un enjeu de la libération des femmes. En témoignent les écrits d’historiennes et critiques féministes tant aux États-Unis (Linda Nochlin, Lucy Lippard) qu’en Grande-Bretagne (Griselda Pollock) ou en France (Suzanne Horer, Françoise d’Eaubonne) pour ne citer que les plus connues. Leurs travaux dévoilent pour la première fois les obstacles structurels qui freinent la création des femmes : conditions d’apprentissage discriminantes pour les étudiantes dans l’enseignement artistique ; réseaux d’influence qui tels les old boys’ networks excluent de fait les femmes ; préjugés sexistes qui freinent la reconnaissance d’artistes en tant que professionnelles ; critères d’évaluation défavorables aux femmes étant donné la dévalorisation de certains de leurs sujets (la vie intime, le privé) et techniques (le textile).

Parallèlement, de multiples initiatives voient le jour, plus nombreuses en Amérique du Nord qu’en Europe, pour créer des espaces culturels alternatifs ouverts et accueillants envers les femmes. La Communauté française de Belgique a connu, elle aussi, pendant ces années 1970, une certaine effervescence avec l’éclosion de maisons des femmes, d’universités des femmes, de librairies, de revues, d’expositions, de radios libres créées par des femmes pour des femmes et avec des femmes. Le non à la domination masculine s’avère surtout un oui au déploiement du potentiel féminin. C’est en effet en contrant les discours et les pratiques discriminantes que les féministes travaillent à décoloniser le regard, à le débarrasser des représentations figées et contraignantes du féminin et du masculin et à libérer l’imaginaire.

L’élan critique et transformateur d’une minorité féministe en colère contre le sexisme de la société, une fois passé la brève période de médiatisation, n’a pas gagné le grand public. La pensée et la pratique féministes se sont alors développées à la marge, ignorées de la grande majorité des gens. Tout ce travail souterrain d’analyse et d’expérimentation sera finalement reconnu en Belgique quand, au milieu des années 1980, à l’initiative des institutions européennes, des politiques publiques d’égalité femmes/hommes seront mises sur pied en Communauté française. À partir de ce moment, le mouvement des femmes, cette nébuleuse rassemblant associations, groupes et collectifs féministes, sera consulté et impliqué par les ministres en charge de la compétence égalité. S’appuyant sur ses connaissances et ses pratiques, le mouvement va pouvoir faire remonter des revendications de la base vers le sommet. Le meilleur exemple nous est donné par la lutte contre les violences faites aux femmes, initiée par des collectifs autonomes. Ceux-ci ont, d’une part, créé des refuges qui finiront pas être financés par les pouvoirs publics et, d’autre part, développé une analyse critique de la dimension systémique de la violence « privée » qui inspirera les études sur lesquelles s’appuieront les politiques de lutte contre les violences. Si, dans un premier temps, le champ d’action des politiques d’égalité se concentre sur la question des violences à l’encontre des femmes et de leur participation à la sphère politique, il s’élargira par la suite au monde des arts et de la culture via des dispositions législatives affectant l’ensemble des services publics et des secteurs d’activité financés par l’État.

À titre d’exemple, plusieurs décrets ont successivement imposé : une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans les organes consultatifs (Communauté française 2014) ; une représentation équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils d’administration des organismes privés agréés (Région wallonne, 2014) ; l’intégration de la dimension de genre dans l’ensemble des politiques (Communauté française 2016). Ce dernier décret va permettre de dresser un état des lieux en matière d’égalité femmes/hommes puisqu’il prévoit l’établissement d’indicateurs de genre ; il devra aussi intégrer la dimension de genre dans le processus budgétaire ce qui ne peut qu’encourager la transparence des modes de financement. Il faut souligner l’importance de ce décret car il est susceptible d’améliorer les conditions concrètes de participation des femmes au monde des arts et de la culture à condition… d’être appliqué, ce qui ne se fera pas sans peine car les (bonnes) places étant rares et les budgets limités, la concurrence est rude. On ne s’étonnera donc pas qu’en dépit du travail fourni par la Direction de l’Égalité des Chances pour sensibiliser et former les fonctionnaires et autres responsables à l’égalité de genre, les quotas ne soient pas toujours respectés, les chiffres concernant la répartition femmes/hommes pas toujours ventilés et l’argent public encore majoritairement attribué à des projets portés par des hommes.

Ces résistances, prévisibles dès lors que des privilèges sont menacés, ne pourront freiner le profond désir de changement qui soulève le monde de l’art et de la culture et que l’actualité a rendu soudain visible et légitime. Cela fait maintenant plus de vingt ans que, grâce aux efforts conjugués du mouvement des femmes et des responsables politique en matière d’égalité, des données ont été collectées et rendues publiques. Le Baromètre Égalité Diversité analyse régulièrement les images des hommes, des femmes et de plusieurs composantes de la diversité (minorités ethniques, personnes handicapées, jeunes, personnes âgées, etc.) dans les programmes télévisés diffusés en Fédération Wallonie-Bruxellesn et en dénonce les biais sexistes et racistes. L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a réalisé une étude « Femmes au sommet » qui atteste de l’existence d’un sérieux plafond de verre y compris dans le secteur cultureln. Quant aux évènements culturels et artistiques marquants, il est apparu avec force que certains d’entre eux souffrent d’une grave sous-représentation de réalisations féminines. Il est clair que la non-mixité effective au sommet des hiérarchies et l’objectivation des femmes et de leurs corps, sont de plus en plus souvent contestées.

Nous vivons une période charnière et nous pouvons gager qu’à court ou moyen terme des correctifs seront apportés aux situations les plus discriminantes : quotas, chartes, réformes de l’enseignement, répression des violences

Cependant, c’est l’actualité qui a propulsé à la une les graves dysfonctionnements d’un milieu, celui du cinéma hollywoodien et de ses dirigeants dont le pouvoir démesuré assurait l’impunité et qui pouvait réduire au silence toute tentative de rébellion. La vulnérabilité soudaine de ce géant a ouvert les vannes à une contestation radicale de tous les systèmes de domination (masculine, capitaliste, postcoloniale, hétérosexiste…). L’histoire du raz de marée #MeToo reste à faire mais on peut déjà avancer l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’un météore : en amont, des décennies de lutte contre le viol et le harcèlement ; en aval, une prise de conscience plus générale de l’oppression et une accélération de l’agir transformateur. Tout à coup, les initiatives se multiplient. Des écoles d’art s’impliquent (La Cambre participe à l’organisation du certificat en genre et sexualité de l’ULB), des administrations innovent (Wallonie-Bruxelles Musique rédige une charte dans laquelle les signataires s’engagent à reconnaitre, rendre visibles et combattre les discriminations à l’égard des femmes et des minorités discriminées), une ministre soutient (la ministre Alda Greoli a donné consigne à l’administration de respecter la parité des candidat·es et des jurys lors d’attribution de prix). Bref nous vivons une période charnière et nous pouvons gager qu’à court ou moyen terme des correctifs seront apportés aux situations les plus discriminantes : quotas, chartes, réformes de l’enseignement, répression des violences etc., autant de mesures concourant à créer des conditions favorables pour que les catégories de personnes minorisées et opprimées dont les femmes font partie, accèdent à la parole.

Si les rapports du féminisme et de l’État ont substantiellement changé depuis les années 1970, la méfiance et le rejet très libertaires des institutions ayant fait place à des formes de collaboration, celles-ci n’excluent pas l’autonomie du mouvement. Autrement dit, il est théoriquement et pratiquement possible que des collectifs de personnes minorisées puissent investir des lieux institutionnels et les transformer en espaces politiques d’émancipation. À cet égard, le dispositif institutionnel nommé Alter Égales, mis en place pour cette législature par la ministre des Droits des femmes, est révélateur. Il a accueilli dans un de ses groupes de travail des femmes émanant de petits collectifs encore informels dont des féministes musulmanes et afro-descendantes. Ensemble, ces participantes ont précisé les conditions du dialogue dans lequel peuvent s’élaborer des stratégies et des objectifs communs dont les deux suivantes : « Reconnaitre que le mouvement féministe dominant ne doit pas être la norme à laquelle doivent se conformer tous ces collectifs » et « la nécessité pour les différentes générations de féministes d’entretenir un dialogue constant, au risque de se priver d’outils précieux. » C’est donc un bureau du ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui a ouvert un espace de rencontre et d’échange à des groupes féministes dispersés, favorisant ainsi la mise en réseau et l’agir politique.

Que, dans le contexte actuel, des lieux institutionnels soient investis, ne signifie donc pas l’abandon de l’objectif fondamental du féminisme, à savoir libérer les femmes au sens exigeant du terme comme l’entendaient les pionnières de la deuxième vague. Celles-ci voulaient subvertir le système patriarcal et pensaient que poser « la question des femmes » (de l’égalité des sexes) serait un catalyseur puissant susceptible de bouleverser tant les savoirs établis que les pratiques existantes. Cette conviction garde à mon avis toute son actualité à condition d’élargir ladite question des femmes aux groupes minoritaires, discriminés et stigmatisés dont les voix dissidentes se font entendre depuis plusieurs décennies. Ces voix interpellent la culture, questionnent ses codes et ses valeurs, dénoncent le manque de diversité de ses acteurs et actrices, révèlent les biais homophobes et racistes de ses productions et fustigent la récupération marchande des créations en marge. La diaspora africaine a joué un rôle crucial dans cette interpellation de la culture mainstream.
À cet égard, l’ouvrage collectif Créer en post colonie. 2010-2015. Voix et dissidences belgo-congolaisesn est intéressant à double titre. D’abord, il dénonce le déni de l’héritage colonial tant dans l’espace physique que dans celui de nos représentations. Ensuite, nombre d’articles de ce livre attestent de la puissance subversive des artistes belgo-congolais·es en littérature, dans les arts plastiques, le cinéma, la musique et cela en dépit de leur absence de visibilité et d’inclusion structurelle dans le monde des arts et de la culture.

Quand des personnes et des groupes réclament de rebaptiser les noms de rue soit parce qu’ils évoquent des tortionnaires de l’époque coloniale, soit parce qu’ils nient la présence de femmes dans la participation à l’histoire, quand ils exigent que l’histoire enseignée aux enfants intègre celle de la colonisation et celle des femmes, ils luttent contre les processus d’effacement dont sont victimes les groupes minorisés. Ce combat est porteur d’émancipation car il bouscule les codes, les normes, les valeurs d’une culture dans les faits excluante pour celles et ceux qui, ne les partageant pas, ont été refoulé·es à la marge.
L’interpellation m’apparait alors comme une chance de développer une pensée et une pratique de la dissonance dans la culture, de la subversion dans le symbolique mais ce que donnera cette subversion ne peut être prédéfini, comme l’écrit la philosophe féministe Françoise Collin : « Le symbolique à venir est du domaine de l’inconnu. On peut, on doit modifier les conditions d’émergence, de réception et de transmission de la création – et c’est même là le travail le plus urgent et le plus accessible qui est à mener : on ne peut déterminer a priori sa forme et son contenun. »

 

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2011

1

Voir le baromètre diversité et égalité dans les médias audiovisuels ici (consulté le 2 avril 2019).

2

Femmes au sommet 2012, IEFH : ici (consulté le 2 avril 2019).

3

Sarah Demart, Gia Abrassart, (dir.), Créer en post colonie. 2010-2015. Voix et dissidences belgo-congolaises, Africalia Bozar, 2016.

4

Françoise Collin, Je partirais d’un mot. Le champ symbolique, FUS ART, 1999, p.20.

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