Les occupations temporaires à vocation culturelle qui fleurissent à Bruxelles et ailleurs semblent être une manière intéressante de se réapproprier collectivement des territoires désertés ou « en transition ». Cependant, la gestion de ces espaces suit parfois des logiques capitalistes et managériales, diamétralement opposées aux valeurs et aux manières de fonctionner de certains projets participatifs (artistiques, multiculturels, à vocation sociale, militants, etc.) qui y sont hébergés. Le MedexMuseum livre un retour sur ses multiples expériences, parfois sources de désillusions, et propose des pistes d’action pour une gouvernance plus démocratique et participative de ces lieux riches de potentiels.
Depuis plusieurs années, on a vu se développer à grands pas, à Bruxelles comme ailleurs en Europe, des « occupations temporaires » : un concept potentiellement intéressant qui tente de donner un statut à des lieux vacants. Derrière, il y a l’idée de redonner vie à des espaces fermés, abandonnés parfois depuis des décennies, et qui feront l’objet d’une rénovation dans les années à venir.
Les promesses des occupations temporaires
Le bureau bruxellois de la planification (perspective.brussels) reconnait « l’usage temporaire, transitoire ou expérimental du sol [comme] un moyen d’action rapide dans le contexte plus long de la planification territoriale. Il permet d’animer un quartier, de revitaliser un patrimoine historique, de tester des usages, de lancer une dynamique collaborative […] afin de toujours mieux répondre aux besoins des habitants. »
À Bruxelles, l’occupation temporaire d’espaces vacants est devenue un véritable instrument de planification urbaine, une manière d’annoncer aux habitant·es d’un quartier qu’une stratégie de développement ou de régénération urbaine est en cours de réflexion. De nombreux bâtiments désaffectés (généralement publics ou industriels) sont aujourd’hui le théâtre de nouveaux projets communautaires « à vocation culturelle » (nous reviendrons sur ce point plus tard).
L’idée est séduisante : l’autogestion des squats est un sujet complexe et l’occupation de « lieux en transition » par des acteurs et actrices du secteur socioculturel sélectionné·es dans le cadre d’appels à projets permettrait de rassembler des personnes disposées à « créer des synergies » et de « mutualiser les ressources ». Sur le plan politique, de tels projets peuvent également jouer le rôle de « friches » où tester de nouvelles formes de participation citoyenne.
Aujourd’hui l’État belge juge cette idée positivement. On évite ainsi la multiplication d’occupations gratuites et hors contrôle susceptibles d’engendrer des nuisances à la fois pour les occupant·es (insalubrité, bagarres, luttes de pouvoir…) et les propriétaires de lieux occupés (dégradations, résistance au départ…)n.
La gestion de ces lieux est souvent confiée, via des appels d’offres, à des structures gestionnaires qui ont pour mission de composer un écosystème de projets culturels et de jeunes entrepreneur·ses qui ne sont pas en mesure de payer un vrai loyer commercial. Cet essor a engendré l’apparition de nouveaux acteurs économiques spécialisés dans la recherche d’espaces vacants et la signature de conventions d’occupation précaire avec leurs propriétairesn.
En déléguant la gestion de grands espaces inoccupés à de tels acteurs (parfois assortie d’une enveloppe de plusieurs milliers d’euros de subsides), l’État espère voir ces espaces devenir des lieux de rencontres et d’activités pour les citoyen·nes, des lieux « tremplin » pour de jeunes entrepreneur·ses et artistes qui viendraient autrement gonfler les chiffres du chômage. Et quand sera fixé le calendrier des travaux pour la construction d’un nouveau bâtiment sur le site (nouveau centre universitaire, nouvelle école, etc.), l’État sait que celles et ceux qui occupaient l’espace ne feront pas d’histoires une fois venue l’heure de partir.
Avec des prémisses de ce genre, on devrait donc se retrouver dans un contexte inouï. En tant que public comme en tant qu’usager·ère, on devrait se sentir chanceux·se d’avoir une place dans un tel écosystème.
Une opportunité manquée
Il se trouve que les porteurs et porteuses de projets culturels ne bénéficient en réalité pas pleinement de cette chance. Leurs initiatives sont souvent (pour ne pas dire systématiquement) étouffées par les intérêts de celles et ceux qui légitiment leur action à grand renfort de mots-valises : innovation, participation, vert, circulaire.
Un sentiment aujourd’hui partagé par de nombreux·ses artistes ou asbl participant à des projets dits circulaires et solidaires est de faire partie d’un décor humain servant le récit d’un lieu « à la berlinoise », attractif pour les citadin·es. Pourtant, ces jeunes acteur et actrices du secteur culturel n’ont pas leur mot à dire dans la programmation culturelle du lieu, et lorsque sollicité·es, c’est souvent à titre gratuit.
En effet, une fois la gestion d’un espace déléguée à une structure gestionnaire privée, c’est cette dernière qui arbitre entre les projets qui « valent la peine » et les autres, entre les mails urgents et ceux qui ne méritent pas de réponse, entre les espaces utilisés et ceux qui resteront vides faute de servir à un nouveau client. Les critères d’évaluation adoptés par ces gestionnaires restent flous, et aucune évaluation ne vient juger si les décisions prises sont motivées par le souci d’une offre culturelle soignée ou simplement par l’argent. Il en ressort que dans ce dernier cas de figure, toute une liste de conflits d’intérêts peut voir le jour et dénaturer les ambitions initiales d’utilité publique à la faveur des intérêts économiques de la structure gestionnaire.
Au MedexMuseum (musée éphémère de l’exil), notre expérience comme porteur·ses de projets au sein de diverses occupations temporaires sur les communes de Saint-Gilles et Ixelles ces dernières années, nous a fait réfléchir sur la nature de ces agent·es immobilier·es 2.0 qui font de la précarité une nouvelle source de revenus.
Plus que le dossier de presse ou le descriptif des activités, c’est la capacité de payer la somme demandée avec régularité qui va valoir à tel ou tel projet d’être accepté ou refusé. Aussi ceux et celles qui se disent « engagé·es », et annoncent fixer des prix au m² différents selon les portefeuilles pour n’exclure personne, n’hésitent pas à prioriser les projets capables de payer le prix fort.
Il est intéressant de noter que ce que paient les usager·es n’est pas un loyer (lequel leur permettrait de prétendre à certaines commodités comme du chauffage, un accès aux communs, etc.) mais plutôt une sorte de forfait calculé en fonction des charges, auquel s’ajoute un montant variant selon la taille de l’espace occupé. Puisque le lieu est mis à disposition gratuitement par le ou la propriétaire, il s’agit d’une « contribution aux charges et au fonctionnement du projet » qui alimente la trésorerie de la structure gestionnaire, quand la Région ne souhaite pas explicitement récupérer un montant pour l’utilisation de l’espace.
Retour d’expérience
Avant d’installer notre association dans une occupation temporaire du bas de Saint-Gilles (rue du Monténégro), le MedexMuseum n’avait pas de local. Une première expérience, décrite ci-dessous, a permis de donner à notre collectif un lieu de création partagé et un endroit pour organiser de petits évènements sans devoir systématiquement solliciter des partenaires. L’indifférence des premier·es gestionnaires à l’égard de nos activités s’expliquait par la nature de l’occupation (base arrière de leur projet vitrine à Ixelles et leur lieu de vie) et de son état d’insalubrité (limiteur de puissance électrique, accueil du public dans la cave). Mais la raison de notre départ de cette première occupation est liée à l’échec des gestionnaires à trouver une solution juste au conflit né d’une agression d’un membre de notre collectif par un autre occupant du lieu.
Nous avons alors déménagé au sein des casernes d’Ixelles (See U), où nous disposions d’un atelier et d’un espace d’exposition, soit 100 m² pour un total de 262,50 euros par mois. Une aubaine pour une asbl non subsidiée à finalité socioculturelle comme la nôtre ! Des liens n’ont certes pas tardé à se créer avec d’autres occupant·es du même bâtiment, mais la relation avec les gestionnaires se limitait à une relation bailleur-locataires.
Aucune valorisation ne nous a été accordée : ni en matière d’espace (nous avons plusieurs fois demandé à utiliser les espaces « polyvalents » présentés comme gratuits pour les porteur·ses de projets, mais hélas seulement occupés par des acteur·ices extérieur·es pour de la location) ; ni en matière de communication, de signalétique ou de soutien à la programmation de nos évènements, jugés peu rentables, et de l’image (nous assumons en effet la communication de nos évènements auprès de notre public).
Alors que nous avons été contraint·es de suspendre toutes nos activités en raison de la pandémie de Covid-19, les gestionnaires ont tenté de récupérer (comprendre : plagier) le concept de notre projet « Le Tour du monde en 183 assiettes », renommé « Zero Travel » après un bras de fer musclé pour qu’il ne s’appelle pas carrément « Around the world » à l’été 2020.
Aujourd’hui, lassé de servir la mise en récit de ces gestionnaires professionnels de l’expérimentation sociale mais avares d’inclusivité, le MedexMuseum sollicite auprès des autorités communales la mise à disposition d’un espace dédié où créer et accueillir son public au sein d’un lieu d’interculturalité et de mixité sociale.
Urgence à cadrer le rôle de gestionnaire-facilitateur
Le rôle de gestionnaire d’une occupation temporaire s’articule autour de trois axes principaux. Tout d’abord, la structure assure la gestion administrative du lieu et la mise en place d’installations nécessaires à l’accueil de projets et du public. Elle joue également le rôle d’interface entre les porteurs et porteuses de projets et les propriétaires, à l’égard desquels elle assume la responsabilité des activités hébergées sur le site. Enfin, elle facilite les échanges et veille à la bonne cohabitation entre les occupant·es.
Ce que ces dernier·es recherchent dans ces lieux en transition : des loyers abordables où pouvoir réaliser leurs activités (ateliers, bureaux, espace d’accueil du public…) mais aussi un espace d’apprentissage de la citoyenneté active via leur participation au sein d’un nouveau genre de communauté.
Pour nous, le gestionnaire idéal d’une occupation temporaire à vocation sociale et culturelle serait donc un gestionnaire en retrait, capable de faciliter la coordination entre les acteurs et actrices, de tisser des liens entre les projets, de stimuler l’intelligence collective pour élaborer un agenda inclusif et diversifié à même de répondre aux centres d’intérêts des citoyens et des citoyennes. Il doit pouvoir communiquer sur l’ensemble des porteur·es de projet, et non uniquement sur son action propre. Un gestionnaire-facilitateur compétent est selon nous la clé de voute d’un écosystème dynamique et inclusif.
Les choses se compliquent quand la structure gestionnaire devient elle-même programmatrice culturelle. Elle bénéficie alors de la primauté sur l’utilisation de certains espaces et peut écarter d’autres acteur·ices en concurrence directe avec son programme d’activités culturelles (expositions, concerts, vente de boissons et nourriture…). Lorsque cette structure gestionnaire programmatrice n’est pas particulièrement créative, elle peut même aller jusqu’à s’inspirer de concepts déjà hébergés sur son site.
Culture festive et projets socioculturels : deux modèles économiques incompatibles
Quand l’État délègue la gestion d’un espace mis à la disposition d’acteurs publics à un acteur privé, il s’agit déjà d’une forme de privatisation de l’espace public. Or, le modèle économique proposé par le gestionnaire n’est pas forcément compatible avec ceux des porteur et porteuses de projets, souvent à caractère social et culturel, attiré·es par le faible montant des loyers et la promesse d’une économie sociale.
En effet, le modèle économique de la structure gestionnaire-programmatrice est varié et peut être basé sur la mise à disposition d’espaces dont elle bénéficie gratuitement (un système de rente dont les revenus entrent directement dans ses poches ou dans celles de l’État), ou bien dans la récupération des recettes de guinguettes gérées en propre ou via un·e partenaire extérieur·e. Dans ce dernier cas, elle cherche des client·es (les citoyen·nes-consommateur·ices) dont les besoins pourront être satisfaits par des prestataires sélectionné·es selon les tendances du marché.
Cette approche capitaliste se heurte au modèle économique de certain·es porteur·ses de projets se réclamant de l’entrepreneuriat social (upcycling, ateliers participatifs, etc.) et désirant s’inscrire dans des circuits économiques alternatifs.
Prenons un exemple. Lorsque que label United Stages nous a sollicités pour l’organisation des espaces (expo, accueil des conférences) pour le forum « La culture n’est pas décorative » en juin 2019, les gestionnaires du site où nous occupions un espace (avenue de la Couronne à Ixelles) nous ont demandé de payer la location et imposé de faire appel aux services d’un régisseur tout en voulant conserver les revenus du bar, pour finalement ne pas donner suite une fois qu’il est apparu que le bilan économique de l’évènement ne lui serait pas profitable. En revanche, il lui sera plus intéressant de louer l’espace à un acteur extérieur à des prix élevés (2 000 euros par jour), alors même que le lieu lui est mis à disposition gratuitement.
L’argent ainsi collecté n’est pas réinjecté dans le projet d’occupation lui-même (sous forme d’une meilleure signalétique ou tout besoin commun identifié par les porteur·ses de projets lors d’assemblées) mais sert à financer la structure du gestionnaire.
Le terme de « culture festive » n’est pas de nous. Nous l’avons entendu lors d’une assemblée et il nous est apparu emblématique d’un certain type d’activités (apéros, fêtes technos, etc.), mal acceptées par le voisinage car plus bruyantes, mais répondant aux aspirations d’un public jeune et branché. En résumé : un DJ, des transats et des bières à prix exorbitants. Qui plus est, le terme « culture festive » légitime en apparence la captation de subventions destinées au secteur culturel.
La culture festive offre certes de nombreux avantages économiques. Pour organiser un évènement, il est acceptable de payer un DJ 150 euros, vendre des bières cinq fois leur prix d’achat, engager des bénévoles ou des stagiaires pour la communication et poser des transats afin de satisfaire les travailleur·es salarié·es lassé·es de leur journée au bureau. Le retour économique et en images est incroyable : le public est au rendez-vous car le concept est simple et accessible à tou·tes − du moins toutes celles et ceux qui en ont les moyens financiers.
En revanche, les acteur·ices socioculturel·les (asbl, collectifs d’artistes…) ont tendance à axer leur activité sur la création de contenus inédits et à vouloir surprendre leur public, interagir avec lui et l’élargir à ceux et celles qui ne sont pas habitué·es à aller au musée et autres lieux de culture traditionnels. Le modèle économique de ces acteur·ices, généralement sans but lucratif, repose principalement sur le soutien de partenaires institutionnel·les et organes subsidiants ou le recours à la pratique du prix libre.
Une autre conséquence de la culture festive : les publics parmi les plus fragilisés de certaines asbl ne se sentent pas légitimes à venir sur le site. Enfin, ces occupations tournées vers la culture festive prennent peu ou pas en considération la fonction d’habitat alors même qu’une partie des espaces pourrait être aménagée en lieux d’accueil et de séjour temporaire pour les personnes dans le besoin.
Repenser la gouvernance des lieux en transition
En conclusion, les écosystèmes que sont les « espaces en transition » – tels qu’ils sont maintenant – constituent un territoire brumeux entre public et privé, social et capitalisme, culturel et divertissement.
Repenser la gouvernance de ces lieux nous semble aujourd’hui essentiel pour éviter que des entreprises ne cumulent les espaces vacants à travers la ville pour se constituer des portefeuilles immobiliers dont elles s’accaparent les mérites en monopolisant la visibilité ; et ce au détriment des projets qui ne servent plus qu’à légitimer l’existence de ces occupations.
Pour nous, deux solutions sont souhaitables : une prise en main de la gestion par l’État, via la création d’un poste au sein des communes (ce qui éviterait tout potentiel conflit d’intérêts) ou un encadrement plus ciblé sur les objectifs du·de la gestionnaire et les limites de son mandat.
Sur la base de nos expériences passées, nous proposons ainsi quelques pistes de réflexions autour des piliers sur lesquels devrait se baser toute occupation de bâtiments publics (définis ici comme bâtiments appartenant à des acteurs publics ou para-étatiques reconnus d’utilité publique).
- Transparence. Les principes de la transparence devraient s’appliquer à la publication des appels d’offres, et donc des ambitions de l’autorité publique en matière de développement urbain, ainsi que le modèle économique proposé par la structure gestionnaire sélectionnée.
- Compétence. Le cahier des charges de l’appel d’offres devrait établir un cadre de mise en œuvre et des objectifs clairs pour la bonne gouvernance du site. Les compétences de la structure gestionnaire sélectionnée seraient ainsi clairement définies. Le cahier des charges devrait pouvoir être accessible à tou·tes les acteurs et actrices souhaitant intégrer le projet, et ce dans un souci d’éviter tout conflit d’intérêt dans les activités organisées sur le futur site.
- Responsabilité. Le cahier des charges de l’appel d’offres devrait également prévoir des pénalités à l’encontre de la structure gestionnaire dans le cas où les objectifs ne seraient pas atteints.
- Consultation citoyenne. La consultation des citoyen·nes (en particulier des riverain·es) sur les questions relevant de l’utilisation temporaire du site devrait être au cœur du projet, depuis la sélection de la structure gestionnaire et tout au long de la durée de l’occupation.
- Consultation d’acteur et actrices locales. L’implication d’acteurs et actrices locales et d’expert·es (sociologues, urbanistes, expert·es de la culture) dans le recensement des besoins et des potentialités, ainsi que dans l’esquisse de l’agencement du projet dans une stratégie de territorialisation des politiques publiques.
Pour beaucoup, les occupations temporaires sont l’occasion de favoriser de nouveaux espaces de création propice à l’émergence d’une économie locale et de nouvelles dynamiques citoyennes. Façonner le territoire demande aux autorités publiques du temps et des efforts. L’implication de l’État dans la gestion même du site permettrait de s’assurer que le projet d’occupation conserve ses objectifs initiaux d’utilité publique. Pourquoi ne pas laisser les agences communales jouer ce rôle, elles qui ont pour mission à la fois de favoriser le développement économique et renforcer la cohésion sociale de chaque commune ?
Image : © Benjamin Monteil
Sarah de Laet revient sur l’effet d’évincement sur les lieux autogérés et de la criminalisation du squat dans son article « Occupation précaire et spéculation immobilière : vous reprendrez bien un peu de précarité? », Bruxelles en mouvements n°303 « Au marché du logement », décembre 2019,
Pour approfondir sur les enjeux de marchandisation des espaces vacants, nous conseillons la lecture de l’article de Victor Brevière « La gestion des espaces vacants : territoire des communs » publié dans Les Cahiers de Culture & Démocratie, volume 8 « Penser la culture en commun(s)? », 2018, pp.17-24.