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Dossier

La culture peut-elle être réparatrice ?

Fabienne Brugère
Université Paris 8, Vincennes-Saint-Denis, LLCP

12-05-2018

Fabienne Brugère est philosophe. Elle est l’auteure du Que sais-je ? sur l’éthique du care. Elle a traduit le livre Le risque ou le care, de Joan Tronto et dirige la collection « Care studies » aux Presse universitaires de France. Elle construit, à côté de cette spécialisation en éthique, une pensée sur l’art, l’esthétique. Dans cet article, elle croise ses deux domaines de recherche et nous propose une réflexion sur la dimension soignante de l’art.

La culture est-elle réparatrice ? La question ne va pas de soi tant cette dernière désigne d’abord des contenus de savoir qui prétendent fixer par leur nombre et leur nature l’état d’une civilisation. La culture réside dans un ordre qui constitue un sens. Mais une culture ne tient pas uniquement dans cet ensemble qui risque toujours de se figer ; elle est aussi le processus par lequel un esprit se forme, apprend à juger grâce à l’éducation ou à l’expérience, prend soin de lui-même, des autres et du monde.
Toutefois, dans un monde où les individus font l’épreuve de différentes formes de vulnérabilité, à quoi sert la culture ? Quel contenu de savoir peut bien s’imposer face à un effondrement des certitudes collectives, une injonction de réussite qui normalise de plus en plus les vies humaines quand elles ne sont pas écrasées par des exils qui les rendent invisibles ? La culture implique immédiatement des règles et des conduites qui peuvent très bien s’opposer les unes aux autres, entrer en conflit. La culture, du fait même de son pouvoir de construction, est toujours relative. C’est en ce sens que l’on peut parler de guerre des cultures ou de choc des civilisations.
Mais il n’existe pas de culture sans une appropriation de celle-ci, une éducation culturelle qui peut faire tenir en elle une place pour le jugement, la réflexivité ou la critique. Cette appropriation peut-elle valoir comme réparation ? Une réparation a lieu parce qu’il y a eu blessure, violence, atteinte volontaire ou involontaire, disparition. Une réparation n’est pas une restauration, cette dernière supposant un retour à l’état initial. Elle compose certes avec un individu souffrant ou vulnérabilisé dont elle prend soin ; sa perspective n’est toutefois pas celle d’un retour mais d’une transformation de l’individu dont on se soucie. Elle implique que la culture puisse se déplacer hors d’elle-même et de son savoir sédimenté. La culture est le lieu d’une difficulté : les normes qui lui donnent un cadre et l’exercice d’une activité réflexive, émancipatrice. Que peut-elle bien réparer ? Des individus, un monde, une histoire collective ou individuelle ?

I. Le modèle 68 de la culture : l’ordre culturel

La culture se fabrique ; elle est du côté de l’artifice. Plus encore, elle s’affirme dans des cadres qui la délimitent, lui donnent une identité, des caractéristiques. La culture se déploie dans des formes avec leur historicité, leur relativité et leur caractère homogénéisant à l’intérieur d’un même ensemble.
Au moment des revendications de mai 68 en Europe, la culture sombre du côté des accusés. Elle participe de la violence du pouvoir intellectuel. L’ordre social est une émanation de l’ordre culturel. Asphyxiante culture de Jean Dubuffet, livre publié en 1968, est un révélateur efficace de cette mise au ban de la culture. Les formes culturelles n’ont rien en commun avec les formes artistiques. En d’autres termes, la culture est très loin de toute démarche de création : « L’homme de culture est aussi éloigné de l’artiste que l’historien l’est de l’homme d’action. »n L’artiste produit, crée comme l’homme d’action qui change le monde et le façonne. L’homme de culture, comme l’historien, est enfermé dans la conservation et vit dans le passé sans considérer ce qui peut surgir dans son présent. Il est conformiste et devient un maillon essentiel dans la perduration des modèles sociaux.

La culture, ce n’est pas l’art du point de vue de Dubuffet. Une œuvre d’art provoque un fort attachement, ce qui veut dire qu’elle est exceptionnelle et que le partage de cette œuvre dans une communauté qui la reconnaît comme telle, se fait autour de ce caractère exceptionnel ; le public lui-même se hisse alors à ce niveau d’exception. Il n’en va pas de même avec la culture qui asphyxie la création artistique et ce qu’elle porte d’original ou de dissensuel. Si l’on tente une archéologie de la culture, on peut tenir selon Dubuffet que les productions qui contiennent quelque chose de vraiment subversif ont toujours été totalement décriées et n’ont jamais reçu la moindre place dans la culturen. Une production culturelle est consensuelle ; elle s’épanouit dans les sociétés contemporaines grâce aux facilités fournies par l’industrie culturelle, la publicité ou les médias. Une production artistique choque, fascine, interroge. Elle ne saurait être immédiatement appréciée, reconnue. En même temps, l’ordre culturel sait parfois prendre le parti de se rénover : on a alors parmi les gens de culture décidé d’aimer Cézanne, Van Gogh ou Mondrian. Il n’en reste pas moins que ce mouvement n’est pas authentique, qu’il ne saurait égaler « la vraie subversion »n des artistes eux-mêmes qui engagent leur individualité dans la création.
Plus spécifiquement, du point de vue de Dubuffet, la culture aliène la création artistique. Elle la dépersonnalise au nom de la hiérarchie. L’art, au contraire, appréhende des formes nouvelles, proprement révolutionnaires ou transgressives. On peut dire que les critiques d’art, les hommes de culture du Second Empire, ne pouvaient rien comprendre au caractère neuf de la peinture de Manet : c’est pourquoi, ils ne pouvaient que refuser des toiles comme Le déjeuner sur l’herbe ou Olympia, les exclure des salons officiels, s’en moquer tant il s’agissait d’un art différent de toutes les conventions collectives alors adoptées.
Selon le modèle 68 si bien porté par Dubuffet, la culture est la raison d’État dans l’art, ou encore une police de l’art. Elle assujettit les artistes. Créer revient à tourner le dos à la culture pour devenir une individualité.
Que pourrait bien réparer une telle culture ? Rien précisément puisqu’elle ne fait qu’asphyxier les individus, les habituer à un ordre ou à des normes. La culture est une normalité étouffante.

II. L’après modèle 68 : la culture de soi

Des textes comme L’histoire de la sexualité de Michel Foucault ou La citadelle intérieure de Pierre Hadot permettent dans les années 1980-1990, en particulier en France, de faire surgir une contre-offensive sur la culture. Il ne s’agit plus seulement de remplacer la culture par une contre-culture, cette dernière ayant adhéré à la défense du droit des femmes et des minorités, à la promotion de la musique pop ou des modes de vie hippies. Il s’agit désormais de promouvoir le soi et sa performativité. Le soi se fabrique, se déploie dans des exercices ou des techniques. Il s’agit de faire porter à la culture non un ordre mais une discipline qui est à destination de soi. Pierre Hadot explicite comment, dans la Grèce antique, les jeunes gens se soumettent à des prescriptions sévères et deviennent les opérateurs de leur propre soi : le travail, l’exercice soulignent le rapport dynamique à soi qu’instaure la discipline en ce qu’elle forme ou façonne des individus. Michel Foucault, dans L’usage des plaisirs, évoque les « arts de l’existence », pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier pour faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de stylen. La culture de soi est tout autant une discipline de soi qu’un style de vie. Pierre Hadot analyse le thème stoïcien de la discipline de soi. Chez Marc-Aurèle, les trois règles de vie ou disciplines correspondent à la fois aux trois activités de l’âme (jugement, désir, impulsion) et aux trois domaines de la réalité (faculté individuelle de juger, nature universelle, nature humaine)n. La philosophie est culture de soi au sens d’une formation de soi qui est réduction de la démesure et de l’auto-proclamation de soi. S’exercer à la discipline, c’est se connaître et se former à soi. La culture de soi se fait avec les autres et le monde dans la perspective de poser des bornes à toute expansion de soi. Le soi est pensé par le terme de « culture » en tant qu’il est relationnel.
On peut dire que cette culture comme formation de soi n’est pas seulement née avec la Grèce ou la Rome ancienne. Ce que les Allemands ont nommé Bildung au moment du romantisme, jusqu’au Bildungsroman (le roman d’apprentissage), vaut bien comme une sorte de culture de soi. La formation du héros à travers les événements qui jalonnent sa vie lui fait se construire un rapport à soi, aux autres et au monde.
Se construire soi-même, c’est évoluer dans des situations qui font toujours de l’être humain un être relationnel et plus encore vulnérable. Le renouveau de la culture de soi à l’âge des Modernes se joue dans un monde qui n’est pas celui de la maîtrise sur toute chose mais de la discipline de soi. Cette discipline implique une reconnaissance de la vulnérabilité des individus, de leur perméabilité aux événements qui les affectent et de la nécessité de faire avec des événements qui peuvent nous blesser, nous diminuer et même nous détruire. C’est alors que la culture devient un art de vivre et que, dans le même mouvement, elle intervient sur le soi, les autres et le monde comme une instance de réparation.

III. 50 ans après mai 68 : le besoin de réparation

De nombreux travaux de sociologues ont mis en avant la fatigue du soi jusqu’à faire de la dépression le principal ennemi intime des mutations de l’individualité à la fin du XXe siècle. Précisément, la culture de soi deviendrait impossible ou serait réservée à des privilégiés. Comme purs individus, nous n’arrivons plus à nous discipliner tant la responsabilité et la nécessité de l’initiative emprisonnent toute existence. Selon Alain Ehrenberg, le sujet contemporain est malade, dépressif, incertain, fatigué de devoir être lui-mêmen.
Une culture de soi est-elle encore possible au moment où des individus qui se croient performants font l’épreuve de la panne, au moment où des guerres abominables font fuir des populations entières ?
Sans doute, la culture n’est-elle plus appréhendée comme un ordre, une conservation de relations hiérarchiques. Il n’en reste pas moins que le soi a besoin de réparation. Il n’est plus sûr de pouvoir envisager lui-même de se former avec les autres. Il devient un sujet de besoin, un être vulnérable qui a besoin de soutien. La culture, comme diffusion de pratiques et de créations artistiques, peut valoir comme mode de réparation de nos trop grandes vulnérabilités quelles qu’elles soient. Une telle vision de la culture fait intervenir non plus la notion de contre-culture mais celle de critique. Bien sûr, la culture et l’art n’ont pas la force de la notion juridique de réparations civiles de l’Histoire qui s’applique dans le droit international, dans le règlement des préjudices historiques (comme l’apartheid en Afrique du Sud). Mais, si l’art se montre critique à l’égard de l’histoire, découvreur des vulnérabilités, des injustices, des violences, des destructions ou des disparitions, il peut instaurer un regard qui participe d’une réparation du monde par la culture.
Les arts visuels, sous certaines de leurs formes actuelles, supposent une attention aux autres et au monde (aux femmes, aux ghettos, à tel ou tel paysage, etc.), une sorte de souci qui est aussi la manifestation d’une connivence entre l’art et la vie (comme vie en commun), passant par un travail critique sur les formes de vie les plus conformistes, les plus intéressées au profit ou les plus inhumaines. Par exemple, au retour d’un séjour en Yougoslavie (juillet 1991) Sophie Ristelhueber réalise une exposition Every one à Paris, avec 14 photographies tirées en très grand format de corps marqués d’une suture récente, ces sutures ne pouvant être comprises que comme autant d’allégories du conflit serbo-croate, sutures avec peu d’effets esthétiques. Il s’agit pour l’artiste de réécrire l’histoire au nom de la mémoire et contre l’oubli de ces guerres que l’Occident veut vite effacer ou cacher ; travail de restitution, de réappropriation d’une guerre qui fut et qui se dérobe normalement à l’artiste tant il n’est pas un acteur ou un spécialiste de la guerre. La suture est une réparation du vivant, une restitution de la vie défiant le risque de la mort. En même temps, sa grande visibilité sur un visage ou un dos renvoie à un drame initial, à des souffrances, à des blessures infligées aux vivants. Mais sa grande visibilité manifeste aussi son illisibilité. La suture vaut comme une peau refermée, une histoire recousue en quelque sorte, que l’on peut certes imaginer mais qui, dans le même mouvement, devient opaque, et ne sera jamais transparente ou univoque car subjective, nécessairement subjective, car mutilée nécessairement défigurée et parfois irracontable.
L’art est réparateur ou fait de la réparation un thème quand il restitue de la vie sur un fond d’incomplétude (blessure, mutilation, déformation, infirmité). La réparation n’est pas une restauration. Elle crée du neuf au nom d’une haute valeur de la vie là où la restauration redonne l’état initial. Elle prolonge la vie, les objets comme autant de traces de l’humanité. Surtout, elle soigne les âmes blessées sans les guérir.
On peut bien noter dans l’art d’aujourd’hui le surgissement de la question de la « réparation » qui répond à l’attitude du souci ; et ce n’est certainement pas un hasard si ce surgissement est contemporain d’un retour de la guerre, de guerres souvent diffuses un peu partout dans le monde. Au moment où les démocraties se transforment en États sécuritaires, au moment où se déploie une « politique de l’inimitié » (Achille Mbembe), quelle est la place des artistes et de leurs œuvres et ont-ils à se montrer responsables sous la forme du souci ? Ce contexte rend possible une place pour la réparation dans l’art, une manière de porter comme une part de la responsabilité d’un monde qui tourne mal sans que l’on aperçoive une issue, mais dans l’idée qu’il vaut mieux être du côté du souci que de la compromission ou des risques de manipulation par les gouvernants.
Mais alors les œuvres réparatrices sont plus que des choses. Elles deviennent des quasi-sujets à cause d’une partie immatérielle non fixe qui les fait sortir de l’inerte et où elles portent le souci des autres ou du monde, cette éthique de la responsabilité de l’artiste. Elles vivent. Pour reprendre Mauss, elles donnent, elles reçoivent et elles rendent. Elles sont prises dans des réseaux d’agentivité qui les font réellement exister dans les rapports humains et rendent le regard que l’on porte sur elles non univoque et toujours en mouvement. Elles forment la possibilité d’une culture vivante, réparatrice elle aussi.
La culture est réparatrice si elle prend en charge la diffusion d’un art investi d’une mission critique, celle qui conduit à concevoir et à faire sentir la réparation des vies par-delà les désastres et les malheurs. Une culture réparatrice signe la possibilité de revivre.

 

Lire en ligne l’article de Pierre Hemptinne, « Oser une politique de bienveillance ».

1

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, Paris, 1986, p. 16.

2

Ibid., p. 23.

3

Ibid., p. 24.

4

Michel Foucault, L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 16.

5

Pierre Hadot, La citadelle intérieure, Fayard, Paris, 1992, p. 59-62.

6

Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Editions Odile Jacob, Paris, 1998.

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