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Dossier

La culture prend-elle soin ? L’art comme thérapeute

Jean Florence
Philosophe, psychologue et psychanalyste, membre de l’AG de Culture & Démocratie

12-05-2018

Jean Florence est l’auteur de l’essai Art et thérapie. Liaison dangereuse ?, publié en 1997 par les Facultés universitaires Saint-Louis. Il revient ici sur cette articulation qui pose question, en s’intéressant notamment au processus formateur de l’artiste et au « mouvement vers l’expression » que permet l’art – notamment dans un contexte psychiatrique.

La culture est à prendre ici dans son sens le plus actif de création incessante qui se nourrit d’un immense patrimoine, certes, mais le nourrit à son tour. L’activité artistique en est une dimension remarquable, liant au plus intime le matériel et le spirituel. Notre époque a vu émerger, après des siècles de médecines de l’âme, la discipline médicale de la psychiatrie. Celle-ci est partagée entre ses idéaux scientifiques d’objectivité et d’efficacité et l’opacité de cette réalité humaine irréductible à ses tentatives d’explication et de maîtrise. Certains psychiatres, parfois artistes ou philosophes, et des psychanalystes, renouant avec une tradition séculaire et frappés par les créations des cultures non-européennes, ont pris en considération le rapport vivant de l’activité artistique et de ce que nous appelons « folie ».
Il y aurait des liens souterrains entre les processus à l’œuvre dans la création artistique et les processus générateurs du rêve, des passions, du délire et des extravagances de l’âme. De cette intrigante parenté peut surgir l’idée positive d’associer ces processus dans une pratique de soin. De nos jours se sont donc développées des pratiques dites d’art-thérapie. Nous proposons ici une brève réflexion sur le sens de cette liaison qui ne va pas de soi.

Le processus de création

Nul ne peut objectiver ce processus qui se déroule dans l’ombre et le secret. L’on peut en dire, cependant, qu’il mobilise les ressources de ce qui nous fait humains : la relation aux origines, au corps, au silence, à l’informe, au chaos, à l’autre, au monde terrestre, au transcendant. Antérieurement à toute production, à toute expression, à toute représentation, à toute forme, ce processus commence par une attitude de réceptivité, d’abandon angoissant, inquiétant ou confiant au réel, à l’inconnu.
Ce processus créateur ne serait-il pas comparable à une initiation, à un rituel auquel les sociétés traditionnelles ne manquent pas de soumettre les jeunes sujets en passe de mutation, les adolescents. Trois temps scandent ce processus initiatique que maints ethnologues ont décrit : la séparation d’avec la famille, ensuite les épreuves, révélations et apprentissages et enfin le retour à la communauté sous une nouvelle identité. Il s’agit de rompre avec la réalité connue, de suspendre les rapports aux personnes et aux objets familiers.
L’arrachement à ce milieu d’origine et d’enfance, parfois dramatisé et violent, instaure un retrait, une mise à l’écart dans un lieu séparé et secret, hors du village, dans la forêt où fourmillent les êtres dangereux et menaçants.
Le changement d’état, d’espace et de temporalité permet un changement de nature, une perte des identifications constituées qui jusque là se fondaient sur un vécu corporel et relationnel partagé. Les initiateurs recourent à des substances qui facilitent la modification des états de conscience (plantes, champignons) et à des disciplines physiques et psychiques sévères (jeûne, isolement, silence, exposition) ainsi qu’à des rituels (chants, danses, transes, masques, musiques). Une telle épreuve, qui peut être longue, ne se déroule qu’encadrée de très près par les Anciens, responsables de la tradition. Cette phase proprement initiatique est celle où se dévoilent les secrets, où s’enseignent les mythes et traditions, où se révèle l’existence des esprits bénéfiques ou hostiles, et où se fait l’apprentissage des rites, des techniques, du maniement des outils et des armes.
Enfin vient le moment du retour au village, dans la communauté. L’initié doté d’un nouveau statut, d’un nouveau nom se voit reconnaître accomplie sa métamorphose et la fête collective salue cette authentification et cette légitimité nouvellement acquise.
Pourrait-on transférer ces moments d’initiation à ce qui, mutatis mutandis, a lieu dans le processus formateur de l’artiste ? Ce processus est peut-être moins ritualisé qu’autrefois et plus individuel que du temps où des maîtres artisans-artistes accueillaient les jeunes postulants dans une école selon une procédure réglée et ritualisée et une progression mesurée des productions et réalisations. Une biographie de Léonard de Vinci (publiée chez Actes Sud) rappelle les dures exigences de cette formation d’artiste. Mais une certaine scansion de retrait, de solitude, d’épreuve et d’appel à la reconnaissance peut évoquer les étapes de l’initiation.

De l’art et de la folie

Pascal a écrit : « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou. » Et encore : « L’homme passe infiniment l’homme. »
Depuis l’orée de la constitution des premiers groupes humains, est inscrite au cœur de l’homme la possibilité de l’excès, de la démesure, de la transgression, de la déraison. Ceux que jadis l’on appelait insensés, fous ou déments sont la face pathétique, tragique et quelques fois comique de cette réalité humaine dont il faut reconnaître qu’elle ne se contente jamais de ce qui est ni de ce qu’elle est elle-même. Toute aspiration à la lumière, au savoir, à la raison, à la science, se double obscurément d’une aspiration à l’occulte, à l’interdit, au non-sens. Telle est la liberté de l’homme, qui l’expose au déchirement de son être, à la division de sa subjectivité, à l’écart entre l’immanence et la transcendance, entre l’appétit d’immédiate jouissance et la soif d’infini. La « folie », redéfinie à l’époque moderne comme « maladie mentale » et, de nos jours, comme « maladie du cerveau » a toujours été l’écran de projection de ce qui inquiète, angoisse, est immaîtrisable ou impossible à dire. La folie fut longtemps attribuée à la volonté de dieux ou d’esprits investissant les mortels pour leur propre jouissance, pour vider leurs querelles ou pour les utiliser comme porteurs d’énigmatiques messages. Le mystérieux don artistique a lui-même été attribué à des influences divines ou diaboliques, ce qui faisait de l’artiste un inspiré ou un possédé. Quelles différences dès lors entre fantaisie, fantasmagorie, vision ou hallucination ? Détenteurs d’un savoir interdit, l’artiste comme le fou le payent d’un prix fort, celui de la douleur de vivre, de la souffrance physique, morale ou sociale, de l’insatisfaction radicale.
Les premiers aliénistes ont tôt perçu ce que l’aliénation mentale de leurs patients permettait d’exprimer, au-delà de tous les codes et de toutes les conventions culturelles. Pouvait même surgir l’idée que leur laisser l’accès à la libre expression constituait en soi un « traitement », spontané de leurs souffrances. D’où s’est formulée, au XXe siècle, la notion « d’art brut » créée par le peintre Jean Dubuffet.

Le travail artistique en tant que soin

C’est le processus à l’œuvre dans ce mouvement irrépressible vers l’expression qui est le vecteur essentiel d’un traitement possible des sujets en mal de vivre. S’il existe une art-thérapie, elle ne s’exerce qu’à travers le travail d’expression lui-même, lequel peut devenir une production qui sera reconnue comme « artistique ». Il n’y a donc pas à proprement parler « d’art-thérapeute » si ce n’est l’art lui-même, dans des conditions favorables. Celles-ci ne sont pas très éloignées des conditions d’une initiation, dont on a vu qu’elle devait être dûment accompagnée. De là vient l’idée que c’est à un artiste qui a fait l’expérience, souvent éprouvante et bouleversante, du processus créateur dans sa rigueur et sa vérité, qu’il convient de proposer la place de l’accompagnateur de ce processus pour ceux qui s’y engagent… à leurs risques et périls. Ce processus par essence ne sait pas d’avance où il ira. Il ne peut être soumis à des objectifs « thérapeutiques ». C’est la confiance dans les pouvoirs imprévisibles du jeu, dans l’ouverture à l’expression protégée par un cadre (les rituels d’un atelier d’expression), qui va diriger les opérations… Le jeu est une ressource essentielle et l’art en est la suite : il est action, interaction, exploration, possibilité de l’essai et de l’erreur, il possède son propre espace et sa propre temporalité, il est le lieu même du paradoxe humain où peuvent se mêler réalité et irréalité. Le jeu se crée en créant le joueur lui-même et ses partenaires. Il est création d’une réalité qui n’existait pas avant lui. Il est création de sens, symbolisation, instauration de nouveaux liens, créateur de culture. C’est donc un soignant idéal.
Tout atelier d’expression, tel qu’il s’en crée dans des institutions de soins médicaux, des hôpitaux psychiatriques, des institutions socio-pédagogiques, des instituions pénitentiaires, des centres d’accueil, peut être un lieu qui ouvre les personnes à une pratique artistique qui les ouvre à son tour à la possibilité d’un processus créateur. Ce qui est agissant au cœur de ces ateliers dirigés par des artistes, c’est l’appui que prennent les personnes qui s’y engagent librement sur les ressorts d’une discipline artistique avérée, rigoureusement conduite et accompagnée, dans toutes sortes de domaines (vidéo, danse, chant, musique, peinture, sculpture, théâtre, etc.). Ces pratiques mobilisent les corps, les cœurs et les esprits, disposent d’un matériel approprié et ne font pas l’objet d’observations hétérogènes à la finalité proprement artistique, ni à des jugements diagnostiques, ni à des interprétations psychologiques.

La culture, l’art et le soin

Il n’y a pas de société humaine viable sans le « supplément d’âme » que lui confère la création culturelle. Étroitement solidaire des techniques, des savoirs et des matériaux que lui procure l’époque, l’art, s’il est le témoin du monde où il s’inscrit, n’en est jamais le simple reflet : il est anticipation, mémoire, invention, contestation. Les artistes sont bien souvent perçus avec une forte ambivalence : on les veut conformes aux représentations dominantes, on les idéalise, eux qui proclament la beauté éternelle et les valeurs affirmées de la culture et de ses codes. En même temps, on attend d’eux qu’ils apportent du nouveau, qu’ils avivent notre curiosité, excitent notre désir d’un ailleurs ou d’autre chose… Fragile destin que d’être l’eau et le feu, la consolation et le danger, le signe de la fugitivité du monde et de sa persistance.
Le peintre Braque a écrit : « L’art trouble, la science rassure. » Si notre science conquérante manifeste notre extraordinaire volonté de savoir et de maîtriser les forces de la Nature, l’artiste témoigne pour sa part, dans son langage inimitable, de ce qui, irrécusablement, inquiète notre existence. Il donne forme à des questions encore informulées, il interroge, crie, choque, interpelle, démonte, déplace, bouleverse. Il est offre d’altérité, d’altération. C’est dans toute la mesure de son irréductibilité à du simple et à de l’explicable que l’on a un ardent besoin de ses traitements, c’est parce qu’il possède cette exigence d’impitoyable vérité qu’il peut soigner notre insatiable besoin, si contradictoire, de sécurité et de nouveauté.
De même que toute parole n’acquiert de réalité qu’à condition de trouver son « bon entendeur », de même, l’artiste n’accomplit pleinement son œuvre qu’à condition qu’elle soit reçue, accueillie, saluée… Cette reconnaissance, cette authentification, peut venir longtemps après son éphémère passage sur cette terre. Si l’art a l’inquiétant pouvoir d’altérer nos perceptions, idées et jugements, il a aussi celui, vital, de nous désaltérer.

 

Lire « La place de l’art dans les institutions de soin » de Jean-Michel Longneaux (philosophe, professeur à l’UCL, conseiller en éthique, rédacteur en chef de la revue Ethica clinica).

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Mot repris dans le glossaire.

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