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La dette - ce que ça fait

07-03-2023

Être surendetté·e, ça ne tombe pas du ciel : ça se construit, ça se fabrique. La dette elle-même est une fabrique, une sorte d’usine, qui produit de drôles de choses – pas drôles du tout. Dans Apnée, le parcours du personnage central est l’incarnation intime de cette fabrique.

C’est d’abord l’histoire d’un homme qui n’a pas de problème d’argent. Pas vraiment. Il vit comme il peut. On pourrait dire qu’il appartient à la classe moyenne. Le début de la pièce est consacré à détailler les conditions d’émergence d’une situation dans laquelle ce personnage se trouve coincé : une maladie, un arrêt de travail, un problème administratif avec la mutuelle, des premiers retards de paiement, une dette auprès de son frère, des soins de santé qui dépassent ce qu’il avait prévu. Sur le plateau, c’est le début de cette sensation d’étouffement que les personnes surendettées racontent.
Et puis après, à partir du moment où il n’arrive plus à payer, il y a quelque chose qui bascule pour le personnage de la pièce. Il entre en effet dans un autre monde. La dette envahit son quotidien et réduit son univers à la portion la plus congrue : sa table, sa chaise, son café et ses clopes. Les mécanismes que les créanciers ont à disposition pour le faire plier s’accumulent : les lettres de rappel, les huissiers, le gouffre de la vie mise entre parenthèses, la médiation de dette à l’amiable, les huissiers qui reviennent, le règlement collectif de dettes. C’est long. C’est pénible. Rageant – et parfois décourageant.
Sur scène, ces dix-sept années sont racontées de manière linéaire. Les spectateur·ices assistent aux ravages de la dette chez ce personnage : comment ça agit, comment ça se délite, comment ça s’écroule, comment ça se révolte aussi parfois, comment ça tient, comment ça se transforme, quelle cicatrice ça laisse… C’est un chemin initiatique. C’est comme ça que ça s’incarne, c’est ce que ça fabrique la dette au fond. Ça apprend à devenir pauvre. À le subir. Ça fait changer de classe sociale.

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Lilia – En fait, pauvre, c’est un truc que t’apprends. Tu ne nais pas pauvre. Tu peux naitre avec peu d’argent, oui, mais tu ne nais pas pauvre. On ne croit pas comme ça parce que… tu vois, il y a tous les films, tout le rapport romantique, quoi. Germinal, Les Misérables… Mais c’est pas ça être pauvre.
Pauvre, c’est un visage, c’est un regard, c’est le regard des autres sur toi. Tu vois par exemple, là, j’ai pas l’air d’être une pauvre. Ça, tu vois, c’est 2 euros aux Petits Riens. Ça les chaussures, je les ai achetées sur le bon coin. 10 euros. Ça, on me l’a donné. Ça c’est Zeeman. Ma culotte aussi, tu vois c’est 2 euros. Elle est belle ma chemise… Être pauvre. Être pauvre. Regarde comme j’arrive à dire pauvre. Et pourtant à l’intérieur, je sens que ça me… oui je suis marquée, oui.

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Albert – 12 mars. Il pleut. Il pleut encore, c’est mouillé. Mouillé humide. À peine encore moisi. Sous les doigts sous les yeux les chiffres encore les chiffres. Les chiffres les mots les lettres pleines d’eau de pluie de pleurs et ruisselle encore et goutte à goutte la perfusion à travers le papier. Je te tiens tu me tiens et je me noie. La belle noyade tout ça là sous les yeux estampillés grande noyade grande foirade. La belle pluie que voilà. Les beaux chiffres et tout à refaire. Encore un mauvais rêve ? Encore ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. La digue a pété. Le bateau sombre. Sombre océan sombre. Rien n’y fait les chiffres s’empilent et se croisent, virgules, saletés de virgules, les zéros s’empilent et font des bulles.

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Bilal – C’est la décadence. La décadence. Quand tu te retrouves avec une facture de 50 euros que tu ne sais pas payer, ça monte directement à 200, 300 euros. Avec les frais de relance, d’huissier. C’est un engrenage. Un engrenage. Et tu ne sais pas t’en sortir. C’est comme ça. Alors d’abord tu paniques. Tu te prives de tout pour pouvoir payer. Et puis après, t’as carrément peur d’aller à la boite aux lettres. T’y vas plus. Ou alors si t’y vas, c’est parce qu’il n’y a plus de place dedans. On met tout sous la table, et puis on laisse comme ça, quoi. On n’ouvre même pas. On sait ce qu’il y a dedans. On va quand même pas me mettre en prison pour ça. Alors tu t’en fous. Voilà. Et c’est dur. C’est dur, parce qu’à partir du moment où tu rentres dans cette spirale, t’as plus d’avenir. Plus aucun avenir.

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Wendy – Comment ça se fait qu’on déshabille des gens à ce point ? Comment ça se fait qu’on aille si loin dans la voracité pécuniaire que des gens en viennent à se désintéresser d’eux- mêmes ? À la poubelle. Et puis c’est qui ce on qui nous déshabille ? On. C’est qui ce on qui s’insinue à ce point dans la chair des personnes qu’on reçoit ? Qui pousse. Qui pousse encore. Qui appuie. Qui presse. Qui comprime. Où est-ce qu’il se loge, hein, ce on, qui nous lamine ?

Apnée

 

TRAPES – TOUS EN RÉSEAU AUTOUR DE LA PRÉVENTION ET L’EXPÉRIENCE DU SURENDETTEMENT

Présentation de l’asbl Trapes issue d’un moment d’échange après la représentation de la pièce Apnée.

 

En octobre 2013, quelques médiateur·ices de dette mettent en place le premier groupe de soutien pour personnes surendettées. Ce projet tout à fait innovant a pour objectif d’offrir un lieu de partage d’expériences entre personnes vivant la problématique du surendettement, un lieu qui permette de retrouver une estime de soi, de sortir de l’isolement et d’échanger des trucs et astuces.
Ce groupe de soutien fait son petit bonhomme de chemin pendant trois ans, jusqu’à ce que les personnes qui le constituent se disent qu’elles avaient fait leur travail, qu’il y avait encore de la colère mais qu’elles n’avaient plus honte d’en parler. Alors, en 2017 l’asbl Trapes – Tous en réseau autour de la prévention et l’expérience du surendettement, est créée, formée de médiateurs et médiatrices de dettes, de travailleurs et travailleuses en prévention, d’assistantes et assistants sociaux, et avec des personnes qui ont vécu une situation de surendettement ou qui la vivent encore.
Le réseau veut développer une vision alternative et critique de la problématique du surendettement au sein des enjeux de la société actuelle.

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« Notre asbl cherche à offrir du soutien et de l’accompagnement, à éviter le sentiment d’isolement de la personne. Dans la relation entre l’intervenant social et la personne en situation d’endettement, il peut y avoir autant d’empathie qu’on veut, le travailleur ne ressent pas la situation de la même manière. Le fait de travailler avec des personnes qui ont vécu cette situation permet de rencontrer les gens avec qui on a un langage commun. »
« Je suis dans l’asbl depuis 2019, je trouve très intéressant et même très important de pouvoir faire appel à une asbl comme Trapes qui est un moyen de protection et de défense, qui nous rappelle le pouvoir de la parole et nous aide à retrouver une estime de nous-mêmes. Nous créons ensemble des arguments pour nous défendre et si ça ne va pas il y a une équipe derrière. On n’est jamais seul dans la vie. »

Au-delà du soutien des participant·es qui y retrouvent une intégration sociale perdue et une confiance en soi fortement abimée par les difficultés rencontrées, le groupe développe au fil du temps un désir de devenir acteur·ices, de partager leur expérience et de mener des actions de prévention face au surendettement. Ils et elles mettent en place des campagnes plus larges de sensibilisation grand public, réalisent de nouveaux outils de prévention, mettent sur pied des groupes de soutien plus nombreux couvrant l’ensemble des communes bruxelloises et montent des pièce de théâtre-action à partir de situations vécues telle que Basta précarité qui fut jouée à deux reprises lors de la semaine « Trop chère la vie ».

« Une de nos activités consiste à faire de la prévention : sensibiliser tout public par le théâtre amateur. Nous avons fait du théâtre-action, c’est-à-dire des improvisations à partir de situations tirées de notre vécu de travailleurs et de personnes en médiation : atterrir au CPAS, recevoir la visite d’un huissier,… »

« Trapes, c’est l’échange ! »

 

BASTA PRÉCARITÉ – EXTRAIT

Le présentateur (Étienne) entre sur le plateau en courant jusqu’à l’avant de la scène.

Étienne : Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans notre émission spéciale « Basta Précarité » . Aujourd’hui nous allons discuter, débattre et peut-être trouver des solutions. Notre thème du jour est « le surendettement ». Veuillez accueillir nos invité·es par un tonnerre d’applaudissements !

Étienne recule vers le centre-arrière de la scène, mais reste bien présent. Tou·tes les convives disent leur réplique à l’avant-centre de la scène avant d’aller s’installer à leur place.

Notre mamie, la débrouillarde : Merci, je suis très contente d’être là.

L’experte du surendettement : On dit que payer ses dettes enrichit… ou pas.

La « bénéficiaire » : Merci de m’avoir invitée. Je croule sous les dettes, moi !

La syndicaliste : Nous n’abandonnerons jamais le combat.

Le polémiste de droite : Je ne laisserai pas ces gauchistes dire n’importe quoi.

Présentateur (aux spectateurs) : Nous sommes donc ici pour parler du surendettement. Brouhaha général, certain·es se lèvent, tout le monde donne son avis en même temps. Du calme, du calme ! Avant de débattre, définissons le surendettement : de quoi parle-t-on exactement quand on parle de surendettement ?

Mamie débrouillarde : Moi je ne sais pas, je suis venue juste parce qu’on m’a invitée… Ça me fait vraiment très plaisir d’être là !

Présentateur : Merci Mamie débrouillarde. La parole est à vous, experte du surendettement ! Présentez-nous ce fameux Théorème de Picsou !

Jingle émission et image Picsou en fond d’écran. Martine (Mamie débrouillarde) contourne la table et se place en avant-scène gauche. Elle présente ce fameux théorème, qui met en scène un emprunteur (A) et un emprunté (B : « Enfin, le mec qui vous file du flouze quoi… ») et une somme d’argent qui transite (n). « La situation est plus ou moins zen ». À cette somme s’ajoutent un certain nombre de variables : notamment les intérêts (y) et la chute ou la catastrophe (C). Plus cette dernière sera dure, plus « y » devient incontrôlable. A se paume et s’engloutit. Et les variables se multiplient : « B comme banquier, H comme huissier, F comme frais, Am comme amende, J comme juge et j’en passe ». Martine aboutit à une formule et à sa conclusion : « A termine complètement dans la M…, ce qu’il fallait démontrer ».

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