Benjamin Monteil
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Notices bibliographiques

La fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale, Maurizio Lazzarato

Pierre Hemptine

28-04-2021

Éditions Amsterdam, 2011, 120 pages.

Présentation

L’AUTEUR ET SON ÉLAN
Maurizio Lazzarato est sociologue et philosophe, formé à l’université de Padoue, militant pour l’autonomie ouvrière dans les années 1970, très engagé dans l’action directe au service d’une classe ouvrière émancipée du capital. Installé en france pour échapper à des poursuites que lui vaut son activisme, il poursuit son engagement sur le plan théorique, étudiant les évolutions du néolibéralisme, les « réformes » du code du travail, l’impact de la dématérialisation, la rhétorique du « capital cognitif», les développements des concepts de biopolitique et de bioéconomie. Il est l’auteur de plusieurs autres livres publiés chez Amsterdam, dont Intermittents et Précaires (avec Antonella Corsani, 2008) et Le Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale (2008).

STRUCTURE DU LIVRE
Un avertissement de quatre ou cinq pages denses qui posent l’ambition. Ensuite un constat plus construit et une définition du point de départ d’une investigation « autre » : « Appréhender la dette comme fondement du social.» Pour suivre, un chapitre qui rassemble les éléments théoriques pour critiquer l’économie de la dette : « La généalogie de la dette et du débiteur». Enfin, un chapitre qui décortique plus frontalement les aspects subjectifs de l’économie de la dette : « L’emprise de la dette dans le néolibéralisme. » C’est là que l’auteur développe l’impact de la dette sur « le monde social» et qu’il pose le diagnostic que le système néolibéral génère « antiproduction et antidémocratie ». Alors que les conclusions invitent « à l’activation de la lutte des classes» par la « réinvention de la démocratie».

Commentaire

L’ART SALUTAIRE DU CONTRE-PIED
C’est une dimension qui échappe peut-être à celles et ceux qui travaillent régulièrement sur les questions d’endettement et de pauvreté mais, dans le contexte actuel et compte tenu du discours dominant, le titre du livre surprend, qui déclare que « l’homme endetté » relève d’une « fabrique » et donc d’une intention, d’un système. Cela indique déjà que les notions de « responsabilité » et les grilles d’analyse des politiques mises en place pour lutter contre la pauvreté sont peut-être obsolètes ou hypocrites.
Quelque chose de semblable se passe quand on s’intéresse un peu aux travaux de Bernard friot: quand il rappelle le fait banal que toute création d’entreprise nécessite qu’une banque accepte d’accorder un prêt, qu’elle décide de « faire confiance » sur base de garanties contractualisées, on prend conscience, finalement, que l’endettement est la base de notre économie. Quand il esquisse ce que serait un mode de financement qui contournerait les banques, on entrevoit tout ce que le monopole du système bancaire implique en termes de modélisation du mental et l’on mesure en quoi contourner ce système ouvre d’autres perspectives, quoique malaisées à se représenter concrètement. À inventer. En clair, le formatage mental exercé par le modèle en place nous a bien colonisé·es. Et il faut saluer la salubrité d’une démarche du contre-pied systématique : là où l’on nous serine que les dettes publiques tirent l’économie vers le bas, plombent l’avenir des futures générations, il est sain de se heurter à un autre discours selon lequel la dette est fabriquée, qu’elle est le moteur du système en place, ce qui signifie qu’elle profite à ceux et celles qui dominent la société. Même si ce discours est un peu brut. « La dette n’est donc pas un handicap pour la croissance; elle constitue au contraire le moteur économique et subjectif de l’économie contemporaine. La fabrication des dettes, c’est-à-dire la construction et le développement du rapport de pouvoir entre créanciers et débiteurs, a été pensée et programmée comme le cœur stratégique des politiques néolibérales. » (p. 24)

DÉNATURALISER LE TEMPS ET L’HOMME ÉCONOMIQUES
C’est l’objectif principal du livre de Lazzarato: donner des pistes de réflexion sur l’économie de la dette comme manière de gouverner les comportements, d’orienter la production de subjectivité au service d’une classe au pouvoir bien déterminée, et ainsi de rappeler toute la pertinence, malgré la mainmise de la soi-disant objectivité économique, sans alternative, d’une analyse actualisée en termes de lutte de classes. À ce titre, il s’agit d’une contribution pour « dénaturaliser» le discours économique dominant, en privilégiant une « lecture non économiste de l’économie », en croisant des sources d’inspiration qui vont de Nietzsche à foucault, Deleuze ou Guattari en passant par Marx.
L’auteur ne présente pas un corpus complet, le livre est court. Disons que c’est un livre « éclaireur » : il ouvre une piste à creuser. Avec Nietzsche, il plonge dans la Généalogie de la morale. Il y trouve des éléments pour contester le fait rabâché comme une évidence que l’économie nait avec l’échange et la dimension symbolique de la monnaie et pose que le « rapport créancier·ère/débiteur·rice » est le « paradigme de la relation sociale ». Il s’arrête sur le concret de cette relation qui signifie promettre de rembourser, s’engager sur l’avenir, donner des gages, prouver sa solvabilité future. « fabriquer un homme capable de tenir une promesse signifie lui construire une mémoire, le doter d’une intériorité, d’une conscience qui puisse s’opposer à l’oubli. C’est dans la sphère des obligations de la dette que commence à se fabriquer la mémoire, la subjectivité et la conscience.» (p. 35) En organisant via le remboursement des dettes contractées au nom de la société de consommation, les trajectoires de vie économique des individus qui doivent consacrer leur temps à gagner de quoi honorer leurs échéances, le système cherche à maitriser l’avenir des vécus, des projets de vie individuelle, décollectivisés. « La dette s’approprie ainsi non seulement le temps d’emploi présent des salariés et de la population dans son ensemble, mais elle préempte aussi le temps chronologique, le futur de chacun et l’avenir de la société dans son ensemble. L’étrange sensation de vivre dans une société sans temps, sans possible, sans rupture envisageable, trouve dans la dette son explication principale. » (p. 40)
Il y a là, certes, une dimension abstraite des retombées ordinaires de l’endettement particulier, individuel. Surtout que contracter un prêt est devenu ordinaire, quelconque, relevant d’un ensemble de gestes formalisés, techniques, cliniques. Il est nécessaire pour devenir capable de se représenter ce que ça fait vraiment d’être pris dans une économie de la dette, ce que ça induit comme production de subjectivité soumise malgré soi, de se rappeler les dimensions complètes du système qui nous imprègne. À commencer par ce qui s’est joué autour de 1979 quand les états ont été encouragés à s’endetter et que, dans la foulée, les marchés financiers se sont développés pour mettre de l’argent à disposition des états selon une politique d’intérêt très profitable à la « rentabilité des entreprises privées ». Le discours alarmiste sur les dimensions incontrôlables de la dette publique encourage à la consommation, à l’endettement individuel et, surtout, légitime à peu de frais « les politiques d’austérité, le contrôle sur le “social” et sur les dépenses sociales de l’état-providence, c’est-à-dire sur les revenus, le temps (de la retraite, des congés, etc.) et les services sociaux qui ont été arrachés par les luttes sociales à l’accumulation capitaliste. » (p. 26) Ainsi se porte sur l’individu, en dépassant même le concept d’entrepreneur de soi étudié par foucault, le poids d’assumer « les couts et les risques d’une économie flexible et financiarisée, couts et risques qui ne sont pas seulement, loin s’en faut, ceux de l’innovation, mais aussi et surtout ceux de la précarité, de la pauvreté, du chômage, des services de santé défaillants, de la pénurie de logements, etc.» (p. 43)

APPRÉHENDER LA DETTE SUBJECTIVE COMME FABRIQUE COMPORTEMENTALE
Maurizio Lazzarato, tout en déployant les éléments qui permettent une approche critique de l’économie de la dette, tant au niveau « méta » que « micro», dans les faits observables couramment, tente surtout de rendre palpables les effets de la « dette subjective». Pour ce faire, il investigue au niveau des populations les plus fragilisées par l’économie de la dette, là où la logique de contrôle sur les vies, logique qui inspire prioritairement les relations de pouvoir créancier·ère/ débiteur·rice, se révèle de la façon la plus évidente. Le système qui consiste à endetter les états, à encourager l’endettement privé pour soutenir la croissance, produit de la pauvreté, multiplie le recours aux aides publiques. Mais le marché, au nom des dimensions alarmantes des dettes publiques, pèse pour détricoter les filets de protection sociale. Non seulement, les plus pauvres endetté·es continuent à enrichir, avec le peu qu’ils ont, les bénéficiaires du système, mais ils doivent surtout « rembourser en adoptant les bons comportements». La monnaie-dette est aussi une monnaie comportementale. C’est ce qui se passe quand des « droits sociaux» se transforment en « dette sociale et en dette privée » (p. 99) Il s’agit d’inscrire dans les corps et les mémoires « l’esprit de culpabilité, la peur et la mauvaise conscience du sujet économique individuel». Songeons au discours omniprésent sur les « profiteur·ses, les assisté·es, les tricheur·ses ». Et c’est ce qui aboutit, tout naturellement, au contrôle accru des demandeur·ses d’allocations, en normalisant la « méfiance envers les pauvres». « Les institutions ne se contentent pas d’entrer dans l’intimité de la personne, de surveiller les conduites des allocataires. Elles entrent physiquement dans la vie privée des individus. À travers leurs fonctionnaires, elles s’invitent dans les habitations pour enquêter et questionner le style de vie des allocataires: un agent se présente, entre dans l’appartement ou la maison, inspecte les pièces, la salle de bain pour vérifier combien de brosses à dents il y a, demande à voir les factures d’électricité et de téléphone, les quittances de loyer, s’enquiert du mode de vie et surtout vérifie si l’allocataire vit seul.» (p. 104) Depuis un climat très prégnant de l’endettement, jusqu’au contrôle très intrusif et physique, en passant par une médiatisation très banalisante de ces questions, voilà un système qui forge et impose des modes de pensée et de vivre. Pour rendre toujours plus difficile la croyance en une alternative politique, économique et sociale et rendre chimérique l’éradication de la pauvreté dont se nourrit le système dominant. Quoi de plus efficace que de faire jouer à plein régime la peur de tomber dans la pauvreté ?
La fabrique de l’homme endetté n’est pas un livre parfait. Il est court, 124 pages, pour un sujet aussi complexe. Lazzarato a creusé le thème dans des ouvrages plus épais, par exemple Gouverner par la dette (Les pairies ordinaires, 2014). N’empêche, c’est un bon titre déclencheur. Il rassemble à la fois des indicateurs objectifs sur la financiarisation de l’économie, la perte de souveraineté démocratique, il ouvre une perspective théorique en tissant une trame dialectique entre plusieurs auteur·rices solides, il rassemble de quoi faire émerger, par soi-même et collectivement, une capacité à ouvrir des alternatives. Cela passe par quelque chose qui n’est pas simple – faire toucher en quoi consiste cette subjectivation de la dette, cette production de subjectivité au service de l’économie de la dette.

Mots-clés
Capitalisme – Système monétaire – Système de crédit – finance – Titrisation – Crise des subprimes – Néolibéralisme – Gouvernementalité – Relation créancier·ère-débiteur·rice – Redistribution des revenus – Production de subjectivité – Agences de notation – Biopolitique – Mondialisation –Droits sociaux – Individualisme – économie réelle – économie virtuelle –Ordo-libéralisme – Entrepreneur de soi…

Contenu
Avertissement / I. Appréhender la dette comme fondement social / II. La généalogie de la dette et du débiteur / L’emprise de la dette dans le néolibéralisme / Conclusion

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté