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Dossier

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

28-08-2024

Le 1er janvier 2015 restera, pour Bruxelles, une date à marquer d’une pierre noire. Entre la bonne année et la bonne santé, l’ONEM se délestait de quelques 3000 chômeurs bruxellois. L’événement était assez important pour que les voix syndicales et militantes fassent entendre leur désarroi. On ne savait pas encore que, quelques mois plus tard, c’est la parole des CPAS bruxellois qui serait la plus troublante : sur ces 3000 ex-chômeurs « en fin de droits », seuls 40% sont venus frapper à leur porte. Où étaient donc passés les 60% manquants ? À la recherche d’explications, les journalistes des rubriques « société » découvraient la réalité du non-recoursn.

Cet inquiétant épisode des ex-chômeurs disparus est assurément, pour la Belgique, un cas d’école en matière de non-recours. Mais la tendance n’est pas si neuve. Un observatoire du phénomène a même été créé à Grenoble. Il pointait, en 2011 déjà, qu’en moyenne 50% des ayants droit français n’accèdent pas à l’équivalent de notre revenu d’intégration socialen. En Belgique et pour Bruxelles, les chiffres du non-take up sont pour le moins flous, voire inexistants. Pourtant, au-delà du simple calcul comptable, l’analyse du phénomène de la non-demande nous apprendrait beaucoup à la fois sur les pauvres, sur les institutions d’aide et sur les politiques mises en place. Et il y a fort à parier que, via la grille de lecture que nous offre ce phénomène, les fameuses « responsabilités » ne seraient pas là où les politiques de lutte contre la pauvreté ont l’habitude de les situern.

Pour un observatoire bruxellois du non-recours
Comme souvent, c’est sans doute la population sans-abri qui nous en a appris le plus sur la difficulté d’accéder aux droits et à l’aide sociale. Là, les chiffres qu’avance la Stradan sont édifiants : 31% des sans-abris bruxellois qui entrent dans une structure d’hébergement ne perçoivent plus aucun revenu. Or, une fois suivis, il ne faut que quelques semaines de démarches administratives pour que la majorité d’entre eux touchent à nouveau leurs allocations de chômage, de handicap ou autre revenu de remplacement. Lorsqu’on discute avec ces sans-abris, ce sont souvent les mêmes motifs qui expliquent leur perte de revenu : lourdeur des procédures, manque d’information, inadéquation entre ce qu’ils recherchent et ce qu’on leur propose, incapacité physique ou mentale d’effectuer toute démarche administrative. Sans trop plaisanter, on pourrait faire le parallèle avec ce que l’éphémère secrétaire d’État français Thomas Thévenoud décrivait comme une « phobie administrative ».
Mais ce serait trop simple. Pour creuser davantage les motifs de cette inhibition il faudrait également regarder du côté d’autres populations. Celles-là même qui, de par la « banalité » de leur précarité, s’opposent en quelque sorte aux figures traditionnelles de la « grande pauvreté ». Depuis quelque temps, Le Forum travaille sur cette « précarité ordinaire » qui constitue, pour nous, la véritable bombe à retardement sur laquelle Bruxelles est assise.

Les formes contemporaines de vulnérabilité sociale
Tout a commencé par la rédaction d’un inventaire sur l’innovation sociale à Bruxelles. En fouillant le terrain, nous nous sommes aperçu que lorsque les services sociaux innovent dans leurs pratiques, c’est souvent pour répondre aux demandes de nouvelles populations d’usagers. Ces « nouvelles populations », ce sont parfois les migrants syriens, les chômeurs exclus ou encore les personnes qui présentent des problèmes de santé mentale. Mais le plus souvent, leur identité est moins objectivée, elles ne font pas partie d’une catégorie traditionnellement catégorisée comme surnuméraire. À Bruxelles comme ailleurs, la banalité des « nouveaux pauvres n» les rend invisibles. C’est l’étudiant, c’est la mère de famille, c’est le travailleur, c’est le pensionné.
Ces nouvelles formes de précarité ne sont pas un accident. Elles sont structurées et produites par la grande fabrique à pauvres qu’est devenue Bruxelles. Aujourd’hui, aux formes traditionnelles de la pauvreté – souvent assimilées à une transmission intergénérationnelle ou à des « accidents » de vie – s’ajoutent des figures contemporaines à la fois moins déterminées et moins marginales. Il y a 10 ou 20 ans, dans la même situation, les « nouveaux pauvres » n’auraient pas autant souffert de la précarité. Nous assistons à un déclassement mécanique d’une partie des Bruxellois, à différents âges. La précarité est plus qu’avant liée aux étapes classiques de tout parcours de vie : quitter le giron parental, entrer sur le marché de l’emploi, devenir parent, se séparer de son conjoint, survivre au jeunisme de la vie professionnelle, arriver à la pension, entrer en maison de retraite, etc. La bombe à retardement dont nous parlions plus haut se situe dans cette horloge qui règle le tic-tac de la démographien.
Arrêtons-nous un instant sur les jeunes. À Bruxelles, on le sait, les 18-30 ans sont surreprésentés. Bien sûr, ce sont les jeunes issus des familles les plus précarisées qui rencontreront le plus de difficultés. Mais dans la décennie à venir, il faudra que tous, ceux-là et les autres, expérimentent une multitude de situations critiques : la relégation ou le retard scolaire, la difficulté d’accès à l’emploi, l’allocation d’insertion limitée, les contrats précaires, la sanction « cohabitant » liée à une colocation pas toujours voulue, la recherche de logement pour se mettre en couple, le déménagement pour un deux chambres suite à l’arrivée d’un enfant, la monoparentalité suite à la séparation. On le voit, le « passage à l’âge adulte » est de plus en plus compliqué, même pour les jeunes issus de couches socio-économiques moyennes qui, souvent, subiront une disqualification sociale dès qu’ils quitteront le giron parentaln.

L’invisibilité de la précarité
En octobre 2016, Le Forum sortira un webdocumentaire consacré à cette question des formes contemporaine de la précaritén. Nous avons privilégié l’enquête de terrain. Mais Patrick Séverin, le réalisateur de ce document, s’est vite heurté à la difficulté de trouver des témoins. Ce n’est pas qu’ils n’existent pas, bien au contraire. Mais si cette précarité est peu visible pour les observateurs, les statisticiens et les services sociaux, elle se volatilise également au regard de l’enquête journalistique. Pour expliquer ce réel qui se dérobe, on pourrait travailler l’hypothèse d’un manque de conscience réflexive des victimes de ces « nouvelles » formes de précarité. Dans quel miroir social une mère de famille monoparentale peut-elle trouver son image, à quelle communauté instituée peut-elle se raccrocher, où est sa reconnaissance juridique ? Où sont les lieux d’échange et de défense des étudiants qui s’adonnent occasionnellement à la prostitution ? Où est la conscience de classe des pensionnés qui, n’étant pas devenus propriétaires durant leur vie active, ne peuvent plus faire face à l’augmentation des loyers ?
À travers ce défaut d’identité réflexive, on peut supposer une certaine acceptation collective d’un certain déclassement. Cette acceptation, remarque Patrick Séverin, est tellement ancrée chez certains jeunes qu’ils en viennent à « faire de nécessité vertu ». C’est notamment le cas des trentenaires qui se voient forcés à la colocation afin d’alléger le poste logement de leur maigre budget. Certains n’y voient pas un déclassement mais plutôt un mode de vie trendy, urbain. Comme si la précarisation des jeunes était perçue par ceux-ci comme une histoire de mode qui vient et qui va. Il y a sans doute, dans ce mouvement de la nécessité vers la vertu, matière à psychanalyse collective. Mais peu importe les stratégies de résilience : il ne faut pas oublier que ce phénomène de la colocation longtemps après les études est d’abord la preuve d’une précarisation structurelle de toute une partie de la jeunesse. Et que les modes de débrouille et de solidarité de ceux qui subissent le déclassement sont souvent sanctionnés par un système social et juridique qui n’a pas encore intégré les nouvelles sociologies de ces nouvelles populations.

La dialectique entre le non-recours et la non-reconnaissance
En la matière, la non-individualisation des droits sociaux est l’exemple le plus criant de l’aveuglement politique et institutionnel face aux évolutions sociologiques d’une ville comme Bruxelles. La difficulté conservatrice de reconnaître les nouvelles réalités du logement mais aussi du travail ou de la vie conjugale sanctionne des personnes qui n’ont commis d’autre crime que de vivre avec leur temps – et parmi celles-ci, les plus discriminées restent évidemment les femmes, les jeunes et les personnes d’origine étrangère. Encore une fois, nous ne parlons pas ici de minorités marginales que certains qualifieraient de désaffiliées, mais bien de mères, d’étudiants, de travailleurs, de pensionnés. Aujourd’hui à Bruxelles, on estime que 40% des habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté ou juste au-dessus. Il est urgent de redonner un statut juridique et social à ces Bruxellois. Sans reconnaissance, il se pourrait bien que le phénomène de la sherwoodisationn dépasse de loin les seuls punks à chien et autres bobos-gauchos.
Lorsque l’on parle d’un manque de visibilité, d’identité, de reconnaissance et de statut pour ces « nouveaux pauvres », on parle en fait, en miroir, du fameux non-recours. Mais en inversant la charge de la responsabilité : on passe de la question du non-
recours à celle de la non-reconnaissance, du non-take up au not given, du « pas pris » au « pas donné ». Cette non-reconnaissance, c’est ce que vivent notamment quelque 50 000 Bruxelloises qui élèvent seules leurs enfants. Très souvent, ces mères monoparentales vivent un bouleversement important de leur situation socioprofessionnelle. Entre la double journée, la difficulté à joindre les deux bouts et l’« étouffement » de la maternité à domicile, les vies qui se conjuguent au féminin singulier sont souvent empreintes de précarité, analyse le sociologue Martin Wagenern. Mais leur appel à la reconnaissance de la monoparentalité comme modèle de « famille comme les autres » et à un statut de « femme comme les autres » n’est pas entendu. En matière de monoparentalité, on ferait des pas de géants si on analysait la problématique du non-recours à l’aune de cette non-reconnaissance.

1

D’origine anglo-saxonne, le concept du non-recours, aussi appelé la non-demande, a perdu de sa force en français. Le non-take-up c’est, littéralement, le fait de « ne pas prendre » – les services et droits sociaux auxquels on peut prétendre.

2

Odenore, L’envers de la « fraude sociale », le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, Paris, 2012.

3

Sur les responsabilités individuelles des victimes de la pauvreté, cf. François Ghesquière et Joël Girès, « Les politiques de lutte contre la pauvreté au prisme de la reproduction des inégalités », PAUVéRITé n°08, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, 2015.

4

Le Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abris.

5

Le vocable est réducteur mais nous l’utilisons de manière pamphlétaire, en référence aux « nouveaux riches ».

6

Cf. Willy Lahaye et Émilie Charlier, « Vulnérables mais invisibles », PAUVéRITé n°11, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, 2016.

7

À l’occasion de la Journée mondiale contre de la pauvreté, Le Forum organisera le 6 octobre 2016 une journée d’étude consacrée à cette génération sacrifiée. Infos sur www.le-forum.org

8

En 2014, Le Forum a sorti un webdocumentaire sur la mendicité à Bruxelles, toujours disponible sur www.salaudsdepauvres.be Le nouveau webdocumentaire qui sortira en octobre 2016 est une coproduction du Forum, d’Instants Productions et de la RTBF.

9

Le phénomène de la sherwoodisation désigne le fait qu’une part croissante de la population qui pourrait prétendre à une aide sociale n’apparaît plus dans les registres et les statistiques des services sociaux. Ces personnes vivent une sorte de « clandestinité administrative ».

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Martin Wagener, « La monoparentalité à Bruxelles, entre diversité des situations et réponses publiques incertaines », PAUVéRITé n°2, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités, 2013.

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Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction