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Dossier

La langue est la terre que nous habitons

Julia Sire, travailleuse sociale

14-11-2022

La panne d’imagination qui nous touche est due à l’imposition d’un récit unique, mais aussi aux pratiques d’exclusion et d’enfermement du capitalisme, à ses règles de légitimation de qui a droit à raconter ce qui est et ce qui vient. Or, dans les institutions où l’on relègue les « fous/folles », soigner par la langue évacue la binarité soignant·e-soigné·e. Une expérience qui ouvre de nouvelles possibilités de récits pluriels. Avec cet exemple de la relation à la folie, il est clair que le récit dont nous avons besoin pour sortir du capitalisme fera la part belle à l’altérité, la différence, l’accueil de l’autre.

Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il s’ouvre et livre son ciel.
André du Bouchet.

Lorsque l’on travaille en institution, on se demande comment libérer l’imaginaire social autour de l’hôpital psychiatrique. On assiste à une panne d’imagination de la psychiatrie, et il y a un enjeu très fort à résister au discours dominant sur la psychiatrie et la maladie mentale aujourd’hui. La question qui se pose n’est pas binaire. On entre dans la complexité. Ce n’est pas : il faut fermer toutes les institutions. Ou : toutes les institutions sont bonnes. La conscience d’être au sein d’un système qui peut être maltraitant, qui décide à la place des gens, qui peut prôner la sécurité en valeur, oblige les acteurs et actrices de ce système à trouver des pistes novatrices, des dimensions inattendues et des horizons élargis.

Durant trois années, dans le service d’accompagnement à la vie sociale dans lequel je travaille [l’APEI − Association de parents et amis de l’enfance inadaptée, qui accompagne aussi bien des jeunes que des adultes en situation de handicap ou porteur·ses de troubles psychiques], nous avons ouvert un dialogue et travaillé avec Patrick Faugeras, psychanalyste, traducteur et auteur de plusieurs ouvrages traitant du soin en institution, de la clinique des psychoses et de la thérapie institutionnelle. La psychothérapie institutionnelle peut se définir comme un mouvement, qui met en cause pratiques et conceptions du champ psychiatrique, et qui modifie les rapports entre soignant·es et soigné·es. Nous avons, à raison de deux heures par mois, échangé, appris, et fait des pas de côté sur notre pratique professionnelle et sur les situations que nous rencontrions. Nous avons appris que notre instrument de travail capital, délicat et incomparable était notre propre personne, ce que nous sommes. Ce que nous pensons au plus profond de nous-même et que parfois nous ignorons. Nous avons appris ce que soutient la psychothérapie institutionnelle : qu’il ne peut pas y avoir de thérapie sans analyse institutionnelle.

Travailler avec « les fous/folles », on croit que c’est croiser l’étrangeté au quotidien, gommer ses repères. Mais ce qui se passe en réalité, quand on évolue dans le secteur de la psychiatrie et du soin, c’est que l’on éprouve un sentiment de familiarité persistant. C’est regarder des émotions, des pensées qui nous traversent, accentuées dans un miroir déformant, comme les montres molles de Dali. Quand on fréquente « les fous/folles », on a constamment en tête la mince ligne rouge qui sépare les personnes « saines d’esprit » et les « malades mentales ». Quand on rencontre le fou/la folle, on se rencontre soi- même en réalité.

En quoi ce travail d’analyse d’une équipe d’un petit service du sud de la France, qui suit cinquante personnes dans leurs difficultés quotidiennes, rejoint-il la question de l’imaginaire, vient-il soutenir les formes de récit qui échappent au récit dominant ? Parce que le discours concernant le fou/la folle est stigmatisant, que la construction de l’objet social « psychiatrie » est tributaire des valeurs dominantes de la société. Le fou/la folle est aliéné·e, dangereux·se, « schizo », on doit le·a mettre dans une camisole. L’hôpital c’est l’asile, l’enfermement.

Comment faire en sorte que ces existences œuvrées, bricolées, à l’équilibre incertain, improbable, ou bien complètement défaites, en morceaux, ne soient point méconnues, niées, rejetées, soumises à l’orthodoxie de la raison, voire quelquefois purement anéanties ? Comment aussi entendre ce que la psychose peut avoir à nous apprendre sur les conditions de l’existence, comment se rendre disponibles pour accepter que cette modalité particulière d’existence, cette inflexion de l’être, vienne en interroger les paramètres fondamentaux ?n

La complexité des situations des personnes que nous rencontrons au quotidien ne peut se résoudre par des actions concrètes et rassurantes. Le fait est que se rétablir prend du temps, qu’un individu ne peut pas être normalisé. Dans une société qui simplifie le discours à l’extrême, ou les concepts et les éléments de langage sont manichéens, la puissance de la parole peut être écrasée par le discours institutionnel. Le discours devient alors un récit qui s’est imposé comme vérité.

Peut-être que la violence la plus grande exercée aujourd’hui, bien au-delà du champ spécifique de la psychiatrie où pourtant elle engendre de terribles conséquences, est celle qui vise la langue, qui œuvre à son délitement, et à l’effondrement
de ce qui nous porte.

Dans ce contexte, défendre la psychothérapie institutionnelle devient une forme de résistance poétique.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale en fait, les créateurs du mouvement de psychothérapie institutionnelle se sont à la fois inscrits dans le refus de ce que la guerre venait de révéler, l’extermination, entre autres, des malades mentaux au nom d’une idéologie se réclamant du pragmatisme et de la biologie, mais aussi se sont tournés résolument vers une pensée de l’ouvert, de la rencontre, de la signifiance, du poétique. […] Comment admettre l’idée que la clinique des psychoses ne se limite pas à l’espace clos d’une institution, d’un bureau ou d’une relation mais qu’elle a pour limites les limites du monde ? C’est en cela que la pratique psychiatrique de Roger Gentis, comme celle de Tosquelles, d’Oury et de quelques autres, est politique d’essence – en écho lointain à ce que disait Basaglia : « Faire de la psychiatrie, c’est faire de la politique. » Elle est politique d’essence dans la mesure où elle va s’employer à rendre et à maintenir possible, contre la maltraitance asilaire, la surdité idéologique, le pouvoir des pouvoirs, les résistances de tous ordres, y compris celles du sujet, mais aussi la dictature du sens et des systèmes, une clinique des psychoses non seulement respectueuse de ce mode d’être au monde mais aussi soucieuse de l’être-avec.

Le discours dominant peut essayer de mettre des barrières entre « eux » (les gens fous) et « nous », on peut enfermer la folie, la mettre à distance, essayer de fuir ce malaise que crée en nous la perception d’une construction du monde improbable, à l’architecture onirique et impossible. Mais quel récit va dominer ? Le récit peut être aussi une impasse de la pensée : discours autour du patient ou de la patiente, discours des services sociaux, discours éducatif. Le récit devient une question idéologique.

Le travail que nous faisons, travailleurs et travailleuses sociales dans le champ de la santé mentale, c’est une tentative de désaliénation de la folie : faire tomber les barrières entre les patient·es et la foule indistincte, intégrer les problématiques de santé mentale à la polis, le corps social lui-même, l’expression de la conscience collective. Il s’agit alors de faire de la folie une question politique, globale, que chacun·e métabolise, car chacun·e est concerné·e et vit intimement un processus de constitution d’un récit de soi-même. Ouvrir le récit à la dimension poétique permet de « rêver l’autre ».

On peut raconter d’autres récits, des récits d’émancipation. On peut raconter autre chose que le stigmate de la folie. On peut raconter, par exemple, que les choses se nouent dans la relation à l’autre et dans la rencontre :

Gaetano Benedetti, grand clinicien injustement méconnu en France, a souvent montré combien, alors que la déliaison psychotique serait insupportable pour celui qui n’est pas dissocié et qui, face à cet inacceptable, serait tenté d’user de tous les recours, de tous les artifices à sa disposition, du plus persuasif au plus violent, du plus savant au plus rudimentaire pour faire rendre raison à celui qui ne le peut, Gaetano Benedetti a montré que de ce désarroi peut naitre une possibilité, la possibilité, un point de passage. Encore faut-il reconnaitre que l’inconscient n’est pas qu’une machine vouée à reproduire les mêmes bévues, à replonger dans les mêmes impasses mais qu’au-delà ou en deçà de cette répétition que noue le symptôme, il est aussi condition d’un dépassement, condition de la sublimation, il est aussi un outil thérapeutique. Mais encore faut-il reconnaitre que ce désarroi que nous éprouvons est déjà l’esquisse d’une réception en cours, que le transfert est à l’œuvre, et que si nos états d’âme ne sont plus tout à fait les nôtres, c’est que s’est ouverte ainsi, pour des êtres en manque de présence, la possibilité d’une relation.

Mon propos, en tant que travailleuse sociale, c’est de dire : le langage, c’est ce qui soigne. Que le récit déjà constitué peut être ce qui enferme, mais que dans la relation à l’autre on peut « inventer un nouveau langage commun » vécu comme une possibilité.

Notre travail est de faire émerger une parole, et de s’appuyer sur la parole pour ouvrir une infinité de récits, une infinité de possibles.

 

Image : © Joanna Lorho

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Toutes les citations de Patrick Faugeras sont issues de son article « Le bruissement de l’humain », in Pratiques n°84, 2019.

 
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