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Dossier

La littératie à l’heure des machines d’écriture numériques : question de démocratie

Salomé Frémineur
Doctorante en philosophie à l’Université Libre de Bruxelles

01-01-2018

La démocratie repose sur un rapport au langage qui n’est exempt ni de technique, ni de pouvoir – c’est dans ces coordonnées que s’inscrit la question de la littératie. Le numérique implique de la poser à nouveaux frais, en mobilisant tant les domaines de l’éducation que du logiciel libre.

Démocratie et littératie, une vieille histoire
En définissant l’humain comme animal politique et doué de langage, Aristote grave dans le marbre de la philosophie la dimension langagière de la citoyennetén. Le citoyen de la démocratie athénienne se caractérise par le fait qu’il délibère et participe à la décision sur l’agora, à égalité avec ses concitoyens (mâles et libres, comme il ne faut pas l’oublier) : cette image imprègne nos conceptions de la démocratie. La maîtrise de la langue s’inscrit comme le critère d’effectivité de la citoyenneté, instituant la cité et l’assemblée souveraine des citoyens dans un mouvement dont il est utile de rappeler qu’il écarte dans le même temps les étrangers, définis comme « barbares », c’est-à-dire ceux qui ne parlent pas grec, qui ne partagent pas le langagen.
Dans une société trop étendue pour que les citoyens puissent se réunir dans l’agora, la souveraineté du peuple s’exerce par l’intermédiaire de représentants – processus dont on entrevoit la dimension linguistique en considérant à quel point l’expression « représenter le peuple » n’a pas de caractère d’évidence : de quelle(s) voix parle ce peuple ? Comment le faire parler dès lors qu’il ne s’agit plus d’une parole en présence sur l’agora ? Les médiations deviennent alors primordiales : schématiquement, c’est l’écriture qui a permis de communiquer et d’administrer des territoires plus étendus ; toujours aussi schématiquement, les médias contemporains jouent un rôle dans l’organisation d’un espace public, pour reprendre le vocabulaire de Habermas. Ils participent au dépassement des micro-sphères sociales dans la tenue d’un débat et de l’exercice des conflictualités, condition à la représentation de quelque chose comme un peuple, notamment par le voten.
Ce passage à la représentation s’accompagne d’un autre glissement du sens de la démocratie, qu’on aperçoit déjà lorsqu’en 1819 Benjamin Constant oppose la liberté des anciens, comme participation à la vie de la cité, à la liberté des modernesn, celle de ne pas être contraint : la démocratie repose également sur les droits dont disposent ses citoyens. Il est intéressant de noter que les deux éléments, de la participation et des droits, dont les théories modernes de la démocratie décrivent la mise en tension, se rejoignent ici en ce que leur effectivité repose sur la littératie, comme la maîtrise du langage et des médiations (notamment documentales) qui lui sont associées. On peut à ce stade en distinguer trois aspects : celui des droits, dont l’effectivité repose sur un appareil administratif et juridiquen ; celui des conditions de la réception médiatique ; et celui de la participation à la vie politique.

« Code is law »
Avec ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « le numérique » pour désigner un ensemble de technologies et les transformations sociales qui sont liées à leur développement, la question de la littératie comme maîtrise du langage et de ses médiations se trouve posée à nouveaux frais. La portée de ces changements a le mérite de rendre plus visible l’organisation médiatique des communications humaines dans sa dimension politique. En particulier, le développement d’Internet a d’abord été analysé comme une opportunité sur le plan démocratique : le réseau devait permettre d’échanger des points de vue, de construire des savoirs collectivement, il était un espace utopique d’égalité où s’effaçaient les dominations à l’œuvre dans la vie non virtuelle. En effet, par rapport aux médias traditionnels, des journaux à la télévision de masse, Internet permet à chacun d’être récepteur autant qu’émetteur ; de lire ou d’écouter, mais aussi d’écrire : on promettait un bel avenir à Internet comme lieu de production et d’échange, donc de développement de la littératie dans les différents aspects qu’on a évoqués.
Ces attentes sont aujourd’hui loin d’être combléesn. Si l’on peut pointer la naïveté politique à l’œuvre dans la foi en un espace qui s’auto-organiserait spontanément sans reproduire de mécanismes de domination, on peut aussi simplement rappeler la mise en garde que Lawrence Lessig a formulée en 2000, c’est-à-dire en pleine utopie, avant l’explosion des GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon, auxquels on peut ajouter Microsoft, autrement dit les géants qui dominent largement le Web et orientent les usages du numérique. Lessig écrit alors – de manière tellement prémonitoire que cela paraît trivial – que sur Internet, « code is law », le code est la loin. C’est-à-dire que la toile ne serait pas le paradis de la libre-expression qu’on annonçait, mais que l’accès à la parole est en fait régulé par un opérateur non pas étatique ou juridique mais par le code informatique. On retiendra ici le fait qu’avec la médiatisation de l’expression, l’espace public se trouve structuré de manière toujours plus pénétrante par des opérateurs privés. Ce sont ces opérations qui sont décrites de manière contemporaine par les notions d’économie de l’attentionn, de capitalisme linguistiquen ou encore de gouvernementalité algorithmiquen. Ces analyses mettent en avant le rôle de l’infrastructure numérique dans la structuration de nos expériences individuelles et collectives et du politique lui-même, rôle dont la caractéristique serait l’opacité. Ce qui nous effraye est d’être gouverné par quelque chose qui n’est l’objet ni d’un conflit, ni d’une délibération publique ; bref, qui échappe au langage. C’est en quelque sorte lui qu’il s’agirait de retrouver (ou de libérer). Mais sous quelle forme ?

Le code pour tous et toutes : nouvelle frontière ?
Avec le numérique, on est en effet témoins d’une forme d’adhérence entre le langage et la médiation technique qui le sous-tend, jusque dans ses premières couches matérielles. On l’a vu, le rapport au langage comme élément de la démocratie ne va pas de soi ; pour se former comme tel, le langage prend un rôle institutionnel qui va de pair avec ses accès spécifiques, depuis la première forme de délibération sur l’agora. C’est bien là que s’enracine la nécessité de la littératie comme connaissance spécifique qui comprend la documentalité du langage, son caractère technique ; c’est là qu’elle dépasse la connaissance orale de la langue et l’alphabétisation.
Toutefois, les connaissances nécessaires à la compréhension et à la manipulation du langage en contexte médiatique n’impliquent forcément pas d’atteindre le niveau le plus matériel de la médiation ; c’est-à-dire qu’on peut être « lettré » sans être typographe ou imprimeur, disposer des ressources nécessaires à déchiffrer les informations qui nous parviennent par un biais télévisé sans maîtriser la technique des câbles coaxiaux. Avec le numérique, on assiste au brouillement radical de la frontière qui, si fragile fût-elle, assurait une délimitation strictement langagière de la littératie. Les machines de communication sont devenues des machines d’écriture et les déterminations sont enracinées dans les couches profondes du codage technique – code is law.
Et si, dans ce contexte, la littératie devait devenir la connaissance technique ? Connaître non seulement la programmation mais plus généralement le fonctionnement d’un ordinateur, d’un téléphone permettrait de s’affranchir de l’emprise des GAFA, en organisant des réseaux sociaux libres, en hébergeant ses propres données, en surveillant ses traces numériques, etc. C’est l’argument du logiciel libre, soutenu par la communauté dite du Libre, organisée autour de hackerspaces, de Linux User Groups , et d’instances virtuelles, qui représentent en quelque sorte les héritiers des pionniers du Net, promoteurs du do it yourself et d’une idée du réseau comme vecteur de liberté. Dans cette optique, notre aliénation par rapport aux opérateurs numériques paraît pouvoir être dépassée par l’acquisition d’une connaissance technique qui nous permettrait de regagner le rapport au langage sur lequel repose la démocratie.

Avec le numérique, on assiste au brouillement radical de la frontière qui, si fragile fût-elle, assurait une délimitation strictement langagière de la littératie. Les machines de communication sont devenues des machines d’écriture et les déterminations sont enracinées dans les couches profondes du codage technique – code is law.

Pointons ici quelques éléments qui me paraissent importants pour envisager cette nouvelle littératie à l’échelle d’une société – réflexion qui implique tant le Libre que les mondes de l’éducation et de la culture. Notons d’abord que le développement de cette « littératie technique » ne passe pas forcément par l’apprentissage par chacun d’un ou de plusieurs langages informatiques de programmation, apprentissage qui s’effectuerait à l’école, au même titre que celui du français, des langues étrangères et des mathématiques – hypothèse qui apparaît peut-être la plus évidente. On peut ici faire appel à la catégorie du langage pour rappeler que, au même titre que la maîtrise de la langue ne garantit pas (même si elle aide) la maîtrise de la documentalité qui lui est afférente (ce qui n’est qu’une façon de dire qu’un professeur de français n’est pas automatiquement un juriste ni un politologue capable d’analyser les discours dominants), le fait d’être capable de programmer ne permet pas forcément de s’émanciper de l’influence des GAFA, ni de voir clair dans les mécanismes à l’œuvre dans le numérique.
Ensuite, et c’est le point aveugle de l’idéologie majoritaire du Libre, encore très attachée à une notion de sujet politique individuel, un des défis semble précisément celui de penser une société démocratique où chacun et chacune n’aurait pas la même compétence technique, pas la même connaissance du fonctionnement d’une machine ou des langages de programmation – de la même façon que chacun n’est pas juriste. La question de la littératie doit, à ce titre, se poser collectivement, sans nier les inégalités face à la maîtrise technique. Très concrètement, c’est aussi à cette condition qu’on pourra l’envisager dès à présent et pas dans un futur utopique. Puisque le modèle que l’on suit ici est celui du langage, rappelons le fait qu’il n’est pas de rapport immédiat, non déterminé au langage qui structure la démocratie ; au contraire, et c’est ce sur quoi on a insisté en abordant la démocratie directe de l’agora puis le passage à la représentation, le langage incarne toujours ce qui permet l’effectuation du processus politique démocratique (dont on pourrait insister sur le caractère toujours inachevé) en se structurant comme médiation. Il prend acte et signe l’impossibilité de l’expression immédiate de quelque chose comme une volonté collective. Le langage se trouve dès lors toujours pris dans des processus de capture, il est le lieu d’exclusions dans le même temps qu’il construit. Il ne peut en être autrement du numérique.

1

Aristote, Politique, livre I, chapitre 2.

2

Le mouvement par lequel la cité grecque se constitue comme espace politique en désignant son extérieur comme non politique est analysé par Hannah Arendt dans Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, Paris, 1995. Du même mouvement procède la limitation des femmes au domaine du foyer, de l’oïkos, de l’économique, également défini comme l’autre du politique. Voir aussi Barbara Cassin, Éloge de la traduction, Fayard, Paris, 2016, pour une réflexion sur le lien entre universel, langage et rapport à la langue de l’autre.

3

On insistera toutefois sur le fait que ce système ne coule pas de source – la question du peuple et de sa représentation est au cœur d’un large pan de la philosophie politique. Concrètement, on voit bien les différences entre un système électoral majoritaire, où « le peuple » se voit représenté par un seul groupe politique ou un seul homme, le système proportionnel, ou encore ce qu’on appelle la « démocratie sociale » qui met face à face les représentants (syndicaux) des travailleurs et travailleuses et le patronat. On peut également mentionner la question du tirage au sort, pour laquelle on peut notamment se reporter à David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, Arles, 2014.

4

Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », texte disponible sur http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html

5

Ce qui correspondrait à la définition de la littératie donnée par l’OCDE : « L’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. » Voir : https://www.oecd.org/fr/education/innovation-education/39438013.pdf Nous n’en faisons ici qu’un des trois aspects de la littératie sur laquelle repose la démocratie.

6

Sans que cela nie les expériences collectives dont Internet a été et est toujours le théâtre ; simplement, cela ne s’est pas traduit par un bond démocratique au niveau social.

7

Texte disponible en français sur : https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/

8

Voir Yves Citton, Pour une écologie du numérique, Seuil, Paris, 2014.

9

Voir Frédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l’or », in Le Monde diplomatique, novembre 2011, p. 28.

10

Voir Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’émancipation par la relation ? », in Réseaux, n° 177, La Découverte, Paris, 2013, p. 163-196.

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Journal 46
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Édito

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Qu’est-ce que la glottophobie ?

Philippe Blanchetn
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S’émanciper des dominations par le langage

Entretien avec Jessy Cormont, sociologue à P.H.A.R.E. pour l’Égalité, et membre du Collectif Manouchian

 

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Témoignages de Massimo Bortolini, Christelle Brüll, Amélie Charcosset, Laurence Kahn,
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Démocratie et littératie : ce qu’elles sont, et ce qui les lie

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