Longtemps déconsidérée par le milieu académique, la littérature orale a aujourd’hui retrouvé ses lettres de noblesse. Dans ce « continent poétique », on retrouve un fourmillement de genres narratifs, parmi lesquels le conte populaire, qui à son tour se décline en différents types – conte merveilleux, conte facétieux, conte de sagesse, etc. L’intérêt de Bernadette Bricout pour ce « trésor de mémoire » est avant tout de l’ordre du sensible, de l’émerveillement. En tant qu’universitaire elle a contribué à faire entrer cette littérature orale à l’université. Rencontrée la veille de son intervention au colloque « Aux sources de l’oralité » organisé par la Fédération de Conteurs Professionnels en 2019, elle nous parle ici des territoires de cette littérature, de son ancrage dans la société, des voix qui la portaient, des temps de vie qu’elle accompagnait. Elle évoque, aussi, les nouveaux chemins que cette mémoire orale emprunte aujourd’hui, riche de supports et formes nouvelles, toujours bien vivante.
Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie
Qu’est-ce que la littérature orale ? N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ?
C’est une expression paradoxale qui, à ma connaissance, apparait en français à la fin du XIXe siècle, sous la plume de Paul Sébillot qui l’utilise pour éviter le mot « folklore » qu’il trouvait trop anglais. La littérature orale désigne l’ensemble des textes qui se transmettent de la bouche à l’oreille, de génération en génération, textes inscrits dans la longue durée qui sont un trésor de mémoire.
L’autre question que j’entends derrière la vôtre, c’est : à partir de quel moment dira-t-on qu’il y a un texte oral ? Si on est dans une relation fonctionnelle et que j’ai une parole purement utilitaire, du type « Passe-moi la moutarde ou le sel », on n’est pas dans le registre de la littérature orale. S’il y a dans mon propos une référence, même implicite, à quelque chose que j’ai entendu et que je vais restituer, dont je vais me faire le vecteur de transmission, alors on y est. Je vous donne un exemple : « Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. » À l’évidence, ce proverbe-là me vient d’une mémoire. En l’occurrence, c’est celle de ma mère ou de mes tantes, mais en amont de ces femmes, il y a d’autres générations qui se sont succédé. Autre exemple, la chanson « Maman les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ». On en trouve des attestations en français dès le XIIIe siècle. Dès qu’on entre dans ce patrimoine-là, on est face à des siècles d’existence. La littérature orale, ce sont des textes qui ont été transmis, et dont on peut se dire qu’ils sont inscrits dans la longue durée de la mémoire humaine. Un texte oral, c’est un texte que je transmets par la parole. Je ne l’ai pas créé, il vient d’ailleurs et de plus loin que moi, mais à l’instant où je vous le transmets, je lui donne une couleur particulière et peut-être, une forme unique.
La littérature orale, c’est un continent poétique immense, qui va comporter à la fois les grands genres narratifs que sont les mythes, les contes, les légendes – des récits construits qui obéissent à des lois –, et puis ce qu’on appelle – d’une manière tout à fait impropre à mon avis – les « petits genres », petits par la dimension mais pas par leur fonction, qui sont des perles de paroles , comme les devinettes, les formulettes, les comptines, les proverbes, les dictons, les formules magiques (abracadabra), etc.
Est-ce qu’un conte est nécessairement « populaire » ?
Dans le registre de la littérature orale, en tant qu’universitaire, je ne travaille que sur des « contes populaires », c’est-à-dire des contes inscrits dans la mémoire longue. Des contes qui ont été portés par des paroles anonymes et qui peuvent être transcrits avant d’entrer en littérature. À côté de ceux-là, il y a ce qu’on peut appeler des textes littéraires qui utilisent ou réactivent des schémas narratifs propres au conte, mais sans référence à une mémoire. Exemple : Pierre Gripari avec les Contes de la rue Broca, ou plus anciennement certains contes d’Andersen, comme La petite fille aux allumettes.
Y a-t-il des contes littéraires qui pourraient devenir des contes folkloriques – le mouvement inverse, en somme, de ces contes oraux qui entrent en littérature ? Je pense au Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, exemple fascinant. Il ne fait pas véritablement l’objet aujourd’hui de versions oralisées mais il en existe tant de versions littéraires, tant de traductions dans le monde entier qu’à l’évidence, on est face à un conte en quelque sorte « folklorisé », connu sous toutes les latitudes. On trouve désormais dans Le Petit Prince des perles de paroles comme « Dessine-moi un mouton », ou encore la référence à la rose. Le texte date de 1943 et il est possible que dans un siècle ou deux on ne se sache plus très bien qui l’a écrit. Ce conte d’auteur sera alors devenu un conte populaire : on ne saura plus qui l’a inventé.
Comment le conte devient-il un objet d’étude ?
Pour moi la source de l’intérêt pour le conte est de l’ordre de l’émerveillement. Il y a d’abord une surprise, une image qui vous frappe, ou une formulette (« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ») qui ne vous sort plus de l’esprit. Et alors que l’image frappe à la porte, que la formulette revient vous visiter (on dit souvent que le conte nous choisit autant et plus que nous ne le choisissons), je vais m’interroger sur la force singulière de ce récit. Qu’a-t-il à me dire d’important? Pas simplement pour la recherche mais pour ma propre vie.
En tant qu’universitaire, entrée à l’École normale supérieure après des études à la fois scientifiques et littéraires, je me suis intéressée au conte quand j’ai réalisé avec une certaine surprise qu’à côté des œuvres célèbres existait une littérature orale, une littérature populaire qui avait nourri des générations successives – moi-même, et avant moi mes parents et mes grands-parents et mes arrière-grands-parents – et qui n’était guère étudiée.
À l’époque l’université faisait peu de place à ces enseignements qui se situent au carrefour de la littérature, de l’histoire, de l’ethnologie… C’est une matière qui avait du mal à trouver sa place précisément parce qu’elle concerne une littérature méconnue, la littérature des pauvres. Mais cette littérature-là a inspiré de très grandes œuvres littéraires. La mégère apprivoisée de Shakespeare ou Le Roi Lear, pour ne citer qu’eux, sont des œuvres sans doute inspirées de grands contes populaires (« La trop fière princesse » et « Aimé comme le sel »).
D’un côté la « grande histoire » et de l’autre la « petite » : les contes ne sont-ils pas aussi le moyen de transmettre l’histoire et les savoirs des « invisibles », l’histoire de leurs modes de vie ?
Avant de parler des contes, parlons d’abord de l’ensemble des récits oraux. Pendant très longtemps, on a associé dans le même mépris des catégories qu’on unissait dans une commune ignorance : l’enfant – ignorant à cause de son âge –, le peuple – ignorant de par sa condition –, les femmes –ignorantes parce qu’elles étaient, pensait-on, exclues de la vie active et cantonnées à l’univers de la maison. Cicéron appelait les contes des fabulae aniles, des « récits de vieilles ». On a parlé de « contes de servantes », de « contes de nourrices », « de contes à dormir debout », de « contes de ma mère l’Oye » (expression qui n’est pas de Charles Perrault) et les « contes de ma mère l’Oye » étaient des « fables ridicules ». Imaginez : un bavardage de femme, ce n’est déjà pas grand-chose ; un bavardage de vieille femme, qui peut-être n’a plus toute sa tête, cela peut seulement divertir les enfants.
Évidemment cela pouvait se teinter aussi d’autres formes de mépris. Je songe à ce voyageur de commerce, qui, au XIXe siècle, se rend dans la région d’Ambert – celle d’Henri Pourrat1 dans le Livradois – et loge à l’hôtel. Il écrit dans son journal : « L’habitant, même instruit, est encore à demi-sauvage, et encore plus brut que son granit lui-même. » Le voyageur pense donc n’avoir rien à apprendre de ces sauvages-là.
Tout en facilitant leur étude, l’entrée en littérature de ces récits oraux, en figeant une forme, ne freine-t-elle pas en quelque sorte le mouvement de la transmission orale ? Est-ce que quelque chose se perd lors de ce passage à l’écrit ?
Il y a deux stades différents. D’abord, ce qui est de l’ordre de la transcription d’un conte oral. L’ethnologue écoute le conte et, comme le faisait par exemple Henri Pourrat, prend des notes, ou demande peut-être au conteur ou à la conteuse de donner sa version par écrit quand il ou elle écrit. Nous sommes là en face d’une transcription.
Et puis il y a celles et ceux qui font entrer en littérature le conte, l’histoire recueillie, entendue, lue dans un autre recueil, pour lui donner, avec les moyens et ressources de la littérature, une vie propre. Faire entrer le conte en littérature, ce n’est pas le faire passer de vive voix à lettre morte. Quand on fait entrer le conte en littérature, il ne s’abime pas, de même que Tex Avery ou Walt Disney n’abiment pas le conte quand ils l’adaptent pour le cinéma. Ils en donnent leur propre version qui passe par d’autres canaux. Sans Apulée, sans Perrault, sans Grimm, sans Italo Calvino en Italie, sans Henri Gougaud aujourd’hui, il y a beaucoup de contes que les gens ne connaitraient pas, tout simplement parce qu’ils n’y auraient pas accès. C’est un travail difficile parce qu’il faut arriver à inscrire dans l’écriture le souffle de la parole vive.
Moi je n’opposerais pas l’oral et l’écrit, le conte populaire de tradition orale et le conte littéraire qui s’en inspire. Ce sont deux voies qui s’irriguent mutuellement, elles se nourrissent et participent de la vitalité de la littérature.
Je ne crois pas du tout que la tradition orale se soit perdue, je crois qu’elle se transforme. Le conte transmis au coin du feu à la veillée est devenu un souvenir-écran… Mais la parole est inséparable de la condition humaine, les êtres ont besoin de récits et la parole voyage. Simplement, les contes empruntent d’autres voies aujourd’hui.
Justement, qu’advient-il du conte oral dans un monde où l’écrit et l’image sont omniprésents ?
Ce qu’on ne voit pas, c’est que le conte est une banque de données qui nourrit tous les imaginaires, la littérature mais aussi la bande dessinée, le dessin animé, le jeu vidéo, et même la publicité. La force des récits est de courir partout. La veillée, les familles rassemblées autour du feu… cette forme a disparu – en tout cas dans les campagnes françaises. De même, par exemple, le conte ou la chanson populaire qui venait rythmer des travaux accomplis en commun (les vendanges, le tissage, la dentelle, l’écalage des noix, la fabrication des chapelets…) Aujourd’hui nos sociétés, à la différence des sociétés traditionnelles, connaissent très fortement la distinction travail/loisir et désormais la narration orale est plutôt inscrite dans le temps d’un loisir partagé. Mais ce ne sont pas les seules fonctions de la littérature orale et la vie du conte ne s’arrête pas là. À l’école, dans les bibliothèques, à l’hôpital, en milieu carcéral, on s’aperçoit que le récit oral peut avoir d’autres fonctions et qu’il est là pour irriguer la vie. La scène en fait partie : quand on paie pour aller écouter un conteur et qu’à la fin on l’applaudit, on est dans quelque chose qui est de l’ordre du spectacle et que la transmission orale familiale ignorait. En prison, il y a les « chansons de taulards ». Dans les régimes où il y a privation de liberté, on raconte des histoires drôles sur le pouvoir. D’ailleurs les rumeurs, quand elles s’inscrivent dans la durée (elles peuvent alors devenir légendes), sont un genre de littérature orale à part entière. La parole ne connait pas de frontières, c’est un vecteur de liberté. À un conteur breton auquel Pierre Jakez Helias demandait : « Pourquoi contez-vous ? », le conteur répondit : « Si je conte, c’est pour réagir contre tout ce qui nous brime. »
Henri Pourrat (1887-1959) est l’auteur de contes, de romans et d’essais. Il a collecté pendant plusieurs décennies la littérature orale de l’Auvergne, un travail colossal qui a notamment nourri son grand roman Gaspard des Montagnes et Le Trésor des contes, recueil de plus de mille contes. Bernadette Bricout lui a consacré un ouvrage : Le savoir et la saveur. Henri Pourrat et le Trésor des contes (Gallimard, 1992).