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Dossier

La lutte contre la pauvreté : une mission pour la culture ?

Baptiste De Reymaeker
Coordinateur de Culture & Démocratie

02-05-2018

Au sein des politiques culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il est possible d’identifier, dans les différents décrets et arrêtés qui cadrent les reconnaissances et soutiens des diverses organisations culturelles actives en FWB, une volonté de missionner ces organisations à faire attention aux plus fragiles de notre société.

Que signifie cette volonté ? L’offre culturelle ne s’adresse-t-elle pas à tout le monde ? Cette catégorisation n’est-elle pas une façon de stigmatiser, de discriminer ? Demande-t-on de plus en plus au secteur culturel de réussir là où ont failli les politiques sociales et plus fondamentalement encore fiscales ? Est-ce qu’on ne prive pas de crédits – d’énergie, de temps, …  – le secteur de la création et ne détourne-t-on pas ce secteur de ces missions premières ? Est-ce que le fait de confier des missions « sociales » au secteur culturel est un élément de plus qui confirme l’analyse développée par le philosophe Alain Brossat dans son Grand dégoût culturel qui estime que « la culture » est un élément central dans le dispositif de gouvernementalité agencé par un pouvoir qui de plus s’immisce dans l’intimité de chacun ? C’est-à-dire, pour faire bref, que la culture doit se tourner vers les plus pauvres et exclus afin de s’assurer de leur servitude, afin de neutraliser la charge de contestation que leur situation ne peut qu’engendrer ?n
Ou au contraire, est-ce une prise de conscience salutaire pour le secteur culturel, une manière pour lui de ne pas rester dans sa tour d’ivoire – ne pas seulement prendre soin des dieux, mais également des gens ?

Dans le cadre d’une collaboration avec le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (SLPPES) qui avait pour objectif la rédaction du chapitre « culture » du rapport bisannuel (2014-2015) que ce service remet aux autorités et qui proposait un focus sur le rôles de politiques publiques dans la lutte contre la pauvreté, Culture & Démocratie a été amenée à faire un scan des différents décrets et arrêtés cadrant les missions des différents opérateurs culturels soutenus par les pouvoirs publics.
Deux décrets sont très forts marqués « lutte contre la pauvreté » il s’agit de celui consacré à la reconnaissance et au soutien du Théâtre-action et des Centres d’expression et de créativité. Celui de l’éducation permanente aussi, mais nous avons constaté que seul un axe d’action des quatre détaillés dans le décret concerne directement « le public populaire ».

C’est une approche territoriale qui est privilégiée pour Centres culturels et les Bibliothèques – les plus pauvres et exclus ne sont donc pas considérés en tant que tel, mais comme habitant d’un territoire. Dans le décret « art de la scène », nous n’avons remarqué aucun article qui pousse les théâtres à œuvrer à la médiation ou à la diversification des publics (sauf si « décentralisation » est le nom pour dire diversification des publics).

Ci-dessous vous trouverez un relevé des principaux décrets et arrêtés où cette dimension de « lutte contre la pauvreté » est directement ou indirectement présente, ainsi que des extraits d’articles les plus significatifs.

Quelle présence d’une attention spécifique aux publics pauvres dans la politique culturelle de la FWB et plus particulièrement dans les décrets et arrêtés relatifs aux reconnaissances et soutiens de la FWB des diverses institutions/organisations/associations culturelles ?

 

  • Arrêté du Gouvernement de la Communauté française relatif au théâtre action (…) (02.08.2005)

    • Article 2, 1 : « Les compagnies de théâtre-action remplissent les missions suivantes : […]  le développement avec les personnes socialement ou culturellement défavorisées de pratiques théâtrales visant à renforcer leurs moyens d’expression, leur capacité de création et leur implication active dans les débats de la société.

 

  • Décret relatif aux centres culturels (21.11.2013)

    • Article 2 : « le présent décret a pour objet le développement et le soutien de l’action des centres culturels afin de contribuer à l’exercice du droit à la culture des populations, dans une perspective d’égalité et d’émancipation. »
    • Article 9 : « […] L’action culturelle générale vise le développement culturel d’un territoire, dans une démarche d’éducation permanente et une perspective de démocratisation culturelle, de démocratie culturelle et de médiation culturelle. »
    • Article 19 : « Le centre culturel qui entend solliciter la reconnaissance de son action culturelle met en œuvre une démarche qui permet de : (1) faire émarger, au moyen d’un processus participatif, les enjeux prioritaires de société au départ d’une analyse partagée du territoire d’implantation […] »
    • Art 20 : « L’action culturelle vise à permettre aux populations l’exercice effectif du droit à la culture, avec une attention particulière à la réduction des inégalités dans l’exercice de ce droit. Afin de permettre l’exercice du droit à la culture […], le projet d’action culturelle précise l’impact visé sur : […]
      • (2) l’accès économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel à des œuvres et à des pratiques diversifiées et de qualité
      • (3) le renforcement de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique, et solidaire ;
      • (4) l’accroissement des capacités d’expression et de créativité des citoyens, seuls ou en groupe, dans la perspective de leur émancipation individuelle et collective. »

 

  • Décret relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Education permanente. (26.08.2003)

    • Article 1.1 : « Le présent décret a pour objet le développement de l’action associative dans le champ de l’éducation permanente visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté et l’exercice des droits sociaux, culturels et environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. »
    • Article 1.2 : « Cet objet est assuré par le soutien aux associations qui ont pour objectif de favoriser et de développer, principalement chez les adultes :
      • a) une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ;
      • b) des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ;
      • c) des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. »
    • Article 1.3 : « La démarche des associations (…) s’inscrit dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire […] »
    • Article 2 : « Public issu des milieux populaires » : groupe de participants composé de personnes avec ou sans emploi, qui sont porteuses au maximum d’un diplôme de l’enseignement secondaire ou de personnes en situation de précarité sociale ou de grande pauvreté. »
    • Article 3 : « description des axes d’actions soutenues :
      • Axe 1 : Participation, éducation et formation citoyennes : Actions menées et programmes d’éducation et/ou de formation conçus et organisés par l’association (…), élaborés avec les membres de l’association et les participants, en vue de permettre l’exercice de la citoyenneté active et participative dans une perspective d’émancipation, d’égalité des droits, de progrès social, d’évolution des comportements et des mentalités, d’intégration et de responsabilité. Les associations qui s’inscrivent dans cet axe réalisent leurs activités notamment avec des publics issus des milieux populaires au sens du présent décret. »

 

  • Décret (…) relatif à l’encadrement et au subventionnement (…) des CEC. (30.04.2009)

    • Article 1.1 : « […] reconnaissance des associations qui mènent des actions favorisant le développement culturel des individus et des groupes par l’expression et/ou la créativité, par la mise en œuvre de pratiques artistiques […], afin qu’ils puissent se projeter, inventer et participer à la vie sociale et culturelle. »
    • Article 1.2 : « La démarche des associations […] s’inscrit dans une perspective d’émancipation sociale et culturelle et favorise l’expression citoyenne. »
    • Article 3 : « […]
      • 5° « CEC » : association proposant à tous publics des ateliers réguliers et des projets dans toute discipline artistique pour laquelle la maîtrise technique n’est pas une fin en soi, mais contribue au développement de l’expression et de la créativité des participants ;
        […]
      • 18° « Public spécifique » : personnes vivant dans des situations de grande précarité ou personnes dont il est établi médicalement qu’elles présentent un handicap mental, une maladie mentale grave ou un handicap physique;
      • 19° « Personne vivant dans des situations de grande précarité » : les personnes, familles ou groupes de personnes dont les ressources matérielles culturelles et sociales sont si limitées qu’elles sont exclues du niveau de vie minimal reconnu comme acceptable par l’État où ils vivent ; »
    • Article 5.1 : « Les CEC ont pour mission de stimuler la créativité par l’organisation d’ateliers et/ou de projets socio-artistiques ayant pour objectifs :
      • 1° Le développement individuel et collectif, notamment, par :
        • l’acquisition de savoir-faire et d’aptitudes à la créativité;
        • la transmission de langages artistiques, l’ouverture à la diversité des codes culturels et la mise en valeur des référents culturels des participants;
        • le développement de la sensibilité, de l’imaginaire ;
      • 2° Le développement d’une expression citoyenne, notamment, par :
        • des thématiques abordant des enjeux de société ou sociaux;
        • des interactions créatives avec le milieu environnant et la société;
        • des interventions, le cas échéant, dans l’espace public;
        • une expression du groupe au travers de créations collectives;
        • des partenariats avec des personnes et des lieux ressources, d’autres associations ou institutions. »
    • Article 7.1 :  « Pour être reconnus les Centres d’expression et de créativité doivent :
      • mener des actions principalement dans des lieux ouverts au public;
      • au minimum pendant 30 semaines par année civile;
      • mettre en œuvre des démarches socio-artistiques dans un cadre d’infrastructures et d’équipements adaptés ;
      • pourvoir à un encadrement adéquat de leurs activités par des animateurs artistiques;
      • favoriser l’implication active des participants et leur mise en contact avec des œuvres et des artistes ;
      • favoriser la rencontre des populations assurant ainsi la mixité en accordant une attention particulière aux populations précarisées socialement, culturellement ou économiquement. »
    • Article 14 : « Le Gouvernement reconnaît comme poursuivant des objectifs spécifiques et éligibles à la subvention complémentaire prévue à l’article 30, 4°, les Centres d’expression et de créativité qui poursuivent l’un des objectifs suivants :
      • 1° Démarches visant un public spécifique : les associations qui mettent en œuvre des stratégies d’action permettant t de faciliter l’accès à la créativité et aux pratiques artistiques de publics spécifiques sont éligibles à la subvention complémentaire, à condition que :
        • ces actions soient effectivement destinées à des publics spécifiques tels que définis à l’article 3;
        • au moins 60 % des participants à ces actions fassent partie de ces publics spécifiques ;
        • l’association mette en œuvre au moins une action par an permettant la rencontre entre ces publics spécifiques et d’autres publics. »

 

  • Décret relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le réseau public de la lecture et les bibliothèques publiques. (05.11.2009)

    • Article 1.1 : « Le présent décret a pour objet de reconnaître et de subventionner les opérateurs qui œuvrent au développement des pratiques de lecture de la population en Communauté française. Il vise à favoriser l’accès au savoir et à la culture par la mise à disposition de ressources documentaires et culturelles sur tous supports, matériels et immatériels de même qu’à permettre leurs utilisations multiples par le plus grand nombre. »
    • Article 1.2 : « Le décret vise le soutien d’opérateurs intégrés dans un unique Réseau public de la Lecture et qui ont pour objectif :
      • a) de disposer de ressources dans les différentes disciplines de la connaissance et de la culture;
      • b) de mettre ces ressources à disposition de la population;
      • c) de développer et de favoriser :
        • des actions de médiation entre ces ressources et la population ;
        • le développement, sous toutes formes possibles, de rencontres, d’échanges visant l’intégration des pratiques individuelles de lecture dans des pratiques collectives, qui permettent tant la détente et le plaisir que la communication et favorisent la créativité et la participation à la vie culturelle. »
    • Article 1.4 : « La démarche des opérateurs du Service public de la Lecture visés par le décret s’inscrit dans une perspective d’éducation permanente et d’émancipation culturelle et sociale à laquelle toute personne doit pouvoir prétendre individuellement ou collectivement. »
    • Article 2 :  « […]
      • 8° « Territoire » : a) pour les opérateurs directs hormis les bibliothèques spéciales : une commune ou un ensemble de communes géographiquement proches et qui constituent un ensemble cohérent sur lequel les opérateurs décident de réaliser les missions du Service public de la Lecture soit seuls, soit par l’association de plusieurs opérateurs directs, pour la réalisation d’un même plan de développement ;
        […]
      • 12° « Éducation permanente » : toute démarche visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle ;
        […]
      • 14° « Participation à la vie culturelle » : possibilité effective et garantie pour tous, groupes ou individus, de librement s’exprimer, communiquer, agir, créer, en vue d’assurer leur propre épanouissement, une vie harmonieuse et le progrès culturel de la société. »
    • Article 10.1 : « Le plan quinquennal de développement des opérateurs directs […] prévoit au minimum :
      • 1° Une description des objectifs généraux d’action que l’opérateur se fixe à court, moyen et long terme en fonction des problématiques définies après l’analyse des réalités sociales du territoire concerné ;
        […]
      • 3° une définition de la population visée ;
      • 4° une définition des changements envisagés en termes de progression des pratiques de lecture de la population visée ;
      • 5° une définition des programmes de médiation que l’opérateur souhaite mettre en œuvre pour que les populations visées accèdent aux ressources documentaires et culturelles et comprenant particulièrement:
        • une définition des moyens pédagogiques et des programmes d’animation visant l’utilisation et le développement des capacités langagières liées à l’écrit ;
        • les programmes permettant à la population et aux acteurs associatifs de mener, avec le soutien du personnel adéquat, des recherches documentaires et de réaliser des analyses critiques de documents et de sources disponibles, dans une perspective d’acquisition de connaissances, de production documentaire ou de production culturelle ;
        • le développement de toute action visant à lutter contre l’illettrisme.»
    • Article 11 : « […] Le plan quinquennal de développement prévoit, notamment, une coopération, avec et entre les opérateurs et organismes suivants :
      […]

      • 3° des organismes reconnus ou actifs dans le cadre de dispositions légales et réglementaires relatives à l’insertion sociale, l’alphabétisation et la formation continuée ; »

 

  • Décret relatif à la reconnaissance et au subventionnement des musées et autres institutions muséales. (09.10.2002)

    • Article 1 : « Le musée se définit comme suit “une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte aux publics et qui fait des recherches concernant les témoins matériels et immatériels de l’homme et de son environnement, les acquiert, les conserve, les préserve, les communique et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation”.»
    • Article 4 : « Le Gouvernement peut reconnaître le musée qui répond aux conditions suivantes :
      […]

      • 5° s’engager, une fois reconnu, à offrir l’accès gratuit à tous leurs visiteurs le premier dimanche de chaque mois. »
    • Article 5 : « Le Gouvernement peut reconnaître l’institution muséale qui répond aux conditions suivantes :
      […]

      • 6° être accessible au public selon des modalités définies préalablement par l’institution muséale et dans les conditions définies par le Gouvernement ;
        […]
      • 8° collaborer avec d’autres institutions dans les domaines culturel, éducatif, social, économique et touristique ;
      • 9° s’engager, une fois reconnue, à offrir l’accès gratuit à tous leurs visiteurs le premier dimanche de chaque mois. »
    • Article 8 : « […] le gouvernement répartit les musées reconnus par la Communauté française en trois catégories qu’il détermine en fonction du respect des critères muséaux suivants :
      […]

      • 4° disposer d’un personnel qualifié pour assurer les fonctions scientifiques, administratives, éducatives, techniques et de sécurité active ;
      • 5° être accessible au public selon des modalités définies préalablement par le musée ;
      • 6° développer une approche dynamique de publics socialement et culturellement diversifiés ;
        […]
      • 8° collaborer avec d’autres institutions dans les domaines culturel, éducatif, social, économique et touristique.

 

  • Décret relatif au théâtre pour l’enfance et la jeunesse. (23.08.1994)

    • Article 14 : « Les centres dramatiques pour l’enfance et la jeunesse ont pour missions principales :
      • 1° la sensibilisation et la recherche de nouveaux publics en coordination avec les initiatives locales et régionales. »

 

1

Voir article « La culture: une question de normes davantage que de droits », paru dans le Journal de Culture & Démocratie n°36, p.22.

PDF
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