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Each one teach one

La musique, un langage universel comme droit culturel

Daniel Weissmann
Directeur général de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège

01-12-2020

Le thème « Each one teach one » interroge les rapports entre le champ socioculturel et le champ de la création ainsi que l’éventuelle appropriation (en cours et à venir) des droits culturels qui s’y réalise.

UN MOT SUR LE CONCEPT

La phrase tire son origine des États-Unis pendant l’esclavage, lorsque les Africain·es se sont vu refuser l’éducation, y compris l’apprentissage de la lecture. De nombreuses personnes asservies, sinon la plupart, ont été maintenues dans un état d’ignorance concernant tout ce qui, au-delà de leur situation immédiate, était sous le contrôle de leurs propriétaires, des législateur·ices et des autorités. Quand une personne esclave apprenait à lire, elle devait l’enseigner à quelqu’un d’autre, engendrant la phrase « Chacun·e enseigne à un·e autre ».

Plus tard, aux Philippines, le missionnaire canadien Frank C. Laubach (1884- 1970) préconise un système semblable, qui propose que les femmes instruites alphabétisent les illettré·es, convaincu que la pauvreté du monde sera résolue par l’instruction. « Each One Teach One » est ainsi une philosophie d’enseignement pour adultes centrée sur l’élève. Cet enseignement encourage les tuteur·ices à identifier les besoins des apprenant·es et à « concevoir des activités d’apprentissage répondant à leurs besoins individuels ».

Chaque programme « Each One Teach One » (EOTO) a démarré lorsque des enseignant·es issu·es de certaines des écoles ont participé au programme collectif d’alphabétisation fonctionnelle (Mass Programme for Functional Literacy). Intégrer la notion de « collaboration mutuelle » pendant cette période d’enseignement, selon laquelle les plus fort·es, et les plus qualifié·es enseignent aux moins qualifié·es. La formule magique est donc « chacun·e enseigne à un·e autre » : l’homme ou la femme libre est celui ou celle qui défend la liberté de l’autre, concept que je reprendrai plus tard au sujet de la musique.

EN PRATIQUE

Pour introduire ce système en éducation et découverte de la musique, je vais me référer à mon expérience et aux nombreuses années de travail comme musicien et au sein d’institutions musicales dans lesquelles j’ai pris la responsabilité de développer des approches différentes ou en tout cas diversifiées.

Tout d’abord, les mots ont un sens : j’ai décidé, après être arrivé dans un grand orchestre symphonique de 100 musicien·nes – et étant aussi dépositaire d’une salle de concerts donc d’un « lieu culturel » – de changer le nom de notre institution. Passer du concept assez 19e-20e siècle d’orchestre philharmonique au sens « bourgeois» du terme, c’est-à-dire réservé à quelques-un·es, à celui de « centre ressources pour la musique », à savoir être redevable des quatre piliers d’une telle institution : création, diffusion, action culturelle, formation professionnelle.

Dans tous ces domaines le changement de concept consiste à pousser les expériences en partant d’une volonté de faire évoluer nos habitudes plutôt que de préserver l’institution : on suppose que la musique est accessible au plus grand nombre et que seule l’expérience d’un vrai changement va favoriser l’accès ouvert à tou·tes. Le « El Sisteman » vénézuélien a été la base de mon éducation à ces pratiques et d’une prise de conscience d’une nécessité de trouver des modèles différents de transmission, ayant eu la chance de croiser le violoniste Alexis Cardenas, violoniste et improvisaTeur hors pair, formé par le Sistema vénézuélien. Ces systèmes ont fait leurs preuves et j’ai beaucoup essayé de les adapter suivant les populations rencontrées. Cela m’a pris du temps pour comprendre que cette adaptation n’est pas une perversion du système, mais une intégration sociale de notre apprentissage.

Pour réaliser ces expériences avec les jeunes des populations éloignées du droit culturel à l’apprentissage comme celui de la musique, il faut changer d’abord les méthodes de transmission pour les musicien·nes eux·elles-mêmes. Chez un·e musicien·ne d’orchestre, l’orchestre étant l’institution la plus à même d’assurer une formation en continu, la pratique est typiquement antinomique avec ses métiers et usages, donc déstabilisante mais salutaire.

Je ne vais pas faire un tableau des résultats au sein de la profession, mais on n’entend plus par exemple « j’ai été embauché·e pour faire de la musique pas de l’animation » comme je l’ai entendu il y a encore une dizaine d’années. On y retrouve plutôt des nouvelles demandes de formation par ceux et celles qui savent, ce qui revient à confirmer la tendance inévitable à la souplesse de l’apprentissage par rap- port à l’académisme.

J’ai appris par certaines méthodes au sein du Sistema :

  • L’apprentissage par le rythme et l’écoute (mimétisme, pas de barre de mesure mais 1 temps/1 contre-temps/pulsation du rythme …) ;
  • L’exemple immédiat comme système d’imitation : on répète immédiatement ce que l’on a écouté et vu du maitre ou de la maitresse ;
  • Le partage de ce que tu as appris avec celui·celle qui apprend (le fameux EOTO).

Il faut sans cesse expliquer pourquoi nous avons fait de notre passion un besoin de partage. L’apport du Sistema est de valoriser des concepts simples : respect de chacun·e (on peut passer par l’apprentissage du son comme identité de chacun·e : explication de « l’empreinte digitale du son »), travail en groupe pour tout de suite appréhender le partage et donc l’aide aux plus faibles dans le groupe sans les stigmatiser (ce qui implique la musique ensemble comme moyen d’être aidé·e dès son apprentissage sans avoir à prouver d’emblée sa valeur), et enfin l’obligation de transmettre à l’autre ce que tu as compris dès le début. Toujours penser à transmettre une vision « d’excellence humaniste » sans hiérarchie à l’origine (toi aussi tu peux y arriver), comme dans le fait social et géographique où prennent racines les discriminations.

Dans mes fonctions de direction, j’ai toujours essayé de travailler avec des mi- lieux enseignants mais aussi directement avec certain·es musicien·nes qui deviennent des passeur·ses dans nos expériences. Toutes sortes de programmes sont ainsi créés puis évalués et enfin adaptés suivant les générations auxquelles on s’adresse. Aucune illusion à ce sujet : plus on commence tôt plus l’apprenant·e est ouvert·e mais cela ne veut pas dire que cette expérience de découverte n’est pas possible à tous les âges.

Il est également important de proposer le passage à l’écriture musicale comme facteur d’intégration du droit culturel de chaque individu de culture différente. Le problème de la transmission orale est aujourd’hui posé : par tradition familiale ou sociale il peut encore permettre de transmettre une mélodie ou un rythme spécifique à une culture musicale populaire, mais le passage à l’écriture mimétique (hauteur des sons et rythme sans barre de mesure comme dans la méthode Abreun : 1 temps/ 1 contretemps) permet de partager l’expérience croisée de plusieurs traditions musicales.

Nos institutions culturelles auraient besoin d’intégrer dans leurs conventions et accès aux subventions les deux articles référents, articles 9a et 10b, de la Déclaration de Fribourg.

  • Assurer notamment l’exercice interactif du droit à une information adéquate de façon que les droits culturels puissent être pris en compte par tou·tes les acteur·ices dans la vie sociale, économique et politique ;
  • Former leurs personnels et sensibiliser leurs publics à la compréhension et au respect de l’ensemble des droits de l’être humain et notamment des droits culturels ;
  • Considérer que la compatibilité culturelle des biens et services est souvent déterminante pour les personnes en situation défavorisée du fait de leur pauvreté, de leur isolement ou de leur appartenance à un groupe discriminé.

RENCONTRE ENTRE LE CHAMP SOCIOCULTUREL ET LA CRÉATION

À cet égard, la rencontre entre le champ socioculturel et la création est un aspect très important de nos expériences. Les programmes musicaux que nous mettons en œuvre sont soit adaptés de répertoires déjà existants soit écrits par des compositeur·rices sur commande. De nombreux sujets sont utilisés pour cette découverte. Dans l’ensemble ils sont liés à des pratiques ancestrales et narratives : le conte qui permet d’intégrer d’autres langues et traditions ou des narrations sociales proches de l’éthique de groupe (le vivre ensemble, le respect de l’autre, la différence vécue comme un atout, l’ensemble des forces et des démons humains de l’histoire, etc.)

Nous utilisons aussi les connaissances des publics issues de leur pratique quotidienne du loisir culturel : cinéma, héros ou héroïnes issu·es des BD ou autres images associées, en essayant de faire de la pression de la marchandisation un atout pour utiliser le savoir inclusif. Dans l’ensemble le plus dur est de se fier à des réactions enthousiastes pour croire que l’on a percé la carapace de l’indifférence alors qu’il faut un temps long et construit pour y arriver. C’est là que la notion de « service public » et de « non-rentabilité » est en jeu : ne pas choisir le temps court, mais la méthode sur la durée et sans cesse confronter les résultats.

À l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, nous avons également choisi d’ouvrir un département doté d’un budget spécifique de nature à développer la créa- tion/commande au même titre que dans les programmations usuelles de l’orchestre :

  • Music factory ; Samedi en famille ; Orchestre à la Portée des Enfants (OPE) ;
  • Accès à des répétitions sous diverses formes (en salle, dans l’orchestre, en atelier etc.) ;
  • Concerts de toutes catégories avec des politiques de tarifs préférentiels ;
  • Ateliers parents/enfants : présentation de l’orchestre, jeux musicaux ;
  • Mise à disposition de dossiers avec :
    1. Présentation de l’orchestre (instruments, rôle des chef·fes d’orchestre, etc.), présentation de l’OPRL ;
    2. Présentation des compositeur·ices ;
    3. Audio des œuvres qui seront entendues en répétition envoyé préalablement ;
  • Rencontres avec des musicien·nes, des chef·fes d’orchestre ;
  • Différents partenariats sur la ville et le Grand Liège : Maison intergénérationnelle d’Outremeuse, Article 27, Écoles de devoirs de tous les quartiers de la ville de Liège, Présence et Action Culturelles (PAC) de la ville de Liège ; Institution Publique de Protection de la Jeunesse (IPPJ) ; Fraipont (jeunes incarcéré·es), Club Liège 1 (Athénée Charles Rogier), VIEWS International AISBL (personnes avec déficiences visuelles), …

C’est unique en Belgique et cela concrétise le concept de « centre de ressources ». À cet égard, même la musique peut faire appel à des projets croisés entre texte, musique, dramaturgie, scénographie, etc. Les artistes associé·es doivent accepter le jeu du partage d’expérience dans tous les domaines : différence des modes et rythmes de travail, découvertes croisées de nos pratiques artistiques comme le travail sous chapiteau, par exemple, ou avec des artistes polyvalent·es.

Ces expériences ont permis rapidement d’associer des artistes et des populations socialement très variées en fonction des choix artistique mais également d’attirer vers nous des individus récalcitrant·es par leur différence sociale essentielle et leur difficulté d’accès aux outils culturels. Il est évident que ce travail demande des moyens financiers associés au concept de « service public de la culture » : sans demande de rentabilité immédiate, avec des outils de coproduction efficaces et partagés – comme une société en participation (SEP) par exemple – et associé à des choix raisonnés dans nos budgets.

Ces conditions réunies sont l’effet d’une volonté de marier nos passions et partager des convictions, sans aucun effet de domination d’une culture sur l’autre. Je suis toujours très frappé par toutes les cultures musicales (occidentales, orientales, asiatiques) dans lesquelles je retrouve aussi ces réflexes de conservation : écriture, académisme et définition des modes de transmission, recherche de l’expérience extérieure pour enrichir son propre patrimoine intemporel. « Je n’aime pas toutes les musiques, mais je me battrais pour qu’elles puissent être entendues et défendues au même titre que celles que j’aime » : ça vous rappelle quelque chose ?

Période critique dans l’histoire de nos cultures occidentales, le 21e siècle, après des siècles de transmission du savoir par l’éducation et l’apprentissage, est l’unique exemple de l’accès généralisé à l’enseignement par soi-même en raison de l’apprentissage très répandu des échanges sur les réseaux numériques. Les enfants, par exemple, se transmettent le savoir sur l’utilisation des outils numériques sans avoir besoin des professeur·es, ou en tout cas des adultes : cette transmission loin de la régulation du réflexe « sensé » donc réfléchi et basé sur le savoir appris, se transforme en instinct qui régule petit à petit le réflexe « senti » c’est-à-dire déjà observé chez l’autre de la même origine sans aucun équivalent de confrontation critique.

Le danger visible est donc celui d’une culture sans référence et uniquement basée sur la répétition du savoir de l’autre : disparition de la référence au profit du référent et donc culture unique sans esprit critique hérité du savoir. Il faut donc inventer des modes de « transmission respectueuse » associés à un souci d’une « culture de l’excellence partagée » qui irrigue de nouveaux modes de création.

Image : © Anne Leloup

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El Sistema est le nom donné à un programme d’éducation musicale développé originellement au Venezuela et financé notamment par des fonds publics. Originellement appelé Action Sociale pour la Musique, son nom officiel est Fundación del Estado para el Sistema Nacional de las Orquestas Juveniles e Infantiles de Venezuela « Fondation d’état pour un système national d’orchestres pour la jeunesse du Venezuela ». El Sistema désigne aujourd’hui un système (repris par de nombreuses associations dans différents pays du monde) qui propose une méthode d’apprentissage alternative de la musique qui permet également une intégration sociale de jeunes défavorisé·es.

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José Antonio Abreu est le fondateur de « El Sistema » vénézuélien.

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Cahiers 10
Faire vivre les droits culturels
Avant-propos

Sabine de Ville

Un prisme des droits culturels

Morgane Degrijse

Que nous disent les droits culturels ?

Bernard Foccroulle

Les droits culturels au Grand-Hornu

Marie Pok

Droits culturels et école

André Foulon

Les droits culturels à l’épreuve de la crise

Isabelle Bodson

Le point sur les droits culturels

Céline Romainville et Françoise Tulkens

Hybridation culturelle

Fabian Fiorini

Plasticité culturelle

David Berliner

Rapport entre champ socioculturel et champ de la création : quelle appropriation des droits culturels, en cours et à venir ?

Olivier Van Hee

La musique, un langage universel comme droit culturel

Daniel Weissmann

L’excellence est un art : enquête-action menée par l’Orchestre national d’Ile-de-France et l’Opéra de Rouen commandée par Les Forces Musicales

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