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Dossier

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

28-08-2024

Pauvreté ? Il y a de la pauvreté dans notre pays riche ? Dans les pays du Sud, peut-être, mais chez nous ? Notre gouvernement a tout de même des programmes de lutte contre la pauvreté ? Oui, mais. Combien de ministres d’intégration sociale, de lutte contre la pauvreté la Belgique a-t-elle ? Combien d’associations d’aide aux pauvres notre pays compte-t-il ?

Les réponses à ces questions devraient nous rendre méfiants, car après tout, il n’est pas trop difficile d’éradiquer la pauvreté. Si nous sommes d’accord pour dire que la pauvreté se caractérise en tout premier lieu par un manque de revenus pour vivre décemment, il suffit de donner aux pauvres des allocations au niveau du seuil de pauvreté. Si, malgré tout, il reste encore des problèmes, au niveau de la santé, des problèmes de logement, de dettes, de capacités sociales… la Belgique peut se vanter d’une armée de travailleurs sociaux excellents qui peuvent aider et accompagner les personnes vulnérables à tout moment.
Nous savons que la réalité est autre. Malgré toute la panoplie d’instruments dont nous disposons, les pauvres restent pauvres, leurs allocations sont insuffisantes, les conditions qui leur sont imposées ne cessent de s’alourdir. C’est pourquoi il est urgent de se poser quelques questions fondamentales à propos de nos politiques. Voulons-nous réellement combattre la pauvreté ?

Les définitions
Une première question essentielle est celle des définitions. Aussi longtemps que nous refuserons de voir la pauvreté comme étant, avant tout, un problème de revenu insuffisant, nous resterons dans le déni. Il existe aujourd’hui un consensus mondial pour dire que la pauvreté est « multidimensionnelle », qu’il ne s’agit pas seulement ou pas du tout de revenu mais de toute une série de problèmes connexes : logement, santé, éducation, vulnérabilité, « empowerment », « blessures intérieures », etc. Ces problèmes existent, effectivement, mais ils ne sont nullement le monopole des pauvres. C’est particulièrement vrai des « nouveaux » pauvres, celles et ceux qui perdent aujourd’hui leur travail, puis leur allocation de chômage, puis leur logement, puis leur conjoint… Ces personnes se trouveront assez rapidement dans une spirale négative qui les poussera vers la destitution. Cela nous démontre que tout commence avec la perte de revenu et que tous les autres problèmes en sont des conséquences qui, à leur tour, peuvent devenir des causes de la pauvreté.
Si nous voulions réellement combattre la pauvreté, nous ferions tout pour éviter que les gens deviennent chômeurs, qu’ils aient des allocations insuffisantes ou n’en aient pas du tout. C’est le sine qua non de la lutte contre la pauvreté.

Les plus pauvres parmi les pauvres
Il y a un deuxième problème particulièrement pernicieux dans les politiques de lutte contre la pauvreté, un problème qui n’est nullement « belge » mais est inspiré par la philosophie « globale » contemporaine.
Partout dans le monde, on va à la recherche des « plus pauvres parmi les pauvres », comme si celles/ceux-ci avaient plus de mérites que les autres et donc plus de droit à l’aide généreuse. Ainsi, on a d’abord découvert les femmes.
Soyons clairs : nous n’avons pas de statistiques sur la pauvreté monétaire des femmes, la pauvreté étant mesurée au niveau des ménages. Nous avons des statistiques sur les multiples discriminations à l’encontre des femmes, mais celles-ci ne sont nullement l’apanage des pauvres. Nous ne pouvons parler de la « féminisation » de la pauvreté que si nous excluons le revenu de nos définitions. En termes de revenu, nous ne savons strictement rien sur la pauvreté des femmes, sauf que les femmes chefs de ménage ont des problèmes majeurs car elles doivent vivre avec un seul revenu (trop bas) et qu’elles ont des enfants à charge. Ce que l’on refuse de voir, c’est que la pauvreté des femmes a des causes et des conséquences différentes de celle des hommes, qu’il faut donc des analyses et des aides différenciées. En tout premier lieu : une individualisation des droits, car souvent les femmes deviennent pauvres et perdent leur autonomie à partir du moment où elles se déclarent « cohabitantes » et perdent une part de leurs allocations. En tant que mères célibataires, elles auront des difficultés à trouver des emplois convenables et bien rémunérés.

Les enfants pauvres
Des femmes, l’attention s’est tournée vers leurs enfants et aujourd’hui, c’est la pauvreté infantile qui est à l’ordre du jour. Or, qui sont ces enfants pauvres ? Peut-on s’imaginer qu’il y ait des « enfants pauvres » dans des familles non pauvres ? Peut-on s’imaginer que des enfants non-pauvres vivent dans des familles pauvres ? Non, évidemment. Les enfants pauvres sont des enfants de parents pauvres et s’il est louable de porter une attention prioritaire aux besoins de ces petits – qui ne seront par ailleurs pas différents de ceux de leurs parents – il serait inadmissible d’oublier l’emploi et les allocations des papas et des mamans. Faire le nécessaire pour que les enfants aient un repas scolaire et puissent participer aux excursions de classe, c’est bien, faire le nécessaire pour que les parents puissent donner à leurs enfants tout ce dont ils ont besoin, c’est mieux.
Les discours actuels sur la pauvreté des enfants sont assez ambigus. Ils parlent de générosité mais implicitement, ils parlent d’abandon et de sanctions, comme si les parents étaient coupables de la misère de leurs petits. Et surtout, ils nous parlent d’économie. Car explicitement, on nous explique que c’est le « capital humain » des enfants qu’il faut sauvegarder pour assurer qu’ils deviennent plus tard des travailleurs productifs.

L’économie d’abord
En fait, toute la pensée sur la pauvreté – et aujourd’hui sur la protection sociale – n’est en rien typique de la Belgique. Le « consensus mondial » a déjà été mentionné, l’Union européenne dit vouloir s’attaquer à la pauvreté, bien qu’elle n’a pas de compétences légales pour le faire, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international l’ont précédée.
Le changement de paradigme social date des années 1990, quand la pauvreté a été mise à l’ordre du jour international par la Banque mondiale. Il a été la pièce maîtresse de la philosophie néolibérale introduite dès les années 1980. Toute référence au social étant absente des premières politiques « d’ajustement structurel » ou de « réforme » dans le Sud et en Europe, le nouveau discours sur la pauvreté a permis de légitimer les nouvelles politiques économiques et antisociales, et de délégitimer les politiques de la sécurité sociale.
Ce changement fondamental dans la pensée sociale a été développé au niveau mondial et a été progressivement introduit sur tous les continents. Dans l’Union européenne, cela s’est traduit d’abord par un discours sur la « modernisation de la protection sociale » et du « droit du travail », ensuite par une « méthode de coordination ouverte » sur les politiques de santé, des retraites et de la lutte contre la pauvreté. Les objectifs de réduction de la pauvreté apparaissent dans des documents d’orientation politique, sans valeur contraignante, axés sur la coordination des politiques des États-membres.
Il est évident que les politiques sociales en Belgique sont le résultat d’un gouvernement néolibéral, mais il est important de savoir que les chances sont minimes qu’un autre gouvernement puisse fondamentalement les changer, les consensus étant faits au niveau mondial et au niveau européen. Il s’agit moins de règles contraignantes qui sont imposées que d’un nouveau discours hégémonique qui a progressivement introduit sa « vérité ».

La protection sociale au service du marché
Dès le début, le discours de la Banque mondiale était clair et explicite : la lut te contre la pauvreté devait être la priorité, au détriment de la protection sociale trop avantageuse des non-pauvres. L’accès aux soins de santé et à l’éducation était mentionné, mais l’essentiel était la « bonne gouvernance », la stabilité financière, le libre-échange, les privatisations et la dérégulation du marché du travail. Tout ce qui empêche le marché de bien fonctionner est au détriment des pauvres, dixit la Banque mondiale. Pas de salaire minimum donc, ni de subsides au logement ou à la nourriture, ni d’allocations. L’instrument idéal était l’octroi de micro-crédits pour des projets productifs.
Ces politiques ont, inévitablement, échoué. Les services publics – hôpitaux, écoles, transports… – étant privatisés, les pauvres n’étaient pas en mesure de les payer. Les micro-crédits – souvent accordés aux femmes – étaient soit accaparés par leur mari, soit utilisés à des fins de consommation, et ont contribué au surendettement.
Officiellement, la « lutte contre la pauvreté » a été un succès, les « Objectifs du millénaire » ayant été atteints, bien que cela ne soit vrai qu’au niveau mondial, grâce à la Chine et à l’Inde. En Afrique, la pauvreté extrême n’a guère bougé et si elle a diminué en Amérique latine, c’est grâce à des politiques sociales véritables et aux allocations données par le gouvernement, par exemple la « bolsa familia » au Brésil.
La Banque mondiale a vite compris qu’il fallait passer à autre chose : dès l’an 2000 elle a publié un « cadre théorique » pour la protection sociale qui est devenue une « gestion de risques ». Si celui-ci permet, en théorie, de vraies politiques sociales, elles doivent être orientées vers la « mitigation » des « chocs » et vers l’aide aux pauvres qui doivent faire face à ces « chocs ». Ceux-ci peuvent être tout aussi bien une inflation élevée qu’une catastrophe naturelle ou une épidémie. Il ne s’agit en aucun cas de politiques de redistribution ni de compensation des dommages encourus. Au contraire, il faut tout faire pour que la protection sociale soit un tremplin qui permette aux pauvres de rapidement pouvoir se prendre en charge eux-mêmes. On y reconnaîtra facilement notre philosophie de l’activation.
Aujourd’hui, la « protection sociale » a formellement été adoptée en tant qu’objectif du développement durable, mais il serait naïf de croire qu’il s’agit d’une « protection sociale » telle que nous l’avons connue dans le passé. Savoir ce que la « protection sociale » veut dire aujourd’hui, nous permet de mieux comprendre les politiques européennes et belges, car elles répondent à la même logique.
Tout d’abord, la stabilité monétaire et les équilibres budgétaires restent la priorité souvent non-dite. Toutes les autres politiques économiques et sociales sont à leur service. Le libre-échange, les privatisations et les dérégulations restent également à l’ordre du jour. Au niveau des politiques sociales, le plus important est l’abandon de l’universalisme, les « non-pauvres » étant censés pouvoir se procurer tous les services nécessaires sur le marché. La protection sociale reste donc ciblée sur les pauvres.
Ensuite, tout le discours souligne à répétition qu’il s’agit de développer le « capital humain », de faire des pauvres des travailleurs productifs, de favoriser la croissance et de promouvoir la productivité. Au niveau européen, la privatisation passe souvent par « l’innovation sociale » qui donne à la société la responsabilité de procurer des services autrefois entre les mains des autorités publiques.
Dans le Sud, les micro-crédits ont été remplacés par les transferts monétaires qui permettent aux pauvres de s’acheter les services sociaux privatisés et qui constituent dès lors une subvention indirecte aux entreprises privées. Ce discours est traduit en Europe par une demande de « revenu de base », perçu par des progressistes comme un progrès social, mais qui permet également d’abandonner la protection sociale basée sur les droits économiques et sociaux et de faire passer les charges de l’emploi (les salaires et les cotisations sociales) des entreprises vers les autorités publiques.
Toutes ces politiques sont parfaitement compatibles avec la philosophie néolibérale et la font même apparaître comme étant « sociale ».

La culture des riches
Il est clair qu’il n’existe pas dans ce pays, ni au niveau européen, ni au niveau mondial une véritable lutte contre la pauvreté. Le but des politiques dites « sociales » n’est pas d’éradiquer la pauvreté mais d’inclure les pauvres, non pas dans la société, où ils sont déjà, mais dans le marché du travail. On leur donne des « opportunités » qu’ils n’ont qu’à saisir. Tandis que les non-pauvres n’ont qu’à acheter sur le marché les assurances et les services dont ils ont besoin.
Si la dite « culture des pauvres » est la conséquence inévitable d’une pauvreté créée et pérennisée ainsi par les riches, elle est aussi une conséquence de la culture des riches, une culture qui ne cesse, depuis des siècles, d’exclure toutes celles et tous ceux qui ne correspondent pas à leurs normes, qui ne contribuent pas à leur richesse. Aujourd’hui, cela passe, paradoxalement, par un discours légitimateur sur la pauvreté, un discours néolibéral destructeur de la protection sociale qui pourtant permet de prévenir la pauvreté.

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