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Dossier

La peau des mots

Entretien avec Maria Kakogianni
Écrivaine et philosophe

01-03-2019

Lors de 3days4ideas, Maria Kakogianni proposait un atelier intitulé « Qui peut parler ? », une forme hybride entre conférence et discussion participative. Elle invitait les participant·e·s à se questionner notamment sur les contextes dans lesquels une parole peut ou ne peut pas émerger, être entendue… et faire effet. Maria Kakogianni s’intéresse plus particulièrement aux mouvements d’occupation et protestations collectives qui ont émergé sur tous les continents depuis le printemps arabe en 2011 du point de vue de ce qui pourrait perturber les récits de la défaite.

Propos recueillis par Sébastien Marandon, enseignant, membre de l’AG de Culture & Démocratie

 

Vous partez de plusieurs constats : doute généralisé concernant les « grands récits » et en particulier le récit communiste avec ses lendemains qui chantent, imposition par le capitalisme de TINA et remise en question de la démocratie représentative. Vous dites que s’est instaurée « une haine de la représentation », de ceux et celles qui parlent « au nom de ». Aujourd’hui, qui est encore légitime pour parler, raconter, inventer de nouveaux récits pour sortir de TINA ?
Le mot « représentation » enveloppe plusieurs sens. Que les gens refusent que d’autres parlent en leur nom est une chose, refuser de produire de nouvelles fictions, de nouvelles représentations de peur que celles-ci soient récupérées en est une autre. Je ne crois pas que la « haine de la représentation » – au sens de « politique représentative » (parler à la place de) – soit un élément nouveau. Les exemples similaires sont nombreux et nous viennent de très loin. Ce qui me semble un élément de nouveauté, c’est plutôt la manière dont cette méfiance envers la « représentation » touche toute forme de symbolisation.

Le théâtre par exemple me semble aujourd’hui rencontrer une grande méfiance, au profit de la performance. Dans Printemps précaires des peuplesn, j’ai essayé de repartir du premier printemps des peuples en 1848. Tout au long de cette séquence, le théâtre semble avoir une fonction structurante pour la pensée de l’émancipation. On reconnait alors le prolétariat non pas comme un simple acteur de l’histoire, mais comme le protagoniste dont l’action va opérer le renversement du système. Pour cela il fallait qu’il puisse bien jouer son rôle. Or il me semble que les nouveaux printemps précaires sont beaucoup plus structurés par la performance. Celle-ci est moins un nouveau « domaine » qu’un certain trouble des domainesn et des frontières (frontières entre les différents arts, mais aussi frontières représentatives de tout ordre). Je ne dis pas si cela est bon ou mauvais. Je ne pense pas que la question soit celle d’une restauration ou d’une fuite en avant : il s’agit plutôt d’essayer de se doter d’outils d’analyse pour notre présent. Depuis 2011, il n’y a jamais eu autant de gens dans les rues, et pourtant la bancocratie sans frontières n’a pas reculé d’un iota, tandis que le populisme réactionnaire, raciste et sexiste gagne du terrain. Est-ce qu’on peut réduire les « mouvements des places » à une performance ? Que pourrait être un peuple performatif mais capable de laisser des traces, d’inscrire de nouvelles représentations ? Voilà quelques-unes des questions que j’ai essayé de poser.

Pour tenter de revenir à votre demande, il me semble que la question politique n’a jamais été une question de légitimation. Quelque chose de l’ordre d’une politique arrive quand la distribution des places « légitimes » se trouve perturbée. Dans une AG par exemple, souvent, ce sont les hommes-blancs-hétérosexuels qui parlent. Non parce qu’ils sont majoritaires mais parce qu’ils « peuvent » parler – c’est la marque d’un pouvoir. Pour limiter ce type d’excès, aujourd’hui on assiste parfois à des scènes contraires : une personne est invitée à parler parce qu’elle est « femme », « de couleur », « faisant partie d’une minorité sexuelle », etc. C’est une sorte de légitimation à l’envers. Mais cela peut donner lieu à des situations troublantes, voire très inconfortables. J’ai un jour participé à une assemblée générale de personnes solidaires d’une occupation par des exilé·e·s. Je précise que ce sont les personnes solidaires qui organisaient et menaient l’AG et qu’il n’y avait que deux ou trois représentant·e·s des occupant·e·s. Comme le prévoient les nouveaux usages, on n’applaudissait pas après les interventions, on tournait simplement les mains pour marquer son approbation. Mais, lorsqu’un migrant a pris la parole, les gens se sont mis à applaudir. Ils pensaient peut-être faire preuve d’ouverture mais en réalité ils ramenaient l’orateur à « sa condition », à « son identité ».

Alors qui peut parler ? Comment faire en sorte de limiter le pouvoir-parler des hommes-blancs-hétérosexuels qui monopolisent le discours tout en restant sensibles aux spectres identitaires ? La lutte me semble se situer sur deux fronts.

Vous dites être la génération qui vient après les systèmes D : enfants de la « déconstruction, désidentification, destitution, dépossession, désœuvrement ». Quelle fiction écrire, comment dire les possibles de demain et lutter contre la bancocratie par exemple si même le militantisme ne croit plus qu’à des micro-projets qui s’immiscent dans les failles du système, ou à la fin du monde, et non aux possibles alternatives de demain ?
On pourrait dire qu’il y a une mise en tension entre la fin des grands récits et ce qu’on peut appeler « l’érotisation des failles ». Ici encore, je pense qu’il faut éviter le dilemme restauration vs fuite en avant. Les grands récits d’une Victoire à venir peuvent être tout aussi suffocants que cette « érotisation des failles », où l’exception devient source de satisfaction, tel le village d’Astérix qui parvient à résister à l’Empire mais sans vraiment le perturber.

Les dominants de ce monde ne s’embarrassent pas de scrupules s’agissant de faire tenir ensemble des positions apparemment contradictoires, d’opérer des court-circuits entre l’universalité abstraite et abjecte du Capital et le culte identitaire qui bâtit des murs un peu partout. Il me semble qu’il nous faut être aussi inventif·ve·s dans le non-choix entre l’abstraction du global et l’attraction du local, tout en gardant une visée émancipatrice. Roland Barthes disait à propos de l’amoureux qu’il arrive non pas à décider mais à garder constamment sa décision en suspens : « je choisis obstinément de ne pas choisir ; je choisis la dérive : je continuen. » Ce qui nous divise souvent, c’est que les un·e·s critiquent les micro-projets et rêvent d’une nouvelle hégémonie alors que les autres jugent les rêves d’hégémonie comme d’ores et déjà coupables. Comment mettre ce choix en suspens, et choisir obstinément de ne pas choisir ?

Vous posez la question de « comment se tordre le regard pour faire apparaitre et laisser voir des acteurs et des pratiques qui dessinent d’autres terrains d’agir n? » : lesquel·le·s ? Comment casser la mise en forme du capitalisme qui nous dit quoi voir, quoi entendre et quoi sentir ?
C’est très difficile de répondre à cette question sans que mon discours ne devienne lui-même un discours qui dit quoi voir, quoi entendre et quoi sentir. Printemps précaires des peuples se veut une enquête sur les récents mouvements sociaux et plus particulièrement sur le long mars français de 2016n. Le livre ne cherche pas à répondre de manière générale à la question « comment se tordre le regard… », il s’agit plutôt d’essayer de trouver des scènes où effectivement quelque chose de l’ordre d’une torsion du regard opère.

Il y a tout un chapitre par exemple qui tourne autour d’un graffiti « Le monde change de peau », et puis il y a d’autres scènes, comme celle de la gare Saint-Lazare à Paris : une délégation d’étudiants se rend à la gare Saint-Lazare à la rencontre des cheminots grévistes dans une scène qui rappelait un peu Mai 68 lorsque la jeunesse intellectuelle allait aux portes des usines pour rencontrer « l’autre monde ». Mais à côté de la gare Saint-Lazare, une autre rencontre a eu lieu quelques jours plus tard, à la gare du Nord. McDonald’s, Subway, Quick : trois temples d’emplois précaires sont bloqués. Des endroits où, de fait, des employé·e·s venant de mondes séparés (une étudiante précaire, un jeune racisé des banlieues, une migrante « économique », etc.)travaillent ensemble, souvent sans se rencontrer. Dans Printemps précaire des peuples j’essaie de mettre côte à côte les deux gares, sans chercher à opposer la vieille fiction du prolétariat avec une nouvelle fiction du précariat, mais en essayant vraiment de construire un regard qui permette de les voir ensemble.

Le livre multiplie les grands écarts entre des élans et des accélérations théoriques d’un côté et des arrêts sur image sur un détail ou une scène mineure de l’autre. Ni les uns ni les autres n’ont la primauté, c’est cette promenade des grands écarts qui m’intéresse. Une articulation n’est pas juste un partage des territoires mais aussi un potentiel de geste : le coude n’est pas seulement ce qui joint et sépare mon bras de mon avant-bras (territoire), c’est aussi ce qui permet le geste d’offrir mon avant-bras à quelqu’un tout en gardant mon bras, sans être en fusion totale. Pour reprendre les termes que j’employais plus tôt : il me semble qu’une articulation comme potentiel de geste se joue entre l’abstraction du global et l’attraction du local.

Dans ces mouvements sociaux, vous pointez du doigt le problème d’une contestation qui, par peur d’être récupérée, détournée voire marchandisée, n’oppose finalement au capitalisme qu’un cri et non une autre histoire, d’autres fictions possibles. Comment faire pour que nos récits ne deviennent pas des slogans et des publicités ? N’y avait-il pas un peu ce risque en filigrane dans l’évènement 3days4ideas ?
Ce risque est toujours présent. Je ne pense pas qu’il existe une recette pour empêcher que les choses ou les énoncés ne soient récupérés. Les pantalons déchirés ont été récupérés pour être vendus encore plus chers, la machine capitaliste a développé une immense capacité de recyclage pour détourner les choses à son profit tout en laissant pourrir ce monde. Qu’en est-il de notre capacité à produire nous-mêmes des récupérations ?

J’ai écrit récemment une petite nouvelle qui s’intitule Compost, en référence au processus qui consiste à récupérer les feuilles mortes du jardin et les déchets de la cuisine pour faire de l’engrais. Il me semble qu’on pourrait utiliser cette formule pour le capitalisme mondialisé : « Faire pousser et laisser pourrir. » Il fait pousser les nouveautés, pratique la culture intensive des transgressions, des provocations et même des indignations… pour mieux les intégrer dans le marché avec des produits dérivés. Puis il laisse pourrir les déchets, humains et non-humains. Et si nous essayions plutôt de « laisser pousser et faire pourrir ». Plutôt que de chercher une nouvelle fiction régulatrice pour l’émancipation qui tenterait de faire pousser les alternatives sous une forme soi-disant « bonne », il s’agirait plutôt de « laisser pousser » les nouveautés dans leur singularité et leurs différences et « faire pourrir » les déchets en les intégrant dans une stratégie positive. Ils ne sont alors plus des déchets, ils ne sont plus rien mais quelque chose. « Nous ne sommes rien, soyons tout », c’est une manière un peu tordue de recycler cette phrase de L’Internationale.

Pendant longtemps, l’imaginaire de l’émancipation a été structuré par l’idée de « production » : comment produire un autre monde ? Destruction du patrimoine génétique des semences, accélération de l’extinction de masse des animaux, la liste est longue… Il me semble que nous avons à investir positivement la question du « recyclage » et du « compostage ».

Vous critiquez la volonté des mouvements de contestation de se maintenir dans une horizontalité rigide qui rend les paroles inaudibles. Pouvez-vous développer ?
Il y a plusieurs éléments dans le mot « critique », et parmi eux celui de « crise ». Or, nous le sentons depuis pas mal de temps, la perpétuelle mise en crise peut devenir l’état « normal » d’une situation afin qu’elle reste inchangeable. On est constamment gouverné·e par la crise et l’accumulation des critiques qui, à mesure de leur prolifération, semblent paradoxalement devenir inopérantes. Nos oreilles sont lasses. Qui a envie d’entendre une nouvelle critique ?

Je dirais plutôt que j’ai essayé de faire un geste. Et j’espère que tout au long de cet entretien quelque chose de ce geste puisse se rendre perceptible. Dans ce qui oppose la verticalité hiérarchique et l’horizontalité pure, ce qui m’intéresse ce sont les torsions, ce qui s’inscrit en diagonale, qui apparait comme tordu, oblique, ou – c’est l’un des sens de ce mot quand il ne devient pas identitaire – queer. J’aime beaucoup l’imaginaire de la peau, précisément parce que ce n’est pas une horizontalité pure et rigide : elle fait appel à une épaisseur épidermique, une porosité, une plasticité, sans pour autant renouer avec la logique des profondeurs où ce qui compte se trouve toujours « au fond » et pour une part masqué par le jeu des surfaces. Ce qui est « profond » pour une peau, c’est une plaie. On voit bien qu’avec elle, ça ne marche pas. Mais en même temps, marquer une peau, lui laisser une trace, redistribuer son territoire, même la caresse la plus douce ou l’effleurement d’un courant d’air n’opèrent pas comme une « horizontalité pure », sinon il n’y a pas de trace, il n’y a pas d’effet de surface. On pense souvent l’émancipation selon une logique des profondeurs, comme un évènement fondateur qui va changer les choses par le fond. Mais que pourrait être un « évènement superficiel » ? Quelque chose se passe, il se passe à la surface, mais en laissant une trace, quelque chose d’articulé, ni absolument plat ni profond.

Un jour, dans une manifestation, j’ai aperçu ce graffiti : « Le monde change de peau. » Les grenades de désencerclement terrorisaient nos oreilles, la pluie des lacrymogènes battait son plein. Dans ces moments-là s’opère un mouvement de clôture pour se défendre : le corps se rétracte comme pour se construire une carapace dure et se blinder. Devenir intouchable. Et pourtant, en voyant ce petit graffiti, j’ai eu des frissons. Ce micro-évènement à l’intérieur de la manif a eu un effet sur ma peau. Un effet-sorcier. Ça m’a touchée.

Il y a quelque chose d’à la fois déclaratif et performatif dans cet énoncé. Performatif car, écrit sur cette pancarte qui indique normalement l’entrée du métro, cela changeait effectivement sa peau. Mais déclaratif aussi dans le sens où cela prescrit un horizon – une déclaration tend un présent vers un avenir, que ce soit la Déclaration des droits humains ou une déclaration d’amour. Avec cette occurrence, ce petit frisson, la colère s’était mélangée à de l’espérance. J’ai continué à manifester avec un peu plus de légèreté : non, nous n’étions pas juste en train de nous faire bombarder par des lacrymos.

 

Image : © Emine Karali

1

Maria Kakogianni, Satya Chatillon, Printemps précaire des peuples, Divergences, 2017.

2

Judith Butler parlait de « Trouble dans le genre » dans un essai du même nom qui a marqué le féminisme et la théorie queer*.

3

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, in Œuvres Complètes V (1977-1980), Seuil, p. 91.

4

Printemps précaires des peuples, op. cit., p. 163.

5

Manifestations et rassemblements Nuit Debout contre la loi Travail – loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite aussi loi El Khomri – qui ont eu lieu en France de mars à juillet 2016.