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Dossier

La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Baptiste De Reymaeker,
coordinateur à Culture & Démocratie

04-12-2019

Lundi 15 juillet. J’ai rendez-vous à 14h à La Petite Maison (Schaerbeek) pour y rencontrer Ninon Mazeaud et Bachir Ourdighi. La Petite Maison c’est le nom du bâtiment – un ancien commissariat, vide depuis 2008 – investi par une quinzaine de sans-papiers depuis 2017, suite à la fin de l’occupation de la Maison des Migrants (Ixelles). Bachir habite La Petite Maison. Arrivé en Belgique du Maroc en 2007, il est sans-papiers.
Il est un peu ce « chairman » – porte-parole, médiateur, référent, gestionnaire – décrit par Jean-Louis Edogué Ntang dans un articlen qui montre comment la vie s’organise dans ces camps sauvages établis en bordure de frontière par des migrant·es espérant la passer et qui témoigne de la manière dont, malgré la précarité de leur situation, des hommes et des femmes en viennent assez rapidement à instituer, de façon immanente, des règles de fonctionnement, des rôles, des règlements, etc. Ninon, elle, n’habite pas La Petite Maison. Elle la soutient et fait partie du comité de gestion. Elle est artiste plasticienne et propose, entre autres, des ateliers d’expression pour les enfants résident·es et non-résident·es de La Petite Maison.

Suite à un entretien avec Bachir Ourdighi et Ninon Mazeaud pour La Petite Maison

 

« Les camps sont ainsi des lieux de l’exil mais des lieux où l’exil peut être habité. Toutes les recherches empiriques sur les camps, de quelque taille qu’ils soient, sur les centres d’accueil ou de détention, les campements aux marges des villes ou dans les forêts, jusqu’à la cabane ou la chambre comme dernier rempart du sujet face à une vie précaire, toutes ces recherches montrent que ces lieux sont l’objet de soins, personnels ou collectifs, de rites quotidiens et d’arrangements esthétiques, qu’ils sont très éloignés des représentations qu’on donne généralement des migrants et des réfugiés vivant dans un monde chaotique et souillé. »
Michel Agier, in Michel Agier et Clara Lecadet (dir.),
Un monde de camps, La Découverte, 2014

Pour se rendre à Schaerbeek, partant de Saint-Gilles, il faut traverser Bruxelles : depuis Porte de Hal, prendre le tram 3 jusqu’à Rogier, puis le 25, jusqu’à l’arrêt Foyer Schaerbeekois. Avec 62% d’habitant·es né·es à l’étranger et 184 nationalités différentes, Bruxelles est classée deuxième ville la plus cosmopolite au monde, derrière Dubaï. Cette multiculturalité serait synonyme de richesse pour la capitale belgen, alors qu’à Dubaï (dont 83% de la population est né à l’étranger) elle révèlerait, outre la présence d’une élite occidentale sous air conditionné, l’exploitation de travailleur·ses migrant·es à bas revenus, peu ou pas qualifié·es, venant majoritairement du sous-continent indien et confiné·es dans des camps à la périphérie de la ville. Indésirables mais nécessairesn. « Véritable lumpenprolétariat, cette population connait des conditions de travail et de vie misérables et ne peut être organisée politiquement étant donné l’interdiction de fait de tout syndicat », écrit à leur sujet le géopoliticien Vincent Pioletn.

Ce tableau scandaleux dépeignant ce qui se passe là-bas ne doit toutefois pas nous aveugler sur ce qui se joue ici. Bruxelles n’est pas la métropole joyeuse et bigarrée où les différentes communautés mélangées cohabitent en harmonie. Une carte de la ville représentant les différentes origines de ses habitant·es montre une nette ségrégation entre d’une part les communautés africaines et turques concentrées dans les quartiers ouest et nord, et d’autre part les communautés issues de l’Union européenne qui investissent les quartiers sud et est. Cette ségrégation liée aux origines correspond à celle liée aux revenus, mise en évidence par la géographe Sarah De Laetn. Est-il utile de préciser aux lecteur·rices non-bruxellois·es que Schaerbeek est située au nord de la capitale européenne ?

En chemin je me remémore cette phrase de Michel Agier : « La société qui maintient cet “autre” enfermé s’isole elle-même puisque l’encampement est réciproque. n» À l’opposé paroxysmique de La Petite Maison que je m’apprête à visiter, il y a le « square du Bois », un ghetto situé à l’est de Bruxelles, au bout de la prestigieuse avenue Louise, en bordure du Bois de la Cambre : une impasse privatisée et clôturée autour de laquelle se concentrent les plus grosses fortunes de la cité. Un camp de 61 familles riches. Un apartheid inversé.

« La ségrégation urbaine est aussi une agrégation, écrivent les Pinçon-Charlot dans leur enquête Les ghettos du gotha. L’entre soi grand-bourgeois est décisif pour la reproduction des positions dominantes, d’une génération à l’autre, parce qu’il est un éducateur efficace. Il incite à éviter les mésalliances et permet de cultiver et d’enrichir les relations héritées. En outre, on est plus riche parmi les riches […]. Habiter les beaux quartiers, c’est à la fois jouir de l’ensemble des richesses ainsi regroupées et bénéficier de la valorisation matérielle et symbolique de son propre domicile par la proximité de tous les autres. »

Que très souvent les squats de migrant·es et autres centres d’accueil se situent dans des quartiers populaires et multiethniques s’explique-t-il aussi par un phénomène d’agrégation ? Il doit bien y avoir des bâtiments inoccupés à Uccle, Woluwe ou Boitsfortn. Les migrant·es, les sans-papiers, cherchent-il·elles à éviter les quartiers plus chics, « blancs » ? Le cas échéant, pourquoi ? Pour se camoufler ? Pour s’assurer une forme d’anonymat ? Pour avoir quelques points de repères, quelques éléments familiers – des visages, des produits en vente dans les épiceries, des langues reconnaissables ? Pour s’intégrer plus aisément dans la vie du quartier ? Pour susciter des élans de solidarité chez des personnes qui pourront se reconnaitre dans leur situationn ?

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La Petite Maison est un grand bâtiment. C’est majoritairement deux parkings – au niveau du sol et au premier étage, accessibles de part et d’autre de l’immeuble. Au milieu, il y a le commissariat à proprement parler. Trois étages en tout, mais seul le rez-de-chaussée peut être habité (quinze personnes y vivent, toutes sans-papiers) – une directive des pompiers, à respecter scrupuleusement au risque d’annuler l’arrangement qui lie les occupant·es au propriétaire (l’État belge). Je rentre par le sas d’entrée blindé, passe devant ce qui devait être l’accueil puis devant les cachots (l’un transformé en douche, l’autre en chambre). Un bureau a été aménagé en cuisine. Le vaste parking a été divisé en deux grands espaces. Dans un coin, un salon est organisé. Canapé, fauteuils, table basse. Bachir et Ninon m’y accueillent avec du thé à la menthe. Trois enfants curieux viennent voir puis disparaissent derrière des bâches qui servent de cloisons et délimitent les espaces privatifs. Les toilettes se trouvent tout au bout du parking, de l’autre côté de la cloison coupe-feu érigée par Bachir afin de respecter les normes de sécurité. Des photos d’une récente exposition sont accrochées aux murs. Certaines sont de Bachir.

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Les photos de Bachir représentent la lutte dans laquelle il est lui-même engagé depuis 2008, aux côtés de l’artiste chilien Oscar Flores avec le Mouvement des sans-papiers, puis en tant que membre du collectif Mobilisation Groupe 2009, créé en 2014 après la venue au parc Maximilien de la « Caravane Internationale des Migrants pour l’égalité, la dignité et la justice sociale ». Ce collectif se bat pour régulariser la situation de l’ensemble des sans-papiers présent·es sur le sol belge, pour la fermeture immédiate des centres fermés, pour la mise en place d’un système de régularisation permanente et pour la libre circulation des personnes.

Sur les photos, on voit des manifestant·es, des policier·ères, des sittings, des gueulophones, des calicots, des tentes ; on reconnait le commissaire Vandersmissen, le parc Maximilien, l’Office des étrangers, etc. Elles témoignent de l’engagement du photographe et de la nécessité de documenter cette lutte, invisibilisée par nos médias mainstream. Ces images contrent aussi celles des sans-papiers caché·es, passif·ves, apathiques, à prendre en charge. Elles montrent de véritables acteur·rices politiques, organisé·es, mobilisé·es, volontaires et courageux·ses – il faut du courage en effet pour s’exposer ainsi alors qu’un simple contrôle d’identitén peut vous envoyer en centre fermé en attendant une expulsion forcée, sort qu’ont connus Hamed Karimi, porte-parole du collectif d’Afghans, Aliou Diallo, porte-parole d’Ebola, Sow, porte-parole de la Coordination des sans-papiers.

Commentant les photos d’Augustí Centelles, enfermé en France au camp de Bram alors qu’il fuyait en 1939 le régime de Franco, Georges Didi-Huberman écritn : « Quand l’humilié regarde l’humilié, ce n’est donc pas seulement le travail de l’humiliation qui est donné à voir. C’est aussi par une espèce de retournement dialectique, le travail contre l’humiliation qui se met en mouvement et cherche ses conditions visuelles d’apparition. Il y faut, bien sûr, cette sorte d’énergie politique fondamentale que Centelles appelle […] un « esprit de rébellion permanente », alors même que la situation semble sans issue […]. » C’est ce qui ressort de cette série de photos : cette énergie politique fondamentale, cet esprit de rébellion permanente qui maintient digne, qui maintient fier, et sans doute, dans les moments les plus difficiles, qui maintient tout court.

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Racontant son parcours, Bachir me parle surtout de son engagement pour la cause des sans-papiers et des réfugié·es. Il est arrivé du Maroc en Belgique en 2007 afin d’y rejoindre sa sœur. Il a habité chez elle durant six mois. Puis, ayant trouvé du travail, il a pu louer une chambre avec d’autres personnes. Compliqué de trouver un appartement dans sa situation de clandestinité : les propriétaires exigent souvent un contrat de travail et celles et ceux qui ne l’exigent pas en profitent et louent des chambres dans des caves ou des greniers pour 500 ou 600 euros par mois. Le squat représente une alternative à cette situation peu tenable. Il y a plus ou moins 20 000 logements vides à Bruxelles !

Un·e sans-papiers ne peut pas se domicilier. Or il lui faut au minimum une adresse afin d’ouvrir son droit à une aide médicale minimale. C’est le seul droit dont dispose en principe un·e sans-papiers. Tous les autres sont conditionnés à l’obtention d’un titre de séjour.

Un·e sans-papiers ne peut pas se domicilier. Or il lui faut au minimum une adresse afin d’ouvrir son droit à une aide médicale minimale. C’est le seul droit dont dispose en principe un·e sans-papiers. Tous les autres sont conditionnés à l’obtention d’un titre de séjour. C’est pourquoi le droit au logement est fondamental. C’est au départ de ce dernier – une chambre, un lit, un espace intime – qu’une vie peut se construire, s’ouvrir aux autres… Avoir une adresse est utile administrativement, certes, mais aussi et surtout psychologiquement et socialement. Ce droit au logement (qui est un droit fondamental selon la Déclaration universelle des droits humains) est au cœur du projet de La Petite Maison, une « expérience collective axée sur l’idée que l’accès au logement conditionne l’ouverture d’autres droits (travail, aide médicale,…) et participe pleinement à l’intégration et à l’insertion sociale ».

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Bachir a introduit une demande de titre de séjour assez vite après être arrivé en Belgique. Sans succès. En 2009, avec la troisième campagne de régularisation massive annoncée (la première eut lieu en 1974 et la deuxième en 2000), il effectue une deuxième demande. Réponse négative. Le flou légal et des critères peu clairs ou trop exigeants d’acceptation ne permettent pas vraiment de comprendre pourquoi. En 2011, il introduit une troisième demande, refusée également. Il introduit un recours, sans réponse : ce qui in fine est mieux qu’un ordre de quitter le territoire…

Ce flou au niveau de la loi peut de prime abord paraitre une bonne chose puisqu’il maintient des zones d’indéfinition sur lesquelles naviguer et se cacher. Mais c’est aussi une place offerte à l’interprétation arbitraire. La loi peut les écraser à tout moment. Qui plus est, seul·es celles et ceux qui ont la capacité de comprendre et de manier ce flou ou de s’adjoindre les services d’un·e avocat·e en profitent, ce qui est injuste pour les autres. (Sous le gouvernement Michel I toutefois, certaines lois comme la loi anti-squat et l’autorisation des visites domiciliaires n’avaient rien d’ambiguë.)

Il est attendu qu’en 2019, dix ans après la dernière campagne de régularisation massive, une quatrième soit mise en place par l’État belge. Beaucoup de sans-papiers, dont Bachir, l’espèrent encore. Bachir est à Bruxelles depuis douze ans, certaines personnes sans-papiers y sont depuis plus de 20 ans ! Pour elles, quitter la Belgique pour « rentrer chez soi » n’a aucun sens. Chez soi, c’est en Belgique. Or un simple contrôle d’identité peut les conduire en centre fermé. La peur de l’expulsion est constante. Certain·es s’en accommodent et construisent leur vie sur des fondations fragiles et incertaines, provisoires, vivant jour après jour, année après année. D’autres, « hanté·es par le retour », n’y arrivent pas et restent cloitré·es, sortent peu, n’empruntent pas les transports en commun. Le désespoir peut les amener à commettre des actes insensés, comme celui d’Oumar Dansokho, qui, en avril 2015, s’immola devant l’Office des étrangers.

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En 2014 et 2015, le collectif Mobilisation Groupe 2009 et d’autres (le collectif Voix des sans-papiers, La voix des sans-papiers de Saint-Josse – anciennement Ebola –, le collectif d’Afghans, le Comité latino-américain pour la régularisation, le comité des travailleurs avec et sans-papiers, le comité des femmes sans-papiers, La voix des sans-papiers de Liègen), manifestaient une à deux fois par semaine devant le cabinet de Théo Franken et devant l’Office des étrangers. En septembre 2015, en pleine crise de l’accueil des migrant·es, alors que des demandeur·ses d’asile sont laissé·es à leur sort dans le quartier nord de Bruxelles et que FEDASIL est complétement dépassé, la Coordination des sans-papiers, se sentant naturellement solidaire – « les réfugié·es d’hier sont les sans-papiers d’aujourd’hui », communique-t-elle –, organise avec le soutien du Collect’Actif (collectif de sans-papiers qui organise de grandes récup’ dans les marchés de la capitale et prépare des repas) un campement et une cantine au parc Maximilien. Un troisième acteur se joint à eux : la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, récemment créée. En octobre, celle-ci décide seule d’évacuer le campement du parc Maximilien et d’emmener les demandeur·ses d’asile vers des bâtiments en dur desquels sont exclu·es les sans-papiers, qui resteront jusqu’au dernier moment au parc Maximilien avant d’être encerclé·es par la police et de n’avoir d’autre choix que de partir.

Quelques sans-papiers, dont Bachir, ouvrent alors, avec l’aide de l’asbl Fleur de la rue, la Maison des Migrants, énorme bâtiment de 11 000 m2 sis à Ixelles. Il·elles ont un bail de huit mois. Il·elles y organisent, en autogestion, l’hébergement de sans-papiers, de demandeur·ses d’asile et parfois de SDF : les femmes et les familles sont installées à un étage, les hommes sans-papiers à un autre, les demandeurs d’asile à un autre encore. La répartition ne se fait donc pas par nationalité (il y en a cinquante différentes !) ou langues, comme ça peut se faire ailleurs. Il y a en moyenne 200 personnes chaque soir, certaines ne passent qu’une nuit, d’autres restent plus longtemps. En tout 4000 personnes ont été hébergées à la Maison des Migrants.

Des activités pour tou·tes, résident·es ou non, sont organisées. Une cuisine – deux repas par jour, tout le monde mange la même chose et ensemble – un cabinet médical, un salon de coiffure, une salle de sport, des cours de langues, des cours d’informatique, une crèche, une école, une bibliothèque, du théâtre, des ateliers artistiques pour enfants, des projections, des débats, des tables d’hôte, …

Un comité de gestion, composé de résident·es et de non-résident·es, de personnes sans papiers ou avec, se réunit une fois par semaine pour coordonner l’ensemble. Des sous-groupes sont créés avec différentes responsabilités (groupe nettoyage, groupe sécurité, groupe communication). Une assemblée générale est programmée chaque mois. Une charte et un règlement doivent être lus, approuvés et signés par chaque résident·e qui s’engage ainsi, entre autres, à prendre part à la vie de la Maison. Bachir y est une figure centrale. On le voit toujours actif, des clés en main, en train de causer dans son talkie-walkie.

La Maison des Migrants fonctionne à ce point – et sans structure associative officielle ni subside – que des acteurs institutionnels (la Croix Rouge, le SAMU social) collaborent avec elle. Toutefois, à la fin du bail, rien n’est fait pour le prolonger et ce n’est pas moins de 95 personnes qu’il faut reloger au printemps 2016.

Trouver un bâtiment à occuper n’est pas chose aisée. Il y a de la concurrence. Après des occupations diverses et courtes, après une période d’incertitude et d’instabilité due à de nombreux déménagements qui poussa des familles à se tourner, souvent à contrecœur, vers des solutions d’hébergement plus stables et institutionnelles, une quinzaine de sans-papiers de différentes nationalités ouvrent fin 2017, toujours avec la complicité de l’asbl Fleur de la rue, La Petite Maison. Les habitant·es ont obtenu un bail à durée indéterminée, avec un préavis de trois mois. Il·elles doivent prendre en charge les travaux nécessaires afin d’assurer la sécurité des personnes qui y habitent et celles qui y passent, travaux effectués grâce à de la récup’ et à des énergies bénévoles.

Bien que ce soit une occupation d’une tout autre échelle que celle de la Maison des Migrants, l’organisation interne y est similaire (assemblée générale, comité de gestion avec des extérieures – trois jeunes femmes artistes, dont Ninon –, charte, règlement, implication de tou·tes les résident·es dans la vie de la maison, partage des repas, Bachir dans le rôle de coordinateur, économie basée sur le recyclage, etc.). Des contacts sont établis avec le voisinage, les commerçant·es, les éducateur·rices de rue, la maison de quartier… L’accueil est bon. La Petite Maison souhaite être un lieu de rencontre et d’échanges. S’y organisent des cours de langues, des ateliers couture, des ateliers artistiques avec des enfants, des tables d’hôtes. Le lieu accueille aussi des soirées, des projections, des expositions, des répétions… « Créer des liens est le meilleur moyen pour que chacun·e des habitant·es puissent s’épanouir et s’inscrire dans la dynamique de la ville, du quartier. »

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Des différentes expériences de camps relatées par les chercheur·ses ayant participé à l’ouvrage collectif Un monde de camps, Michel Agier tire quelques fils rouges, dont celui d’une ambivalence entre, d’une part, une expérience des camps vécus comme lieux d’exclusion, de relégation, de stationnement – des lieux de gestion de l’indésirable –, et d’autre part, les camps comme lieux presque exemplaires d’une inventivité et d’un dynamisme politique, culturel, social.

L’anthropologue distingue trois caractéristiques de la forme-camp (qui va du camp de déplacé·es internes au squat, en passant par le camp de réfugié·es, la zone de transit, ou encore le centre de rétention) : incertitude, indésirabilité et précarité. Il identifie trois fonctions : extraterritorialité, exception et exclusion. Il écrit : « Les occupants des camps et campements, ne subissent pas au même degré ces trois fonctions de la forme-camp. Mais ils ont toujours à résoudre le problème qu’elles leur posent, en les contournant, les affrontant, les faisant plier ou se transformer. Il y a toujours et d’emblée une politique des encampés qui ne se résume pas à l’identité victimaire ou culpabilisante, mais qui a pour objet de l’affronter sur le lieu même du camp. »

Ainsi, un lieu de relégation n’est plus (qu’)un lieu d’attente. « Il devient un lieu de vie, de resocialisation, parfois d’une certaine agitation sociale et politique. » Il est un carrefour cosmopolite, une nouvelle aire culturelle. Il préfigure le monde à venir.

Ainsi pour Michel Agier, un lieu de relégation n’est plus (qu’)un lieu d’attente. « Il devient un lieu de vie, de resocialisation, parfois d’une certaine agitation sociale et politique. » Il est un carrefour cosmopolite, une nouvelle aire culturelle. Il préfigure le monde à venir.

Parce qu’elle se situe en ville ; parce qu’elle est ouverte à la vie de quartier, s’y ancre, génère de l’échange, de la rencontre ; parce qu’elle est un espace de solidarités qui permet aux habitant·es d’affronter plus fort·es et plus confiant·es la violence bureaucratique et policière ; parce qu’elle est autonome vis-à-vis des services d’aide étatiques et échappe donc à leur contrôle, La Petite Maison est sans doute la forme la plus éloignée d’un « camp » vécu comme relégation, exclusion, exception, etc.

Bachir et ses pairs nous livrent une leçon de démocratie et nous redonne confiance en ce modèle, en le radicalisant. Leur situation d’urgence, précaire, n’amène pas les migrant·es et les sans-papiers à accepter un ordre autoritaire, autour d’un chef unique, protecteur : c’est bien une forme démocratique, autogérée qui advient spontanément, de façon immanente.

Il·elles sont, à l’instar de toute personne engagée dans les squats, à l’avant-garde des luttes pour un droit à la ville universel. Ces squats de migrant·es sont « des noyaux de nouvelles configurations urbaines pauvres et cosmopolites », loin du cosmopolitisme éthéré des élites, flexibles et mobiles.

Attention toutefois à ne pas faire de la figure du·de la migrant·e ou du·de la sans-papiers le nouveau sujet révolutionnaire (après l’ouvrier·ère, après l’étudiant·e) pris en charge par le déroulement inévitable de l’Histoire. Cela la désincarnerait – le risque avec l’usage du concept de « sujet ». Attention, encore, à ne pas noyer le poisson en déclarant que nous sommes tou·tes migrant·es. Attention enfin à ne pas euphémiser la réalité des migrations en faisant des parallèles avec la figure de l’artiste toujours en exil… Il ne faut pas oublier la souffrance, l’inconfort, le scandale de leur situation. Il ne faut pas oublier leur corps, leurs émotions, leurs peurs, leurs doutes, leurs fatigues, leurs angoisses… Il·elles n’aspirent pas à être des héro·ines, des avant-gardistes. Il·elles aspirent juste à mener une vie tranquille.

 

Image : Plusieurs résident·es et rapatrié·es de République dominicaine du camp de Tête-à-l’eau (Anse-à-Pitres, sud-est Haïti) en train de boire du café (12 décembre 2015 © Pierre Michel Jean)

1

Jean Louis Edogué Ntang, « Belyounech. L’empreinte de la souillure dans les campements près de la frontière » in Michel Agier et Clara Lecadet (dir.), Un monde de camps, La Découverte, 2014.

3

Tristan Bruslé, « Qatar. Vie quotidienne et intimité dans un camp de travailleurs migrants », Un monde de camps, op. cit.

6

Introduction d’Un monde de camps, op. cit.

8

Ce qui n’est pas certain toutefois : Isabelle Coutant, dans son livre Les migrants en bas de chez soi explique pourquoi l’occupation d’une ancienne école dans un quartier populaire et multiculturel parisien (XIXe arrondissement) n’a pas nécessairement été soutenue par tou·tes les habitant·es, certain·es étant issu·es de l’immigration.

9

La police peut mettre au cachot pendant 24h une personne qui n’a pas de titre de séjour en règle lors d’un contrôle de routine, le temps pour l’Office des étrangers de statuer sur son sort. Si après 24h, la police ne reçoit pas de réponse de l’Office des étrangers, elle doit le libérer.

10

« Quand l’humilié regarde l’humilié », in Georges Didi-Huberman, Remontage du temps subi. L’œil de l’Histoire 2, Les Éditions de Minuit, 2010.

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Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
Édito

Anne-Sophie Sterck,
NIMIS groupe

Levons le camp !

Claude Fafchamps

Introduction
Les campements : espaces de résilience des mondes tsiganes au début du XXe siècle

Un article d’Adèle Sutre

Né hier

Une nouvelle de Basel Adoum

Qui fait vivre le « système camp » ?

Entretien avec Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann et Sarah Testa du NIMIS groupe

« La terre n’appartient à personne » – Récits des centres fermés en Belgique

Pauline Fonsny et Anaïs Carton

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

Ô mon frère en exil

Un poème de Hassan Yassin

D’un camp à l’autre – Iphigénie à Kos

Un article de Maria Kakogianni

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Un article de Roland de Bodt

Le business des camps

Un article de Thibault Scohier

Camps de réfugié·es : un instrument dans une politique globale de contrôle des migrations

Entretien avec Clara Lecadet

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl, photographes membres du Kolektif 2 Dimansyon.

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl

Encart – La frontière entre Haïti et la République dominicaine. Tentative de contextualisation
La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Un article de Baptiste De Reymaeker

Du camp à la ville

Un article de Nimetulla Parlaku

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

Les camps, une gestion des réfugié·es qui questionne

Entretien avec Alice Corbet

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

« On a gagné le campement » – Des formes de la halte aux régimes de négociation de la présence voyageuse

Un article de Gaëlla Loiseau

Kolektif 2 Dymansion