- 
II - Villes et migrations

La peur émerveillée du monde

Entretien avec Isabelle Coutant
Sociologue, chargée de recherche au CNRS

12-12-2018

La sociologue française Isabelle Coutant vient de publier au Seuil un livre, Les migrants en bas de chez soi, qui mêle récit personnel, enquête et analyse sociologique sur un évènement qui secoua son quartier – la place des Fêtes, dans le XIXème arrondissement de Paris – durant l’été 2015 : l’occupation sauvage, puis tolérée, d’un ancien lycée par des migrants, juste en face d’un collège qui se préparait à la rentrée de septembre.

Propos recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur à Culture & Démocratie

« Qu’est-ce qu’un évènement ?
C’est quelque chose qui vient rompre les habitudes, qui déstabilise nos grilles de lecture pour appréhender le monde et qui dans un premier temps sidère. On ne comprend pas ce qui arrive, on ne sait pas intellectuellement comment l’appréhender. »
Isabelle Coutant,
Les migrants en bas de chez soi

 

Votre livre est un objet hybride, entre la trace ou l’acte de mémoire et l’enquête sociologique. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?
Ce texte n’est pas né d’un projet de recherche. C’est une réaction à un évènement auquel j’ai été confrontée d’abord comme habitante et citoyenne et ensuite comme sociologue. Cet évènement c’est l’occupation, par des migrants, d’un ancien lycée désaffecté dans le quartier populaire et cosmopolite de la place des Fêtes, à Paris (XIXème), juste en face d’un collège. Durant l’été 2015, une centaine d’hommes originaires du Soudan, d’Érythrée et d’Afghanistan s’y sont installés, avec l’aide de personnes issues du collectif La Chapellen. L’occupation du bâtiment fonctionnait en autogestion. Les personnes qui la soutenaient étaient plutôt jeunes, certaines déjà engagées dans la lutte auprès des sans-papiers, d’autres riveraines du XVIIIème qui s’étaient conscientisées au contact du collectif. Des étudiants ont aussi commencé à s’intéresser au lieu dans sa dimension créative : il fallait tout inventer pour que ça fonctionne. Il y avait des permanences infirmières, juridiques, des cours de français, des visites de Paris, des sorties culturelles, etc.

La rencontre entre les riverains et les occupants de l’ancien lycée s’est faite lors de la rentrée scolaire, le bâtiment occupé faisant face au collège du quartier. Seuls quelques mètres séparaient l’entrée du collège de celle du bâtiment occupé. Les enfants avaient vue sur ce qui s’y passait depuis leur salle de classe ou leur cour de récréation. Peu à peu les parents d’élèves ont commencé à s’intéresser de plus près à ce qui se déroulait, avec une inquiétude et aussi de l’énervement envers les pouvoirs publics qui avaient toléré une occupation à cet endroit-là sans accorder de moyens : en face d’un collège, dans une zone prioritaire, avec beaucoup d’enfants boursiers issus de l’immigration. En arrière fond, il y avait un enjeu local : une volonté des parents que ce collège ne soit pas trop stigmatisé afin de lutter contre l’évitement scolaire et la ghettoïsation qui en résulte. Je me suis intéressée à cette histoire, aux enjeux locaux, à des choses dont n’avaient pas conscience les occupants du lycée et leurs soutiens. À l’échelle du quartier deux causes s’entrecroisaient, non sans frottements : Ia cause des migrants et celle du quartier. C’est à ce moment-là, en voyant les remous et les tensions que l’occupation provoquait localement – par exemple, l’amicale des locataires du bâtiment voisin du lycée s’est scindée entre les pour et les contre –, que je me suis dit qu’il y avait quelque chose à étudier : que provoque une arrivée de migrants non préparée et non pensée à l’échelle d’une ville, d’un quartier ? Je me suis mise à observer ce qui se passait, ce que cela révélait comme questions plus générales.

À l’échelle du quartier deux causes s’entrecroisaient, non sans frottements : Ia cause des migrants et celle du quartier. C’est à ce moment-là, en voyant les remous et les tensions que l’occupation provoquait localement – par exemple, l’amicale des locataires du bâtiment voisin du lycée s’est scindée entre les pour et les contre –, que je me suis dit qu’il y avait quelque chose à étudier.

À la rentrée scolaire les migrants étaient nombreux. Le lycée occupé était un lieu ouvert, les espaces d’accueil manquaient sur Paris et il n’y avait plus de campements de rue, donc les nouveaux arrivants dans la capitale rejoignaient le lycée. Ils étaient 450 début septembre. Dans les jours qui ont suivi, il y a eu la mort du petit Alan Kurdi. Ce drame, fortement médiatisé, a provoqué un choc moral au niveau de l’opinion publique. À ce moment-là, les dons ont afflué à destination des occupants du lycée. Il y en avait trop ! C’était impossible à gérer. Ces dons qui s’entassaient dans la cours du lycée, à la vue des gens, attirait aussi des trafics : des gens arrivaient là pour récupérer et revendre. Les choses se sont désorganisées à l’intérieur du lycée. Il y a eu des bagarres, juste au moment où les enfants allaient rentrer à l’école. Dans un tel contexte, l’autogestion montrait ses limites. Tout cela a accru la colère d’un certain nombre d’acteurs locaux ou de simples habitants envers la mairie de Paris qui avait toléré cette occupation dans un quartier déjà déconsidéré, délaissé. C’était vécu comme une forme de mépris des pouvoirs publics vis-à-vis des riverains. Les gens considéraient qu’un tel évènement ne se serait jamais produit dans les beaux quartiers.

N’y a-t-il pas une mairie propre à l’arrondissement, plus au courant de la réalité du quartier ?
Si mais elle a peu de pouvoir en réalité par rapport à la mairie centrale. Cet évènement montre cela aussi. L’arrivée des migrants a révélé des enjeux de pouvoirs locaux latents. En l’occurrence la mairie du XIXème arrondissement a été mise devant le fait accompli. Le maire de l’arrondissement était dans une situation complexe. Il est maire d’un arrondissement populaire, avec des habitants en partie issus de l’immigration, un arrondissement qui a une tradition d’accueil tout au long du XXème siècle. C’était difficile pour lui de dire « on ne veut pas des migrants », mais en même temps il était mal à l’aise vis-à-vis des électeurs qui lui reprochaient cette situation. À côté du problème de la proximité entre le lycée occupé et le collège, il y en avait un autre : il avait été obtenu que le lycée soit transformé en médiathèque. C’était un enjeu fort pour l’arrondissement et un succès pour le maire et les élus d’avoir obtenu ce projet de médiathèque, dans le seul arrondissement de la capitale qui n’en comptait pas ! Pour les acteurs locaux engagés autour de ce projet, c’était un coup dur. Car après voir toléré l’occupation, la mairie (centrale) a annoncé qu’après évacuation, l’ancien lycée deviendrait un centre d’hébergement d’urgence officiel.

Vous souhaitez, dans votre ouvrage, reconstituer l’espace des points de vue. La sociologue peut-elle, à un moment de l’enquête, prendre parti ? Peut-elle être actrice et observatrice ?
Ma démarche de sociologue est très proche de celle des anthropologues. J’utilise l’ethnographie comme méthode principale. La sociologie, telle que je l’ai apprise, autorise l’utilisation du « je » dans les écrits. L’analyse de la situation d’enquête, la réflexivité sur ce qui se joue pendant l’enquête, sur la manière dont on est perçu, dont cette perception évolue, c’est essentiel car tout cela a des influences sur ce que les gens disent. Contrairement à ce que l’on peut croire, cette dimension subjective, si elle est réflexive, est un gage de rigueur, de scientificité et de plus grande objectivité. Quand on arrive, comme chercheur, on perturbe le milieu qu’on observe. Mieux vaut en avoir conscience et essayer de comprendre ce qui se joue plutôt que de penser qu’on ne perturbe rien du tout.

Ce qui donne ce ton très particulier au livre et qui peut étonner, c’est le fait que j’y prends une place plus importante que celle de l’enquêtrice. Je suis une actrice de l’histoire que je décris : en tant qu’habitante et parent d’élève du collège, collègue de militants engagés dans l’accueil des migrants, enseignante dans un master où se mettent en place des programmes à destination des réfugiés, etc. Cela aurait été illusoire de me mettre dans la position extérieure d’observatrice. Sous plusieurs de mes identités, j’étais affectée par ce qui se passait là, et pas seulement en tant que sociologue. Il me semble plus rigoureux, plus juste de donner au lecteur les éléments pour comprendre la place que j’occupe par rapport à ce que j’écris.

Ce n’était pas une volonté de départ de produire un texte qui toucherait davantage de personnes ?
C’est une question qui me travaille depuis longtemps. Comme tous les gens qui écrivent, quand j’écris je pense à un lectorat, et toujours à un lectorat plus large que le milieu universitaire parce que l’idée que ce soit accessible en dehors du milieu académique, que cela puisse être un instrument pour les citoyens fait partie de ma motivation à faire des sciences sociales. J’ai toujours eu le souci d’écrire de la manière la plus accessible possible, et je tente de le faire de mieux en mieux. Ça faisait partie des choses sur lesquelles j’étais en chemin, indépendamment du travail mené pour ce livre-ci. Par ailleurs, dans le cadre de l’écriture de ce livre, pour que les gens comprennent vraiment l’évènement, et le comprennent aussi sociologiquement, il fallait qu’ils prennent la mesure de ce qu’il avait été, dans ce qu’il induisait comme bouleversements, émotions, incompréhensions, choses surréalistes… Cette tonalité littéraire du texte, ce n’était pas pour faire de la littérature plutôt que des sciences sociales : il me semblait que c’était nécessaire.

Au moment de conclure, vous redevenez actrice, citoyenne assumant une position, là vous n’êtes plus sociologue. C’est un parti pris ?
L’éditeur m’a encouragée à esquisser des pistes de réflexion dépassant largement le cas étudié en conclusion. J’y prends position de manière beaucoup plus globale sur la question de l’accueil. Mais cette conclusion, j’y aboutis par la réflexion sur ce qui s’est passé là et par rapport à un certain nombre de lectures que j’ai faites. Je suis sans doute beaucoup plus timorée que de nombreux collègues qui travaillent sur ces questions. Je n’ai pas de solution politique simple. Par contre je peux voir un chemin. Il n’y en a pas 36 ! Soit c’est le repli et le rejet, soit il faut travailler la société pour que cette rencontre entre nos sociétés européennes occidentales et les migrants produise autre chose. Je pense qu’il est nécessaire d’accélérer le processus d’intégration des marges, quelles qu’elles soient, pour, à terme, atténuer les tensions. J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’autres solutions pour des sociétés démocratiques.

Sur la question de l’ouverture des frontières – position fort répandue dans les sciences sociales, en sociologie et anthropologie des migrations plus spécifiquement –, il y a un certain nombre de collègues qui sont très au clair avec ça. Je suis moins à l’aise pour avoir une position aussi tranchée. Je travaille sur la France depuis longtemps. J’ai le point de vue de quelqu’un qui se penche sur la question de l’insertion des migrants dans les quartiers populaires en Ile-de-France. Je sais la complexité, le temps que ça prend, les difficultés. La montée du Front National, ça fait longtemps que je l’observe, depuis les années 2000. Les interviews des personnes qui, dans ce livre, se montrent hostiles aux migrants et proches d’un vote FN s’inscrivent dans une pratique d’entretiens avec des électeurs FN que je fais depuis 20 ans. Évidemment, il y a des gens parmi eux avec lesquels le dialogue est difficile, mais il y en a aussi beaucoup avec lesquels on peut discuter et dont on peut comprendre le raisonnement quand on se met à leur place. Tout ça fait que, pour moi, c’est compliqué d’avoir un discours très simple sur ce qu’il faudrait faire, même si du point de vue des valeurs, j’ai pris position dans cette conclusion…

Michel Agier définit une situation frontière en ces termes : une situation d’entre-deux « où chacun découvre sa relative étrangeté au regard des autres, et doit rendre la relation plus familière pour pouvoir la comprendre et s’y mouvoir ». Avez-vous vu à l’œuvre un processus de transformation culturelle, l’avènement d’un autre cosmopolitisme, non pacifié, politique ? Est-ce que les migrants que vous avez rencontrés se considèrent comme sujets politiques ou comme avant-gardes de la promotion des droits humains ? Ou est-ce que la précarité de leur situation, la violence de leur parcours, l’indignité de leurs conditions de vie empêchent tout saisissement « politique » ?
Étant sociologue, et tel que j’ai été formée, j’ai du mal à développer un discours général sur les migrants. Sur ce qui se joue politiquement dans ces lieux frontières, tout dépend de qui sont, au départ, les migrants. L’immigré est un émigré. Quelle était sa situation sociale, familiale dans le pays d’origine ? Je vois des migrants qui sont analphabètes, originaires de petits villages ruraux, des campagnes ; d’autres, de plus en plus, sont des jeunes cultivés, issus de la classe moyenne urbaine. Avec ceux-là, qui ont déjà une culture politique, une réflexion politique, une construction politique commune peut se faire. Dans le cadre du programme d’ouverture de l’enseignement supérieur aux demandeurs d’asile, des migrants de différentes nationalités – ceux qui parlaient anglais – se sont retrouvés sur les bancs des universités ou des écoles et une prise de conscience sur une condition commune a pu se développer. Pour les autres, le droit à la ville, le commun, le cosmopolitisme, etc. sont des notions beaucoup trop éloignées d’eux. Non qu’ils ne seraient pas capables de se les approprier, mais sur mon court temps d’observation, ils en étaient loin.

Vous parlez d’une désillusion des migrants sur l’Europe après leur arrivée, mais vous dites qu’ils ne la partagent pas avec leurs proches restés au pays. Pourquoi ?
C’est une constante de l’histoire des migrations, l’entretien du mythe du lieu rêvé de l’asile. Et c’est ce mythe qui est au principe même de l’émigration. De mes échanges avec les Afghans, précisément sur cette question de l’entretien du mythe, ce qui ressort comme explication c’est la honte de dire comment ils vivent ici. Le départ d’un jeune homme est souvent un projet familial. La famille s’est cotisée. Il porte les rêves d’une famille entière et c’est humiliant de leur avouer que ça ne se passe pas bien. Alors ils mettent en scène une réussite. Et de toute façon, quand une personne arrivée en Europe déconseille à des cousins, des neveux de faire le voyage, on pense qu’elle veut garder ça pour elle seule, on ne la croit pas…

Vous mobilisez à un moment l’idée d’une double présence du migrant qui remplace la double absence, ou s’y ajoute. Vous nous expliquez ?
C’est Abdelmalek Sayad qui parlait de « double absence » pour évoquer la condition du migrant algérien en 1970, pas vraiment ici et pas vraiment là-bas. L’idée de « double présence » est développée dans le cadre d’une critique de cette sociologie de l’immigration jugée un peu misérabiliste, qui insiste trop sur la dimension difficile et la perte. La sociologie des migrations, champ de recherche plus récent originaire du monde anglo-saxon, insiste davantage sur la dimension active : le parcours, l’inventivité, la résistance du migrant. Cette sociologie s’intéresse à tout ce qu’ont produit les nouveaux moyens de communication pour les migrants, dans leurs décisions, leurs stratégies. La double présence évoque la condition du migrant : grâce aux nouvelles technologies de la communication, il est à la fois loin de chez lui et chez lui. Cette double présence peut aussi être quelque chose de pesant : gérer à distance une famille, appeler tous les jours… Je refuse pour ma part de « choisir » entre ces deux sociologies : il y a selon moi des phases différentes dans le parcours du migrant : des moments subis et puis des moments plus actifs. Ils sont parfois dans la double présence et parfois dans la double absence.

Peut-on demander aux politiques publiques d’accueil des migrants de se conformer à l’éthique de l’accueil inconditionnel ? Il faut ouvrir sa porte certes, mais il faut ensuite habiter ensemble, et là l’inconditionnalité est plus difficile à mettre en œuvre…
Le politique doit arbitrer entre des intérêts contradictoires. Le contexte actuel de montée des extrêmes droites un peu partout en Europe permet-il, au niveau de la politique nationale ou européenne, d’afficher cette ouverture inconditionnelle ? Je ne sais pas. Ce que je sais cependant, c’est que du point de vue des sociétés démocratiques, le délit de solidarité est une contradiction dans les termes. Empêcher, au niveau individuel, l’éthique de l’accueil, ce n’est pas admissible. 

Découvrez cet entretien in extenso dans la suite en ligne de ce hors-série ici.

 

©Élisa Larvego, Groupe de familles au centre d’hébergement des femmes, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

 

 

 

1

Collectif né initialement pour soutenir les migrants qui campaient sous le métro aérien, au niveau de la station La Chapelle et en réaction aux violences policières qui avaient été exercées lors des démantèlements de ces camps.