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Dossier

La politique des contes : le cas du nationalisme breton

Thibault Scohier
Critique culturel, membre du comité de rédaction de Culture & Démocratie

28-04-2020

Le conte n’échappe pas à la politique. A travers le cas du nationalisme breton, Thibault Scohier fait du conte et du folklore les personnages d’une histoire ambiguë. En Bretagne, paradoxalement depuis les tentatives d’uniformisation de la langue par l’État français entre le XVIIe et le XXe siècle, le conte fait l’objet d’une lutte de récupération politique par les courants nationalistes et anti-démocratiques. Quitte à en gommer les particularismes et la richesse, le conte est pris dans des opérations d’unification de la culture et de l’« identité bretonne » contre un usage plus émancipateur de la tradition. Ces contradictions parcourent la place du conte dans la société bretonne jusque dans les années nonante avec « l’Affaire Luzel » qui opposa Françoise Morvan, spécialiste du folklore breton, et l’intelligentsia nationaliste de la région. En effet, une polémique éclate quant aux manières de récolter et de retranscrire les contes. Si le conte est toujours déjà réécriture de cette réécriture peut déboucher des variations aux portées politiques très contrastée.

Puisque selon l’expression consacrée, tout est politique, le conte ne fait pas exception. Au contraire, la figure du·de la conteur·euse est éminemment politique car elle fait le pont entre la tradition orale et notre société moderne. Elle touche aux symboles, aux briques fondamentales de la culture et aussi à la morale. C’est d’ailleurs ce que retient l’imaginaire collectif, influencé par l’industrie du divertissement contemporain (incarné par Disney) : le conte serait un récit moral. Même si la réalité est plus complexe, le conte demeure effectivement un guide d’éducation morale, qu’il soit pensé dans une logique d’éducation permanente ou simplement comme un mode de transmission culturelle ou familiale.

Les contes sont donc les produits des sociétés qui les engendre et participent des conflits éthiques et politiques de ces sociétés. L’un des meilleurs exemples de cette ambiguïté politique du conte est le cas du nationalisme breton et l’expérience qu’a pu en faire Françoise Morvan. Spécialiste du folklore breton, écrivaine, traductrice, essayiste elle raconte dans son ouvrage Le Monde comme si. Nationalisme et dérive identitaire en Bretagnen la manière dont une idéologie nationaliste peut instrumentaliser la culture et la mettre au service d’un projet anti-démocratique. Le conte devient, dans ce cadre, une mythologie fondatrice, puissamment émotionnelle et capable de charrier des passions racistes et tristes.

L’affaire Luzel et l’importance de la langue

Tout commence, pour Françoise Morvan, dans les années 1990 avec « l’affaire Luzel ». Impliquée dans les sphères culturelles régionalistes et notamment dans le réseau des écoles Diwan (où on « réapprend » le breton aux enfants), elle travaille à la réédition des œuvres de François-Marie Luzel (1821-1895). Celui-ci est l’un des grands folkloristes bretons du XIXe siècle. Parcourant la Bretagne et allant à la rencontre des conteur·ses et de Breton·nes, il a collecté sur ses carnets des centaines de contes, de légendes et de récits. La collecte n’est pas, à l’époque, une pratique neutre, purement scientifique, mais bien une démarche, souvent romantique, de sauvegarde d’une culture qu’on considère perdue ou en passe de l’être.

Le travail de Luzel est proche de celui des frères Grimm dont la célèbre compilation de contes allemands se base aussi sur la collecte et la réécriture. Cette notion de réécriture est importante, elle marque à quel point la subjectivité du·de la collecteur·se entre en jeu quand il s’agit de transmettre une culture orale et populaire. Toutefois, si on considère immédiatement ce travail comme une trahison on perd de vue que le récit oral est toujours sujet à réinvention, notamment à travers la réinterprétation de l’histoire par celui ou celle qui la dit et celui ou celle qui l’entend. C’est surtout au moment de l’édition des textes collectés que peut intervenir une falsification si la réécriture est systématique et si elle est déterminée par un objectif politique ou idéologique.

Dans le cas de la Bretagne un autre élément entre en compte : celui de la langue, ou plutôt des langues. Il n’existait pas, avant les travaux d’unification du XXe siècle, de langue bretonne possédant une orthographe unifiée mais plutôt une myriade de dialectes aux écritures contrastées et mêlées de français. Cela se reflète dans le travail de Luzel. Or, quand Françoise Morvan prépare les vingt-cinq volumes de sa réédition de l’œuvre de Luzel, elle tient bien évidemment à en fournir une version respectueuse et à utiliser la langue employée ou collectée par Luzel. Et c’est ici que les problèmes commencent puisqu’une partie de l’intelligentsia régionaliste bretonne, dont son promoteur de thèse, exige que l’édition soit réalisée en breton unifié.

Le conte national breton : Barzaz Breiz

Cette exigence, loin des standards scientifiques contemporains, découle d’un besoin de faire correspondre la réalité à une « identité bretonne » fantasmée par les nationalistes. Ce que Françoise Morvan pointe très bien dans son ouvrage, c’est cette nécessité de la réalisation : il faut que le breton existe et qu’il n’existe que dans une seule version, idéologiquement pure. Ironie de l’histoire, cette manière de concevoir la langue comme l’expression d’une unité nationale et de pratiquer un contrôle centralisée de la « bonne langue » est très proche de la politique d’éradication des langues régionales pratiquée par l’État français entre le XVIIe siècle et le XIXe siècle. Politique que les nationalistes breton·nes sont les premier·ères à considérer comme l’une des grandes plaies historiques qui se seraient abattues sur la Bretagne.

Comme toutes les identités nationales, celle qui est promue par les régionalistes radicaux·ales est basée sur un texte fondateur : le Barzaz Breiz. Il s’agit d’une anthologie de « chants populaires » bretons, présentés comme le résultat d’une collecte, traduit et annoté par Théodore Hersart de La Villemarque (1815-1895). Françoise Morvan insiste, à la suite de Luzel et d’autres commentateurs et universitaires, sur le caractère « reconstruit » des textes mis en avant. Le Barzaz Breiz serait en effet un mélange de textes collectés et réécrits mais aussi de texte originaux ou d’adaptation complètes réalisées par La Villemarque. Sa version du folklore breton correspond en tout cas totalement à ce qu’elle doit être pour les nationalistes contemporain·es : romantique, ennemie de la France oppressive, donnant une vision morale (et chrétienne) du « bon bretonn »…

La Villemarque ne faisait d’ailleurs pas mystère de ses croyances politiques et sociales. Dans les premières éditions du Barzaz Breiz il affiche son amour d’ordre social vertical, son cléricalisme, son anti-républicanisme, etc. Les éditions les plus récentes, produites par les instances régionalistes, ont gommé cette dimension en amputant le livre de ses parties les plus « périmées », ne conservant que le folklore et la figure du Père fondateur de la « nation bretonne ». Comme je l’indiquais un peu plus haut, Luzel s’est opposé à son contemporain en lui reprochant d’avoir falsifié le folklore breton pour le faire correspondre à sa vision personnelle. L’affaire Luzel semble ainsi comme l’écho de cette opposition lointaine entre des représentations de la réalité divergente et où le conte, la légende et le folklore jouent un rôle central parce que donnant corps à une identité qu’on veut sauver, construire ou questionner.

La morale des lutins et des fées

Maintenant, plongeons dans les légendes elles-mêmes : à quoi ressemblent les contes bretons ? Que trouve-t-on dans leurs morales ? Françoise Morvan, en plus d’avoir édité de très nombreux recueils de contes, a également écrit deux essais très instructifs sur le folklore breton, l’un sur les lutin·es et l’autre sur les fées des eauxn. Ce qui frappe, d’abord, ce sont les impressionnantes différences qu’on retrouve entre les versions d’un même conte. D’une source à l’autre, la morale de l’histoire peut changer du tout au tout ! Prenons le conte de la « chapardeuse d’enfant », l’un des plus répandus en Bretagne.

Le fil conducteur est toujours le même : une mère sort en laissant un enfant seul à la maison, l’enfant est volé par une korrigane (une nainen) qui lui substitue un des siens (plus petit, chétif et ridé). La mère trouve conseil auprès d’un autre personnage et finit par battre l’enfant korrigan pour faire revenir la chapardeuse qui rend le bébé humain à sa génitrice. Dans les multiples versions racontées et commentées par Françoise Morvan, la raison qui pousse la mère à sortir change chaque radicalement : parfois elle va danser ou s’amuser, parfois elle se rend à la messe. De la même manière le personnage auprès de qui elle va chercher conseil peut être une voisine, un curé ou une sorcière…

L’histoire peut être interprétée comme une perpétuation d’une culture patriarcale « classique », où la mère doit bien s’occuper des enfants et éviter de pécher. Au contraire, le récit peut mettre en cause la religion et ou encore pointer la cruauté humaine. C’est le Barzaz Breiz qui fournit du récit, sous le titre « L’enfant supposé », l’itération la plus cléricale et aussi la plus à charge des lutines ; la mère convoque directement la Vierge Marie, la korrigane est diabolisée. Mais, à part dans ce cas extrême, la plupart des versions partagent tout de même une forme d’ambiguïté étonnante. Le rôle des korriganes y est trouble : certes l’enfant est volé mais il revient toujours dans une forme excellente et la mère lutine fait presque toujours remarquer que la violence de la mère humaine est sans commune mesure avec la « faute » des korriganes. Dans plusieurs versions, la culture païenne est présentée de manière positive et à part dans les plus teintées de bons sentiments chrétiens, les lutines semblent souvent sympathiques au·à la conteur·se.

Dans d’autres contes, on trouve des leçons plus banales ou plus attendues, comme la critique de la luxure dans l’histoire où les lutins danseurs libèrent un bossu de sa bosse et la plantent sur le dos d’un homme dont le seul désir est de devenir plus riche. Du côté des fées, on peut retrouver des réflexions presque féministes ou en tout cas critiques de la société patriarcale ou d’autres fables sociales (comme celle des lavandières punies pour avoir exploité de pauvres gens). Mais toujours, dans la multiplicité des versions, on note une grande complexité empêchant justement de faire des contes et des récits fantastiques une lecture politique unilatérale.

Démocratie vs totalitarisme : le rôle du conte

Dans Le Monde comme si, Françoise Morvan insiste sur les liens entre le nationalisme breton actuel et ses ancêtres réactionnaires et fascisants. En mobilisant de très nombreuses sources, elle montre à quel point la mémoire politique de la Bretagne a été parasitée par les nationalistes qui ont gommé les faits de collaboration et ont réhabilité des idéologues racistes parce qu’ils avaient participé à l’édification d’une supposée « nation » bretonne et d’une supposée « identité » bretonne. Les contes et le folklore bretons ont été instrumentalisés de la même manière et le cas de la Bretagne n’est bien sûr pas unique. L’ouvrage sur Les grands mythes de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie dirigé par Anne Morelli en 1995 donne par exemple une idée du même phénomène en Belgique.

Les francophones ont tendance à retenir les mythes véhiculés par le nationalisme flamand mais ce serait oublier le rexisme, en Wallonie, qui a pu pratiquer le même genre de mélange entre tradition régionale et catholicisme extrémiste. Il est à parier que si la Wallonie n’avait pas été belge mais française, donc une région « aux marges » de l’Hexagone centralisant, on aurait tout à fait pu voir s’y développer un nationalisme assez semblable à celui des régionalistes breton·nes. Quelle que soit son expression, le projet d’une identité nationale forte mobilise toujours ce que Françoise Morvan appelle le « monde comme si », c’est à dire un mode de pensée et d’action visant à prouver, même contre le bon sens ou contre la vérité objective, que la réalité est bien en accord avec une représentation du monde identitaire.

Cette manière de pensée totalisante contient, en germe, la face totalitaire du politique. Elle est, au minimum, discriminante, avec comme socle la constitution d’une altérité ennemie. Son rapport à la culture est celui du contrôle et de la censure : la culture nationale doit s’inscrire dans un projet clair, normatif, elle doit s’inscrire dans une forme de guerre culturelle. La culturelle nationaliste est toujours une culture en armes. Le rôle du conte est essentiel. Qu’il soit utilisé comme un outil pédagogique, comme une vecteur de vitalité culturelle ou comme l’expression d’une culture populaire, il est l’une des sources premières de l’imaginaire. Il donne aussi à la réalité une dimension supplémentaire qui tient de la légende ou du mythe ; il donne à la nature une voix, une incarnation symbolique. Il fournit de l’air aux individus évoluant dans une civilisation de plus en plus technique et numérique. Pour toute ces raisons une culture démocratique et émancipatoire du conte mérite d’être promue et défendue.


Pour en savoir plus :

On peut se reporter aux ouvrages de Françoise Morvan : Vie et mœurs des lutins bretons, La Douce vie des fées d’eaux, Le Monde comme si, tous publiés chez Actes Sud, respectivement en 1998, 1999 et 2002. On peut également se reporter à son site internet qui contient plusieurs articles et analyses sur le même sujet.

Les deux volumes de Partages d’André Markowicz (qui est à la ville le compagnon de Françoise Morvan), publiés chez Inculte en 2015 et 2016, contiennent également des analyses et des observations sur le sujet.

Sur la transformation et la falsification des contes, on peut lire le papier de Nicole Belmont « Manipulation et falsification des contes traditionnels par les cultures lettrées » publié en 2013 dans la revue ethnographiques.org.

Sur le nationalisme breton et ses rapports à la culture, on peut piocher dans le catalogue des Presses Universitaire de Rennes (PUR), notamment les travaux de Sébastien Carney – par exemple, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948) publié en 2015 aux PUR.

1

Françoise Morvan, Le Monde comme si, Actes Sud, 2002 (rééd. Babel 2005).

2

Le texte contient une vision violemment différentialiste et avec des passages comme « Mon casque et ma lance et mon bouclier que je les rougisse dans le sang des Franks » qui préparaient le racisme du nationalisme breton collaborateur des années 1930-1950. On peut trouver d’autres citations et une analyse plus poussée aux pages 189-193 du Monde comme si de Françoise Morvan.

3

Françoise Morvan, Vie et mœurs des lutins bretons, Actes Sud, 1998, et La Douce vie des fées d’eaux, Actes Sud, 1999. Voir également son site internet qui contient plusieurs articles et analyses sur le même sujet.

4

La différence entre les korrigan·es, les nain·es, les lutin·es ou encore les follets est flou dans le folklore breton. L’expression « lutin·es » peut désigner tous les petits êtres magiques mais dans le cas de la chapardeuse d’enfant, on parle bien d’une korrigane, donc une naine, petit peuple vivant sous les pierres et dansant la nuit. Pour plus de détails sur les milles manières d’appeler les lutin·es, on peut se référer aux pages 41-44 de Vie et mœurs des lutins bretons de Françoise Morvan.

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