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Notices bibliographiques

La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage – David Bollier

Morgane Degrijse

27-04-2023

LA RENAISSANCE Des COMMUNS POUR UNE SOCIÉTÉ DE COOPÉRATION ET DE PARTAGE

David Bollier

Traduit de l’américain par Olivier Petitjean

Éditions Charles Léopold Mayer (version numérique), Paris, 2014, 192 pages.

 

Présentation

David Bollier, auteur, activiste, blogueur et politique du Massachusetts aux États-Unis, explore depuis les années 1990 les thèmes liés aux communs. Dans cet ouvrage, il présente une synthèse qui se veut accessible au commun des lecteurs et volontairement étrangère aux querelles vaseuses d’universitaires. En effet, à ses yeux, les communs ne représentent pas « une idéologie utopiste, mais plutôt [une] révolution au coup par coup conduite par des rêveurs pragmatiques et avisés, déterminés à construire des alternatives vivantes et fonctionnelles » (p. 20). Il ambitionne d’y déjouer les confusions et idées fausses ordinairement associées aux communs, son objectif étant de mettre fin aux préjugés qui les font souvent passer pour de douces rêveries utopiques ou pire, communistes. Véritable porte ouverte sur l’univers des communs, ce volume facile à lire sans être simpliste constitue une excellente entrée en matière pour un public non-initié. L’auteur y effectue un travail essentiel de définition et de précision de notions clés telles que « communs », « commoneurn » ou encore « enclosure », qu’il nourrit de multiples exemples concrets et parfois surprenants exprimant sa profonde confiance en la nature humaine. Il conclut son texte, disponible en libre accès sur Internet, par ce constat : « Il y aurait bien d’autres choses à dire sur les communs – bien des choses à approfondir, à préciser et à exprimer avec la sagesse des historiens, des poètes et des artistes. […] Mais si j’ai au moins aiguisé votre appétit d’en savoir plus, je serai satisfait. » (p. 171)
Les communs aux visages et personnalités multiples incarnent aux yeux de Bollier « un principe de diversité dans l’unité qui rend leur paradigme d’autant plus puissant et versatile » (p. 30). Chaque commun est unique, car il se développe et évolue dans des circonstances historiques, géographiques, culturelles et sociales qui lui sont propres, mais ils ont de nombreux points communs qui les rassemblent. Pour commencer Bollier distingue très clairement les « communs » d’éventuels « biens communs » ou « biens publics » sans régulation d’accès. En effet, les communs présentés dans cet ouvrage ne sont pas uniquement  des choses tangibles. S’ils se fondent souvent sur une ressource, pas forcément naturelle ni matérielle, ils sont également constitués de la communauté qui la gère collectivement, de manière durable et équitable, ainsi que de l’ensemble des règles (et sanctions) qui en régissent l’accès et l’utilisation.
Les détracteurs des communs, que ce soit l’écologue Garrett Hardin en 1968 dans son célèbre article « La tragédie des communs » ou l’économiste William Forster Lloyd dans une conférence de 1832, postulent qu’un bien appartenant à tous serait forcément l’objet d’utilisations abusives, que ce soit une caisse d’argent dans laquelle tout le monde pourrait se servir ou un champ cultivable à la disposition de tous. Ils supposent ainsi que « se fier à l’altruisme des gens et à la coopération n’est qu’un signe de naïveté et d’irréalisme » (p. 39), et oublient que les humains sont des êtres sociaux capables de s’organiser et de mettre en place des procédures qui permettent de ne pas épuiser les ressources qu’ils partagent.
Le titre de l’ouvrage, La renaissance des communs, semble suggérer leur disparition momentanée. Pourtant, depuis l’aube de l’humanité ils ont continuellement imprégné les formes d’organisation sociale, car leur gestion concertée permet d’assurer la survie du groupe en de nombreuses circonstances. Bollier relève cette caractéristique propre à ce qu’il appelle les « communs de subsistance », constitués autour de ressources naturelles telles que des forêts, pêcheries, terres cultivable, etc., et dont dépendent encore actuellement deux milliards de personnes sur terre, selon l’Association internationale pour l’étude des communsn. Ces derniers, au même titre que les « communs des peuples indigènes » – plutôt basés sur des ressources culturelles, des savoirs et pratiques ancestraux – perdurent sous les formes les plus diverses et font depuis quelques décennies l’objet d’une attention accrue des milieux scientifiques et intellectuels, qui les ont progressivement conceptualisés, ce qui justifie l’utilisation du terme « renaissance », dans le sens de « redécouverte ». Bollier est conscient que sa catégorisation des communs est artificielle et culturellement orientée, mais réalise cet exercice mental dans le but de faciliter leur appréhension globale. Si les communs n’ont jamais disparu, ils ont été et sont encore souvent victimes d’un phénomène d’enclosure.
C’est-à-dire la privatisation et la marchandisation – par les États, les marchés ou des acteurs privés – de ressources communes, au détriment des communautés qui les exploitent traditionnellement, des paysages et écosystèmes qui en dépendent. Ce phénomène historique, désignant à la base l’appropriation de terres communes et l’expropriation des paysans qui les exploitaient par l’aristocratie et la petite noblesse terrienne anglaises depuis le Moyen-Âge jusqu’au XIX e siècle, adopte aujourd’hui les formes les plus variées. Il s’agit par exemple de l’épuisement de nappes phréatiques par des multinationales de boisson, qui assèchent totalement une région et condamnent de ce fait autant ses habitants que sa végétation ; de l’expropriation de populations qui ne possèdent pas de titre de propriété officiel sur leurs terres bien qu’elles y vivent depuis des générations, comme ce fut le cas lors des colonisations ; de la pêche intensive pratiquée par des chalutiers sans se soucier de la préservation de la biodiversité, ou encore de la mise sous copyright (équivalent anglo-saxon du droit d’auteur) de musiques afin de monétiser leur écoute et criminaliser leur partage.
Récemment ont émergé de nouvelles catégories insoupçonnées de communs, parfois plus résistantes aux tentatives d’enclosure, répondant à des exigences sociétales contemporaines et s’appuyant souvent sur l’essor des technologies numériques. Les banques du temps, mises en place dans certaines villes américaines permettent par exemple aux membres d’une communauté d’échanger entre eux des services, dont la valeur n’est jamais convertie en argent. Peuvent également être mentionnés des concepts d’échange tels que le CouchSurfing, ce système d’hébergement temporaire gratuit chez des particuliers qui permet de voyager à moindre frais, les logiciels open source (à code source ouvert) de savoirs participatifs, comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, ou encore les revues scientifiques en open access (libre accès) sur Internet. L’essence même du Web, espace d’expérimentation citoyenne, artistique et scientifique, encourage le partage et la coopération sociale, ce qui en fait une sphère privilégiée de l’épanouissement des communs les plus diversn.
Après avoir parcouru ce vaste panorama du monde des communs et sans jamais se départir de son optimisme à toute épreuve, Bollier, complexifie son propos en analysant la rencontre possible, qu’elle se réalise dans la confrontation ou la cohabitation, entre ce nouveau paradigme des communs et celui de notre société occidentale néolibérale, reposant notamment sur la propriété privée et la liberté de marché.

 

Commentaire

Plusieurs caractéristiques de ce remarquable ouvrage méritent d’être soulignées. Pour commencer, Hervé Le Crosnier, auteur de En communs. Une introduction aux communs de la connaissance, présenté dans ce recueil, en rédige la préface avec une certaine admiration et un véritable engouement pour la poursuite d’un monde « en commun » présenté par Bollier.
Il est également significatif de remarquer que le livre en tant que tel est conçu comme un objet de résistance à l’enclosure du savoir et de la culture. Les licences Creative Commons « Attribution » et « Partage selon les mêmes conditions » préviennent de l’obligation légale de préciser l’auteur original sur chaque copie et de rendre toutes les œuvres dérivées (copie, traduction, nouvelle édition) partageables aux mêmes conditions. La renaissance des communs est disponible gratuitement sur Internet sous sa forme numérique, tout en se vendant en librairie sous sa forme matérielle. Bollier justifie ce choix en avançant que la culture devient de plus en plus un produit commercialisable comme un autre aux yeux des studios, des éditeurs commerciaux et de la loi, tandis que les œuvres créatives sont largement considérées comme des propriétés privées, ce qui constitue une inversion aberrante de la réalité. En effet, à ses yeux « la culture a toujours été affaire d’imitation, d’extension ou de transformation d’œuvres créatives antérieures. L’art a toujours été une activité partagée à bien des égards » (p. 77). L’essence même de la culture, qui incite au partage et à l’imitation, se retrouve ainsi criminalisée et accusée de « piraterie ».
Ensuite, la thèse qui émane de l’ouvrage, basée sur une critique incisive de la société néolibérale individualiste, est intéressante et porteuse d’espoir, bien que présentée de manière quelque peu candide. Bollier est persuadé que le basculement de la société dans un nouveau paradigme basé sur la gestion concertée des communs serait une option profitable à l’humanité. Le capitalisme est un système économique basé sur la rareté – plus une ressource est rare, plus elle est profitable – qui favorise les monopoles, celui des communs est par opposition un régime d’abondance qui propose « un approvisionnement généreux, et renouvelable, de ce dont nous avons réellement besoin » (p. 114). Les communs présentent un caractère contestataire. Ils remettent en question la conception darwinienne de la nature humaine et la conception newtonienne du fonctionnement de l’univers, dont notre société est profondément imprégnée. Ces dernières présentent les hommes et les femmes comme des acteurs rationnels et égoïstes aux désirs illimités, ce que Bollier qualifie de « conception grossière et archaïque de l’être humain » (p. 37), en compétition les uns avec les autres dans un univers régulé par des forces invisibles.
Depuis plus d’un siècle, une nouvelle tradition de chercheurs de divers horizons (neurologues autant qu’anthropologues ou généticiens) tend à remettre en question ces principes fondateurs et à reconnaître que « les échanges sociaux réciproques sont au cœur de l’identité, de la communauté et de la culture humaines. Ils représentent une fonction biologique vitale qui aide l’espèce humaine à survivre et évoluer » (p. 92).
C’est le cas par exemple de Pierre Kropotkine, ce géographe, anthropologue, zoologiste et anarchiste russe, qui affirme en 1902 dans Entraide, un facteur de l’évolution, que c’est la coopération plutôt que l’adversité ou la loi du plus fort qui a permis l’évolution de certaines espèces, y compris l’espèce humainen.
Bollier est l’indéniable descendant de ces travaux, au même titre que de ceux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 pour ses recherches sur le thème des communs, ou d’Andreas Weber, biologiste théoricien allemand. Ils tendent en réalité, chacun dans leur domaine, à démontrer que l’être humain serait moins un Homo oeconomicus cherchant à maximiser son profit, comme on le présente depuis John Locke, qu’un Homo sociabilis, s’épanouissant dans la coopération avec ses pairs. L’auteur de La renaissance des communs se montre tout de même nuancé en affirmant que si la coopération existe depuis l’aube de l’humanité, elle n’a pas souvent (voire jamais) de fondement purement altruiste, mais articule plutôt l’individualisme au bien commun. Il faudrait selon lui sortir de la vision du monde hyper réductrice imposée par la société de marché et constater qu’une logique coopérative peut animer de manière efficace les institutions humaines.
La discussion sur la cohabitation possible ou non entre le système global de marché et celui des communs constitue une véritable controverse chez les spécialistes. Bollier se positionne en sa faveur, tout en restant prudent. Il reconnaît qu’historiquement les États et les acteurs économiques n’ont guère rendu service aux communs et insiste sur le danger qu’il y a à aliéner la nature, la culture et les relations sociales au profit des marchés, c’est-à-dire à l’enclosure des communs sous ses diverses formes, qui peut mener à de considérables dommages sociaux, culturels, écologiques et humains. Il propose dans un premier temps d’utiliser les communs comme un prisme pour considérer le monde avec un œil neuf, qui permet de détecter des perceptions et perspectives nouvelles et de proposer des solutions innovantes. Il prône dans un second temps l’alliance étroite des communs avec l’État, qui pourrait avoir un rôle bienveillant de supervision et d’articulation entre les communautés, surtout concernant les communs à grande échelle qui nécessitent une vaste structure de gestion.
Concrètement, il suggère d’intégrer le mode de fonctionnement des communs au sein d’un paradigme politico-économique appuyé d’une part sur une nouvelle conception de la valeur qui ne serait plus uniquement basée sur le prix comme seul indicateur, et d’autre part sur une nouvelle conception de la propriété commune, conçue en dehors de l’opposition manichéenne publique/privée qui la caractérise aujourd’hui. Il s’agirait d’inclure la gestion des communs dans les structures du pouvoir, plutôt que de les encourager à se développer en dehors des structures traditionnelles. Pour cela, il est fondamental de mettre en place des politiques d’État, soutiens financiers et outils juridiques favorisant et protégeant les communs. Cette imbrication semble relever du paradoxe, si on conçoit le système des communs comme une alternative à celui de l’État, qui aurait tendance à se dénaturer à son contact. Bollier la considère cependant comme la seule solution viable, estimant que l’État est celui qui doit évoluer et s’adapter.
Il insiste sur le fait que les communs, bien avant d’être théorisés dans les universités, sont avant tout des pratiques sociales qui organisent le « vivre-ensemble » de nombreuses communautés et dont les membres inventent et s’approprient aujourd’hui les nouvelles formes et nouveaux modes de vie que leur gestion entraîne. Parmi ces nouveaux « commoneurs » se trouvent notamment les jardiniers urbains, les activitstes du mouvement Slow Food militant contre les abus de la distribution alimentaire sur le mode du Fast Food, les usagers de bibliothèques et parcs partagés, les programmeurs de logiciels libres, etc. Les communs deviennent dès à présent « un écosystème transnational florissant d’activisme, de projets et d’élaborations intellectuelles » (p. 45), une manière de régénérer la démocratie et de vivre sa vie de façon plus satisfaisante. Les communs relèvent avant tout de la pratique et leur gestion ne pourrait être confiée sans dommage à une bureaucratie ignorant tout d’eux.
L’auteur encourage finalement tout un chacun à se renseigner sur les communs et à s’investir selon ses passions, dans les diverses initiatives existantes ou même d’en lancer de nouvelles à sa propre échelle, sans voir pour autant le niveau local comme une panacée. Cette approche pragmatique, auto-organisée et décentralisée des communs fait leur force, car cela leur permet de déployer plus d’énergies et d’imagination que les initiatives centralisées et rend plus difficile la récupération du mouvement. Il conclue sur une note positive, en avançant que si la théorie peine à suivre la pratique, c’est que le changement est en bonne voie.

 

Mots-clés
Communs – ressource – communauté – gestion collective – redécouverte – enclosure – communs numériques – logiciel libre – partage – licences Creative Commons – culture commune – Homo sociabilis – coopération – commoneurs

Contenu
Préface d’Hervé Le Crosnier (9)
Introduction (13)
I. La redécouverte des communs (21)
II. La tyrannie du mythe de la « tragédie » (33)
III. L’enclosure des communs
IV. Les enclosures d’espaces et d’infrastructures publics (65)
V. Les enclosures du savoir et de la culture (75)
VI. L’histoire éclipsée des communs (89)
VII. L’empire de la propriété privée (105)
VIII. L’essor des communs numériques (119)
IX. Les multiples galaxies des communs (133)
X. Les communs, une manière différente de voir et d’être (153)
Conclusion (171)
Annexe 1 : Pour récapituler : les communs en quelques mots (179)
Annexe 2 : La logique des communs et du marché (182)
Bibliographie (185)

1

Acteurs des communs.

2

En anglais, l’IASC, International Association for the Study of theCommons. Fondée en 1989, elle regroupe des chercheurs, praticiens etlégislateurs de différents horizons autour du thème des communs.

3

À ce sujet, lire aussi Neuf essentiels pour un numérique humain et critique,ouvrage collectif, Culture & Démocratie, Bruxelles, 2016

4

Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Éditions Aden,Bruxelles (1902) 2009